Les familles qui proposent en Suisse d’héberger des réfugiés se sont longtemps heurtées à des conditions pointilleuses et une lenteur administrative décourageantes. Les choses sont en train de changer.
Venus d’Érythrée, Isayas et sa famille ont vécu plusieurs mois dans la maison de Bernard Huwiler, à Vaulruz (FR), grâce à une initiative citoyenne. Shakeel est, lui, arrivé en Suisse en octobre 2015 après avoir dû fuir son pays, au Moyen-Orient, et quitter ses proches. Passé par un abri de protection civile à Nyon, le jeune homme (19 ans) vit depuis mars 2016 chez la famille Anglada-Chabloz, à La Tour-de-Peilz (VD), dans le cadre d’un projet-pilote.
Il est devenu « le grand frère » d’Eliott, 10 ans, qui l’a adopté après quelques hésitations. «Au tout début, je n’étais pas vraiment partant», admet ce dernier. Jusqu’à ce qu’il reçoive un SMS et une photo de la part de Shakeel. « Ça m’a tout de suite touché, et depuis on s’entend hyper-bien », sourit Eliott, dont les deux grands frères ont déjà quitté la maison.
Témoignage vidéo de Shakeel: « Je suis tellement content ici! »
Près de 500 personnes ont proposé une chambre ou plus lors des deux premiers mois, selon l’association. Un tri a d’emblée permis d’exclure les familles résidant hors des cantons participants et celles qui voulaient accueillir des enfants, le projet ne prenant pas en charge les mineurs. À fin janvier 2017, une septantaine de réfugiés étaient placés par l’OSAR dans les familles d’accueil.
Carte interactive: demandes d’asile et familles d’accueil par canton (janvier 2017)
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Un problème a cependant émergé: la liste des conditions imposées aux familles d’accueil par l’OSAR a pu refroidir les meilleures volontés. Pour héberger une personne, l’ONG préconise au moins une chambre meublée et une salle de bain « si possible » privée.
Pour une famille de réfugiés, elle recommande un appartement complet avec deux pièces, incluant chambres à coucher et d’habitation, toilettes, baignoire et cuisine. La durée de l’accueil est de « minimum 12 mois ». Sans compter que les délais d’attente, aujourd’hui d’un mois, ont au début été longs pour les familles qui posaient un dossier.
« La procédure a duré sept mois depuis le moment où j’ai posé mon dossier », relève Judith (prénom d’emprunt), quelque peu amère. Malgré toute sa bonne volonté et son intérêt pour les échanges de culture, cette Genevoise a fini par abandonner l’idée d’accueillir un réfugié dans son appartement d’environ 60m2. « Le gros problème, ce sont ces démarches administratives. Tout est déshumanisé, ça nous distancie », déplore cette productrice de films.
L’OSAR pointe le manque de ressources pour expliquer la difficulté à accélérer la procédure. La rencontre des familles et des migrants, l’évaluation des logements puis la mise en place d’une rencontre entre le migrant et la famille prennent du temps. Au niveau purement administratif, seuls un contrat de bail et une convention définissent les responsabilités du bénéficiaire et de la famille d’accueil.
« Il a initialement été difficile de répondre à tout le monde dans les temps. Nous avons maintenant atteint une vitesse de croisière et arrivons rapidement à leur rendre visite pour démarrer un processus de placement », assure Julia Vielle, responsable du projet.
Record à Fribourg
À Fribourg, une association entièrement bénévole a dès le départ mené une réflexion inverse, en collaboration avec la Direction de la santé et des affaires sociales (DSAS). Lancé le 6 septembre 2015, « Osons l’accueil » se targue d’avoir permis à une famille d’accueillir un réfugié un mois plus tard déjà. Une vingtaine de requérants d’asile vivaient à mi-janvier 2017 dans 16 familles. Au total, en 15 mois, 101 requérants ont été accueillis dans 55 familles pour 3 mois ou plus.
