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Agriculture biologique: jamais plus qu’une simple alternative?

Alors que les méthodes de culture conventionnelles font toujours plus débat en Suisse, notamment à cause de leur impact écologie et sur la santé, les initiatives basées autour du bio et de la permaculture se multiplient. Mais celles-ci peinent encore à exister à grande échelle.

En 2017, la surface agricole cultivée bio représentait une proportion de 14,4% en Suisse, un record. Depuis une vingtaine d’années, les exploitations biologiques se sont faits une place dans le paysage agricole suisse. Selon l’association Bio Suisse, celles-ci ont atteint le nombre de 6423 à la fin 2017 (Liechtenstein compris), soit une augmentation de 279 par rapport à l’année précédente. Pour Bertrand Comtesse, agriculteur à Engollon, les bénéfices d’un tel mode de fonctionnement ne sont plus à prouver lorsqu’on se situe dans le camp des agriculteurs. «J’ai une femme et des enfants à qui je veux permettre d’avoir un toit sur la tête. Si je n’avais pas choisi de changer d’agriculture, je ne pourrais simplement plus subvenir à leurs besoins aujourd’hui.»

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Il y a quinze ans, le Neuchâtelois avait décidé de délaisser les cultures traditionnelles que lui avait légué sa famille. «Je me suis inspiré de ce que font les Amérindiens. L’idée, c’est d’être en accord avec la nature, d’utiliser ce que la terre nous donne et de faire fonctionner ensemble chaque élément.» Concrètement, celui qui a profité de ce changement de cap pour ouvrir son restaurant Terre Ô fées en 2013, s’est débarrassé de tous les produits chimiques et autres engrais présents au sein des cultures conventionnelles. De plus, l’homme s’est rapproché du végétal, en revendant ses bovins pour se concentrer sur les céréales. Un renouvellement motivé par une philosophie axée sur le partage et le respect de chacun.

Un tiers des atteintes à l’environnement vient de la production alimentaire

Ces valeurs, ce sont celles à la base d’un concept encore bien plus large: celui de la permaculture. Derrière ce terme se cache l’idée de revenir aux sources, en prenant en compte la biodiversité de chaque écosystème et en faisant interagir le vivant. Avec la permaculture, l’arrosage est remplacé par le paillage (qui favorise la venue de micro-organismes), les herbes a priori indésirables sont utilisées plutôt qu’arrachées et la chimie complètement proscrite. L’objectif? Créer une culture permanente. En d’autres termes, produire de la nourriture sans que cela ne nuise au vivant et la planète, mais plutôt en utilisant les caractéristiques de chaque être et en se servant du terrain tel qu’il est. A une époque où la production alimentaire représente près d’un tiers des atteintes à l’environnement en Suisse et où les risques liés à la pollution, dont le réchauffement climatique en première place, ne sont plus à prouver, la démarche à de quoi intriguer.

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Jardin de l'association Permaculture Pully

Compliquée à mettre en place pour des non initiés mais plutôt alléchante par son impact positif tant sur le plan économique qu’écologique et social, la permaculture dans le sens le plus précis de sa définition part cependant souvent d’une démarche individuelle ou de petits groupes. C’est notamment le cas de l’association Permaculture Pully, qui a récemment vu sa commune lui mettre un terrain de 350 mètres carrés à disposition. «On essaie de créer un engouement social », lance Karin Michaelis, instigatrice du projet en début d’année dernière, avec une quinzaine de connaissances.

« Engouement social », le terme est lâché. Et si les innovations proposées par la permaculture et l’agriculture biologique – que l’on regroupe au sein du terme « agriculture respectueuse » -, des pratiques encore largement minoritaires aujourd’hui, étaient victimes des habitudes et autres codes sociaux. Et si elles n’attendaient qu’un changement des moeurs, qui semble s’opérer petit à petit, pour s’affirmer? Après tout, 39% et 32% des Suisses – des chiffres à la fois conséquents et insuffisants – se sont montrés favorables aux initiatives « pour des aliments équitables » et « pour la souveraineté alimentaire » du 23 septembre 2018.

"Le marché est là, les consommateurs envoient des signaux positifs." Cédric Martin, agriculteur en reconversion vers le bio.

« Il faut oser, lance Cédric Martin, propriétaire d’un domaine agricole à Etagnières (Vaud) et en transition vers le bio depuis quelques années. Les agriculteurs sont les piliers pour bâtir une société plus conscient et respectueuse concernant la façon de garnir son assiette. Le marché est là, les consommateurs envoient des signaux positifs. » Reste que, pour les agriculteurs, le pas à franchir est souvent immense. Trop pour se lancer. « Se reconvertir dans le bio, pour certains, c’est aussi remettre en question tout ce qu’ils ont appris », explique Cédric Chezeaux. Les modèles viables d’exploitations respectueuses étant relativement récents, beaucoup d’agriculteurs n’ont pas eu accès à ces techniques lors de leur formation. D’où le fossé qui peut exister entre agriculteurs traditionnels et novateurs.

