Malgré les initiatives menées par le Département fédéral de la défense, sous l’impulsion de Viola Amherd, la représentation féminine dans les forces armées suisses reste très faible. Avec un taux qui stagne autour de 1%, on est encore loin des objectifs fixés par la ministre. Mais qu’est-ce qui empêche encore les citoyennes suisses de s’engager sous les drapeaux?
Depuis son entrée en fonction au Département fédéral de la défense (DDPS), Viola Amherd a fait du recrutement féminin son cheval de bataille, avec l’ambition d’atteindre 10% de soldates d’ici 2030. Diverses campagnes de communication et des mesures de soutien, telles que la création du service spécialisé Femmes dans l’armée et diversité (FdAD), ont été mises en place. Pourtant, malgré ces efforts, le nombre de femmes reste bas.
De 0,5% en 2005, il est passé à 0,7% en 2019, pour atteindre 1,6% en 2024, avec aujourd’hui 2301 femmes au total. On est loin de la progression espérée de 1% par an. Pourquoi cet échec? Quels sont les freins au recrutement féminin? Et quelle est la part de responsabilité du DDPS?
À côté des pays européens, la Suisse fait pâle figure en termes d’inclusion. À titre de comparaison, la Norvège compte 20% de personnel féminin dans son armée. Ce modèle hybride intègre un système de conscription mixte dans lequel les femmes atteignent même 35% des effectifs. Tandis qu’en France, où l’armée est professionnelle, elles constituent environ 16% des troupes.
Cette différence ne peut être comprise sans tenir compte de l’histoire de la "Grande muette". Ce n’est qu'en 1985 que les femmes ont été autorisées à intégrer pleinement les troupes militaires, mais essentiellement dans des fonctions de soutien. En 2004 seulement, toutes les fonctions, y compris les unités de combat, leur sont ouvertes. Cet accès n'a pas véritablement conduit à un afflux massif de nouvelles recrues. Pour ne rien arranger, en 2009, le DDPS, sous la houlette de l’ancien conseiller fédéral Ueli Maurer, avait supprimé tous les crédits liés spécifiquement au recrutement du personnel féminin.
Le volontariat ne fait pas mouche
Contrairement aux hommes, l'enrôlement féminin est volontaire. Cette caractéristique rend structurellement l'engagement de soldates limité. Pour Tamara Moser, cheffe du projet "Armée et inclusion des femmes", il s’agit d’une discrimination majeure. "Les femmes sont exclues de la formation à la politique de sécurité et donc, de facto, ne peuvent pas participer à une partie pertinente du savoir et du pouvoir", souligne-t-elle dans les colonnes du Temps jeudi 4 août 2022.
Aujourd’hui, l’initiative populaire "Service citoyen" voudrait changer la donne. Sa directrice de campagne, Noémie Roten, tient à corriger ce qu’elle considère être une "disparité juridique". "Nous avons une norme constitutionnelle qui garantit l’égalité de traitement. Et pourtant, l’armée fait encore figure d'exception." L’initiative, qui a abouti en novembre 2023, exige que toute personne de nationalité suisse accomplisse un service, qu’il soit militaire, civil ou lié à la protection civile.
Nous avons une norme constitutionnelle qui garantit l’égalité de traitement. Et pourtant, l’armée fait encore figure d'exception. Noémie Roten, directrice de campagne de l'initative "Service citoyen"
Mais l’institution suisse est-elle en capacité de se rapprocher du modèle norvégien, où filles et garçons sont traités sur un pied d’égalité? Selon Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, la comparaison est mauvaise. "L’armée professionnelle de Norvège, nation membre de l’OTAN, ne choisit que les personnes motivées, car, pour l’instant, il y a trop de demandes par rapport aux places disponibles. De plus, le pays dépense 1,6% de son PIB sur la défense et s’est engagé à 2% d’ici 2030. En comparaison, la Suisse ne dédie que 0,7% de son PIB."
Un changement de paradigme engendrera d’importants investissements financiers. "On sait que, dans les armées professionnelles, recruter des femmes coûte plus cher que des hommes", souligne Alexandre Vautravers. "Et en moyenne ces dernières servent beaucoup moins longtemps, moins de la moitié. Les exemples américains ou français sont flagrants, en particulier dans la Marine."
Du matériel peu adapté
En Suisse, si l'armée devenait obligatoire pour les femmes, ce sont avant tout les adaptations matérielles qui coûteront cher. Car, du côté des infrastructures, l’institution n’est pas préparée à une cohabitation généralisée entre les genres. "Contrairement à d’autres cultures qui valorisent la mixité, comme en Europe du Nord, une certaine ségrégation des genres au sein des lieux d’intimité est favorisée en Suisse. Si le service militaire devient obligatoire pour la gent féminine, les dortoirs, les douches et les toilettes devront être doublés", avance Stéphanie Monay, chercheuse à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne, qui a réalisé une thèse sur les femmes au sein de l'armée suisse.