«Ce n'était pas en accueillant des réfugiés dans 6 mois ou un an que ça allait être utile.» Bernard Huwiler, cofondateur d'Osons l'accueil
Témoignage audio: visite guidée de la maison de Bernard Huwiler
Standard d’accueil élevé
La remarque de Bernard Huwiler met en évidence les limites du système suisse. Celui-ci place l’État en première ligne pour définir des standards d’accueil minimum somme toute assez élevés, selon Étienne Piguet, professeur de géographie humaine à l’Université de Neuchâtel.
« En se reposant beaucoup sur l’ONG catholique Caritas et les familles, l’Italie peut accueillir beaucoup plus de gens, mais dans des conditions en moyenne moins bonnes qu’ici », compare celui qui est aussi vice-président de la Commission fédérale des migrations (CFM). « Il y a un dilemme cornélien entre vouloir un standard d’accueil élevé dans un système qui a plus de difficultés à s’ouvrir, et un système peut-être plus inégalitaire mais plus ouvert. »
Les conditions d’accueil demandées par l’OSAR sont jugées drastiques par certains face par exemple au conflit syrien. Julia Vielle explique qu’elles visent à offrir les meilleures conditions-cadre possibles pour une bonne intégration en Suisse. La chambre meublée doit garantir un espace privé aux personnes accueillies. Quant à la durée de minimum d’une année, elle permet d’assurer une « certaine stabilité » après des « parcours difficiles. »
Permis de séjour et réfugiés en bref
Le permis B est aussi destiné aux réfugiés reconnus. Des dispositions particulières règlent alors sa prolongation: le travail, ainsi que les prestations d’assistance et d’intégration. Ses bénéficiaires ont droit au regroupement familial et reçoivent un passeport pour réfugiés selon les termes de la Convention de Genève. Rentrer dans son pays fait perdre le statut de réfugié et la légitimation du séjour.
Moins de familles intéressées
Malgré des philosophies initiales différentes, les deux associations font aujourd’hui face à une même problématique: la difficulté à assurer la pérennité de leurs projets. Elles ont toutes deux lancé fin 2016 un appel pour trouver de nouvelles familles.
« Nous recevons un peu moins de demandes qu’au début du projet », note Julia Vielle, relevant que « les inscriptions rentrent tout de même régulièrement. » Les critères d’accueil ont été revus à la baisse – même si le site internet n’en fait pas mention. La demande d’une salle de bain privative « plaçait la barre trop haut » et a été supprimée. L’engagement pour 12 mois, lui, demeure pour des questions de stabilité.
À Fribourg, « comme c’est un accueil temporaire, il y aura toujours besoin d’accueillir dans les familles. Il y a toujours du potentiel avec des requérants prêts à être accueillis. Il faut simplement que l’information passe », relève Bernard Huwiler. Et ce, même si les demandes d’asile déposées en Suisse sont en baisse: 27’207 en 2016 selon le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), après le pic de 39’523 requêtes en 2015.
Les demandes d’asile en Suisse depuis 2004
En se multipliant, les initiatives citoyennes pourraient avoir un impact sur les décisions politiques concernant la prise en charge des réfugiés, estime Étienne Piguet. « Même si quantitativement, elles restent modestes, elles obligent d’une part l’État à penser des solutions alternatives, et ont d’autre part un effet symbolique. Elles montrent qu’une partie de la société civile est prête à aller au bout de ses opinions », explique-t-il.
Sur les hauteurs de La Tour-de-Peilz, Shakeel espère en tout cas pouvoir concrétiser une idée qui lui est chère: obtenir un CFC d’assistant dentaire, puis effectuer une formation de policier. Au bénéfice d’un permis N, il attend cependant encore d’être définitivement fixé sur son sort. Avec déjà une certitude: il a décroché, dès août, une place d’apprentissage dans un cabinet dentaire.
Témoignage vidéo de C. Anglada: « continuer à accompagner Shakeel »
Thomas Nussbaum