Audio: Cédric Chezeazx: « Changer d’agriculture, c’est tout remettre en question »

Et puis, Cédric Martin ne le cache pas: « Manger de la nourriture biologique, ça coûte effectivement un peu plus cher. Mais j’ai l’impression que les gens sont de plus en plus enclin à faire un effort financier de ce côté-là. » Le sont-ils vraiment? En 2015, seulement 6,3% du budget moyen des ménages suisses étaient destinés à l’alimentation, contre 7,4% en 2006 et plus de… 30% il y a cinquante ans. « Et pourtant, la demande de produits bio est supérieure à l’offre dans la majorité de exploitations qui produisent ce genre de denrées », souligne Cédric Chezeaux. « Récemment, des maraîchers m’ont fait comprendre qu’ils étaient intéressés à s’installer chez moi. J’ai l’impression que les choses sont véritablement en train de bouger », reprend Cédric Martin.

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Les choses bougent, cela semble effectivement être une réalité. Charlotte de La Baume, associée gérante de «Beelong», un indicateur de qualité des aliments visant à informer les marques, les distributeurs, ainsi que les restaurateurs et autres entreprises, observe une évolution encourageante, notamment celle qui touche aux autorités publiques. «Nos critères sont établis en fonction de l’impact de l’aliment en question sur l’environnement. On prend donc en compte la manière dont il a été produit, mais également s’il est de saison, d’où est-ce qu’il vient, s’il a été transformé ou pas et s’il a un impact particulièrement fort sur le climat (ndlr: c’est le cas, par exemple, des produits animaux). Le fait de travailler avec des établissements de taille, comme des hôpitaux ou des écoles, qui nourrissent énormément de monde, nous permet de jouer un rôle majeur concernant la protection de l’environnement. Sachant que 112 marques, restaurateurs ou distributeurs nous ont déjà rejoints (ndlr: 18 millions de repas servis ont été influencés par Beelong), la tendance est clairement positive.»

Un écart encore important

Et Charlotte de La Baume de nuancer: « La permaculture, c’est un idéal vers lequel tendre. Mais on constate que l’écart est encore immense avec les pratiques conventionnelles, même bien intentionnées. Raison pour laquelle on invite les personnes travaillant avec Beelong de faire du mieux qu’elles peuvent, en fonction de leurs contraintes. Si le CHUV a besoin de trois tonnes de carottes pour réaliser ses repas du mois, pas certain que la permaculture locale soit capable de lui les fournir.»

Audio: Cédric Martin: « Il faut plus… »

Cet écart entre pratiques conventionnelles et novatrices, Cédric Chezeaux est aux premières loges pour l’observer. «Tout le monde aura un rôle à jouer dans l’agriculture de demain. Celle-ci relèvera de la responsabilité de chacun. Il y a tout un système à repenser, et si les alternatives positives comme le sont les nôtres existent, le milieu ne va pas nécessairement dans la bonne directement pour autant. On le voit par le nombre décroissant de cultivateurs, qui n’est pas compensé par le genre de projets évoqués précédemment. »

Vidéo: La permaculture dans l’éducation (Centre professionnel du Nord vaudois)

Pour agir directement à la source, le Centre Professionnel du Nord vaudois, à travers l’association Permis de Culture créée par trois professeurs du centre, a transformé les jardins autour de l’établissement en laboratoire dévolu à la permaculture. « Le CPNV s’est immédiatement montré réceptif à notre idée, lance Daniela Balin, présidente de Permis de Culture. On a également reçu le soutien de la Ville d’Yverdon-les-Bains. » Et sa collègue, Anouk Chapuis, de rependre: « Mais le plus important, c’est que notre idée a directement suscité de l’intérêt chez les élèves. Plusieurs y ont vu, notamment, une occasion de se perfectionner dans l’optique d’une formation future. »

Une éducation différente

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CPNV
Le CPNV s'est entouré des jardins destinés à la permaculture

« Une base fondatrice de la permaculture, c’est de limiter les déchets et d’inclure tout le monde, poursuit Anouk Chapuis. Chez nous, les médiamaticiens sont en train de nous créer un site internet, les menuisiers réalisent les étiquettes, d’autres élèves font du texte… » Un véritable écosystème, visant à informer le plus tôt possible les citoyens quant à une consommation respectueuse et, ainsi, engendrer un changement au niveau des mentalités. « D’ailleurs, notre projet fait des émules dans les environs de la ville. En face du CPNV se trouve une école, celle de Léon-Michaud. Depuis quelque temps, en observant leurs façades, on remarque que des bacs ont été ajoutés. Et en plus, les choses ont été bien faites, puisque nous ne cultivons pas les mêmes produits. »

Si on en revient aux deux initiatives rejetées par le peuple le 23 septembre dernier, elles constituent un exemple parmi d’autres qui représentent bien ce clivage assez symbolique en Suisse concernant notre façon de produire et de consommer. Les projets faisant la part belle à une agriculture respectueuse se multiplient, mais les résultats à grande échelle se soldent encore très souvent par des échecs. Le changement en direction d’une agriculture respectueuse est en marche, cela semble aujourd’hui une certitude. La question est à présent plutôt de savoir combien de temps prendra cette évolution des moeurs.

Textes et médias: Florian Vaney

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