D'autant plus qu'en Suisse, plusieurs bases militaires ont été démantelées ces dernières années. "Certains bâtiments ont été mis à disposition du Secrétariat d’État aux migrations. D’autres, comme à Bure (JU) ou à Genève, ne disposent plus de chambres à 30 ou à 10 et le nombre de lits a été sensiblement réduit", déclare Alexandre Vautravers.
Dormir sur un matelas à même le sol
Carla Feijoo, 28 ans, en a fait les frais lors de son école de recrue en 2020. Pendant un exercice, en l’absence de dortoir destiné aux femmes, la soldate a dû dormir dans un local à balais, sur un matelas posé à même le sol. "Plus généralement, on a souvent été oubliées lors des convocations, tout simplement parce que nous étions logées à part, loin des mecs", raconte la fantassine.
Mais il y a plus grave. Certains équipements ne seraient pas adaptés aux personnes de petites en taille. "Une fille mesurait à peine 1m55. Son gilet pare-balles réduisait sa mobilité. Cela s’est avéré très dangereux lors d’exercices qui impliquaient des explosions de grenade", se souvient Carla Feijoo.
Vidéo: pour la soldate Carla Feijo, les uniformes sont trop grands
Ce n’est qu’en 2021 que des équipements spécifiquement conçus pour les femmes ont enfin été introduits, qui ne semblent pas avoir atteint toutes les casernes, selon différents témoignages. À noter que le précédent achat d’uniformes remontait au milieu des années 80.
En outre, d’un point de vue logistique, il est évident que le système, dans sa globalité, n’est pas adapté aux soldates, selon Jacqueline De Quattro, conseillère nationale. "Si le service devenait obligatoire pour toutes et tous, il faudrait aussi penser à des systèmes de garde coûteux", souligne la PLR vaudoise. "Une femme au service militaire, c’est aussi une personne de moins au foyer pour s’occuper des enfants, et ça, il faudrait l’organiser à l’échelle de la société."
Le sexisme fait de la résistance
Mais les infrastructures ne sont qu’une face du problème: la persistance d’une culture sexiste en est une autre. "L'armée reste une institution construite pour les hommes, par des hommes", analyse Stéphanie Monay. Cela se reflète déjà dans la division sexuée des tâches. À l’image de la société civile, même si elles ont tendance à grader deux fois plus que les hommes, elles sont dirigées plus facilement vers des fonctions liées aux soins, comme a pu l’observer la chercheuse dans sa thèse. Elles sont 56% dans les troupes de soutien, qui comprennent notamment la logistique, le service sanitaire et les soldates vétérinaires, éloignées des postes de combat. Ce qui peut créer des déceptions.
Joëlle Kim, 24 ans, a fait son école militaire en 2022. Elle a eu l’impression, lors du recrutement, de ne pas avoir été prise au sérieux par sa hiérarchie. Elle, qui voulait être "chariste", fonction qui consiste à manœuvrer des chars, se voit attribuer une position de subalterne. Après s'être adressée à son colonel par courrier pour lui démontrer sa motivation, celui-ci lui propose de l'accompagner faire le tour des troupes blindées. "La visite a été très rapide. J'ai eu l'impression qu'on a voulu me dégouter pour me montrer à quel point je n'étais pas faite pour le job."
Audio: le témoignage de Joëlle Kim, soldate déçue
La pression sur les soldates semble aussi plus forte. Emma Grandjean, lieutenante de 22 ans, se souvient d’avoir été testée par ses camarades masculins. "Avec une autre fille, on nous faisait souvent porter des choses lourdes à la place des autres. Pour prouver notre force et par fierté, on s’est souvent pliées aux demandes. Mais c’était humiliant." Alors qu’elle grade et se retrouve à un poste à responsabilité, elle a l’impression que chacun de ses faux pas est scruté. "Diriger des gars, c’est difficile. T’as pas le droit à l’erreur."
Hypersexualisation et intimidation
Le sexisme prend également la forme de slutshaming. Ce concept, proposé à l'origine par des féministes canadiennes et américaines, a été popularisé vers 2011 et repris depuis par certaines études en sciences sociales. Selon une définition donnée par le site du gouvernement canadien, le néologisme, composé des mots anglais slut (salope) et shame (honte), désigne le fait de critiquer, stigmatiser, culpabiliser ou encore déconsidérer toute femme dont l’attitude, le comportement ou l’aspect physique sont jugés provocants, trop sexuels ou immoraux. Les attaques peuvent être physiques ou morales et elles entretiennent l’idée que le sexe est dégradant pour les femmes.
Et en effet, les soldates sont souvent jugées pour leur apparence ou leurs interactions avec leurs camarades masculins. Selon Stéphanie Monay, celles-ci sont considérées comme le principal vecteur de la sexualité en caserne, ce qui induit un contrôle très restrictif de leur comportement.
Audio: selon la chercheuse Stéphanie Monay, les soldates sont hypersexualisées
Ces attitudes de défiance par rapport aux jeunes filles ne sont pas le seul fait des recrues masculines. Certaines femmes aussi intègrent et colportent les préjugés. De son côté, Emma Grandjean s'oppose à un service obligatoire pour toutes et tous et ne mâche pas ses mots: "L’arrivée de pimbêches, ça va créer des problèmes. Il y a déjà beaucoup de filles qui sont là pour de mauvaises raisons. Il ne faut pas non plus que l’école de recrue devienne un lieu de rencontre."
Stéphanie Monay explique ce phénomène, attesté par les nombreux témoignages de sa thèse. "L’engagement volontaire se rapproche parfois d’une quête de mobilité, voire de distinction sociale", observe la spécialiste. En devenant soldates, certaines tentent de se démarquer des images négatives qui sont généralement accolées à leur genre. Et cela passe par le fait de dénigrer ses paires.
Emilie Pitzli, sergente et infirmière au civil, a encadré des jeunes militaires. Elle a constaté certains débordements qu'elle impute, en premier lieu, aux filles. "J'ai déjà retrouvé des strings pendus dans le vestiaires des hommes." Pour elle, les jeunes femmes se doivent d'être irréprochables et se tenir loin des garçons, sinon gare aux conséquences.
Audio: les hommes et les femmes doivent être clairement séparées à l'armée d'après la sergente Emilie Pitzli
Carla Feijoo a fait les frais de plusieurs rumeurs qui l’ont mise mal à l’aise et l’ont forcée à prendre ses distances avec l’un de ses amis de l’école de recrue. "Tout de suite, on nous met l'étiquette de la femme qui a couché. Alors, pour éviter les commentaires, on préfère s'éloigner. C'est dommage."
Car elle s’était liée d’amitié avec un camarade, Joëlle Kim a aussi eu droit à de surprenants sous-entendus de la part de sa hiérarchie. "Un jour, deux sergentes m'ont prise à part. Elles m'ont dit: "Les putes n'ont rien à faire parmi nous." Ça a sonné comme un avertissement. Il ne se passait pourtant rien entre mon collègue et moi."
Et cette ambiance de suspicion ne semble pas endiguer les comportements inadéquats, bien au contraire. Dans ce contexte, au sein duquel la responsabilité masculine semble relativisée, certains passe-droits existent. Melchior est entré dans les rangs en 2013. Il se souvient d’une claque sur les fesses donnée à une jeune femme par l’un de ses camarades. Malgré les témoins, le geste n’a pas été reporté, ni sanctionné.
Vidéo: l'ancien soldat Melchior Anderegg a été témoin d'une agression sexuelle
Dans une réponse par écrit, le DDPS nous a informés qu’une une enquête sur la discrimination et la violence aurait dû sortir ce printemps. Mais pour l’instant, aucun résultat n’est disponible.
Tout ce qu'a pu fournir le département fédéral, c'est le nombre de procédures ouvertes, depuis ces cinq dernières années, concernant "des incidents entre militaires pour lesquels il existe un soupçon de délit contre l'intégrité sexuelle". "Ces chiffres représentent les cas où des militaires se trouvent aussi bien du côté des auteurs potentiels que des victimes potentielles", précise Fabian Kolly, porte-parole de la Justice militaire. "Du côté des victimes potentielles, il s'agit à chaque fois de militaires féminins."
Pour l’heure, l’armée ne dispose donc pas de données globales sur les agressions sexistes ou sexuelles et le harcèlement. "Ce genre de phénomènes est souvent sous-estimé, mais on sait que ça existe. Nous avons des témoignages qui le montrent", rapporte Stéphanie Monay. "La question maintenant, c'est de savoir comment tout cela est géré par l'institution."
Signaler les abus, une épreuve pour les victimes
Le DDPS a mis en place plusieurs manières de déclarer les abus. Pour une victime, la procédure la plus simple reste de faire un signalement auprès d’un supérieur. Ce dernier est tenu de transmettre les plaintes aux services compétents. Cependant, il semblerait que la structure hiérarchique ne favorise pas la prise de parole.
C’est en tout cas ce qu’a pu observer Charlotte Meyer, qui est greffière pour la justice militaire. "C'est inhérent au système: il y a des gradés qui ont du pouvoir sur des personnes souvent jeunes. Il ne faut pas oublier que la plupart des recrues ont 18 ans. Elles ont des craintes." Pour Charlotte Meyer, l’armée doit créer des zones neutres afin de mettre en confiance le personnel féminin.
Vidéo: pour Charlotte Meyer, greffière militaire, les femmes ont tendance à encaisser les remarques sexistes
Selon le DDPS, les victimes peuvent s’adresser à l’aumônerie de l’armée, à un service de médiation indépendant et même à un pôle psycho-pédagogique. Mais est-ce suffisant? Car encore faut-il que les soldates osent témoigner. Selon la greffière, un travail sur la culture militaire est de mise pour favoriser la prise de parole des femmes. C’est peut-être une piste à creuser si l’armée veut un jour dépasser le 2% de filles dans les effectifs.
Texte et multimédia Pauline Clerc et Elias Baillif
Photos KEYSTONE (Anthony Anex/Laurent Gillieron), DDPS
Publié le 3 octobre 2024