Depuis plusieurs années, les scientifiques dénoncent la présence d’une trop forte quantité de lumière artificielle pendant la nuit. La biodiversité ainsi que notre sommeil sont directement menacés, ce qui incite communes et cantons à prendre les devants.
Par Maxime Schwarb
«Dans le monde, un quart des enfants ne voient plus les étoiles.» Cette révélation de Pascal Moeschler – ancien conservateur au Muséum d’histoire naturelle de Genève – donne le ton. Les coupables? Le lampadaire en bas de la rue, l’éclairage du stade municipal, ou encore les néons de la devanture du magasin de vêtements. Car pour beaucoup d’entre nous, rentrer chez soi de nuit est plus rassurant lorsque notre route est éclairée. Pour d’autres, l’omniprésence de lumière la nuit est «un problème dont on prend conscience de plus en plus ces dernières années», décrit Eliott Guenat, qui est représentant pour la Suisse romande de Dark-Sky – une association qui a notamment pour objectif la préservation de la diversité biologique et du paysage nocturne naturel. Récemment, biologistes, médecins et désormais politiciens ont commencé à sensibiliser la population aux multiples méfaits de ce que l’on appelle plus communément la pollution lumineuse.
Pour lutter contre celle-ci, plusieurs collectivités publiques ont pris des mesures. C’est notamment le cas de la commune de Val-de-Ruz, dans le canton de Neuchâtel. Cette dernière est la plus étendue de Suisse à avoir complètement stoppé l’éclairage de minuit à 04h45 et ce depuis 2020. Une démarche qui s’est voulue participative. «Les habitants en avaient marre d’avoir leur intérieur éclairé par le lampadaire de la rue. Bien sûr, les restaurateurs avaient des craintes quant à la sécurité de leurs clients à la sortie de leur établissement, mais la phase d’essai les a rassuré», se souvient François Cuche, conseiller communal en charge notamment des énergies.
Dans le canton de Vaud aussi, on s’est saisi de la problématique de la pollution lumineuse. À Bourg-en-Lavaux, la Municipalité a testé l’arrêt de l’éclairage public durant la nuit pendant six mois au cours de l’année 2021. «Les gens manquent de sommeil. C’est un mal contemporain qui frappe beaucoup de monde et nuit à la qualité de vie d’un certain nombre de personnes de tous âges», justifie Jean-Christophe Schwaab, chargé lui aussi de l’éclairage public au sein de l’Exécutif de Bourg-en-Lavaux. L’élu a également constaté un impact sur la faune.
AUDIO : Jean-Christophe Schwaab évoque la disparition d’une luciole sur le territoire de sa commune.
La faune, une victime en première ligne
Le premier impact de la pollution lumineuse se mesure sur l’espèce animale. En Valais, le biologiste Antoine Sierro s’intéresse à la thématique depuis plusieurs années. Il évoque une statistique édifiante. «On estime qu’un lampadaire tue en moyenne 150 insectes par nuit. De plus, lorsque l’obscurité s’érode, cela perturbe les comportements de reproduction, de migration et de communication au sein de nombreuses populations d’oiseaux, de mammifères ou de reptiles.»
«On se rend compte que c’est une pollution dans la mesure où l’impact sur les insectes est un phénomène d’effondrement qualitatif et quantitatif de biodiversité. En Suisse, 95% des papillons sont ce que l’on appelle des papillons de nuit», renchérit Pascal Moeschler. Lui aussi biologiste de formation, il a fait des chauves-souris sa spécialité. Il nous explique à quel point un trop plein de lumière la nuit peut être avoir de graves conséquences sur ces mammifères.
Audio: Pascal Moeschler. «Si vous mettez un spot près d’une colonie de chauves-souris, cette dernière peut disparaître»
La nuit, impossible de dormir
Outre la faune, l’être humain est lui aussi une victime de la pollution lumineuse. «La lumière en général a un impact très important sur notre sommeil. C’est elle qui va déterminer notre rythme circadien (ndlr: la période qui est défini par l’alternance entre la veille et le sommeil). Celui-ci a une influence sur notre température, notre pression artérielle donc si on perturbe ce rythme circadien, cela peut avoir des conséquences sur la santé», explique Raphaël Heinzer, professeur au centre d’investigation et de recherche sur le sommeil du CHUV.
Des conséquences sur la santé que ressentent notamment des personnes dont le travail nécessite des horaires irréguliers. «Il y a des entreprises qui sont en activité 24h/24. Leurs employés sont parfois amenés à travailler 8 heures en journée alors que le lendemain, ils devront effectuer ces mêmes 8 heures, mais de nuit. Cela change donc le moment où ils dorment et des études ont montré que ces gens ont des perturbations augmentant le risque cardiovasculaire et de cancer», poursuit Raphaël Heinzer.
Outre ces personnes au rythme professionnel peu commun, beaucoup d’autres voient leur sommeil être perturbé par des lampadaires, des néons ou encore des devantures de magasin. «L’hormone du sommeil – la mélatonine – est sécrétée lorsque l’obscurité arrive, ce qui endort les humains. Mais avec toutes ces lumières, les insomnies sont de plus en plus nombreuses», précise le chercheur. Ce n’est pas Quentin Durig qui dira le contraire. Cet étudiant vit dans le quartier des Pâquis, à Genève, et il a dû prendre des mesures drastiques pour lutter contre la lumière de la rue donnant sur sa fenêtre.
Vidéo: Quentin Durig. «La lumière passe au travers des volets de ma chambre»
Une obscurité qui fait peur
On le voit, la pollution lumineuse a donc des effets sur la nature ainsi que sur l’être humain. Cet enjeu environnemental et de santé publique implique donc des mesures que certaines communes comme celles de Val-de-Ruz et Bourg-en-Lavaux ont déjà prises. À Genève, le Grand Conseil a accepté en novembre 2021 une loi qui limite l’utilisation des enseignes lumineuses extérieures.
Une décision qui n’a pas fait l’unanimité. «Pour les commerçants, cela peut poser problème, car ils auront finalement peu de possibilités de se faire remarquer par des clients potentiels. Dans l’image que Genève offre, celle-ci se fait en partie autour de sa rade qui est illuminée par des enseignes. Si on les enlève, c’est une partie de la carte postale genevoise qui disparait. De plus, cela engendre des problèmes de sécurité pour les personnes qui se promènent dans la rue la nuit», défend le député libéral-radical Alexis Barbey.
L’argument sécuritaire ne tient pas pour François Cuche, conseiller communal à Val-de-Ruz. «Chez nous, les cambriolages sont les infractions les plus courantes. Or, notre commune était la zone la moins touchée par de tels délits avant l’extinction des lumières et c’est toujours le cas maintenant.» Il estime au contraire que l’arrêt de l’éclairage public la nuit a eu des effets bénéfiques sur la sécurité routière. «On a testé la mise en place d’un radar avec et sans éclairage et on a constaté que les gens roulaient moins vite sans la lumière.»
«Passer sur des lumières plus orangées, voire rouges»
D’un point de vue technique, la question des solutions à la pollution lumineuse est sur la table. Pour Eliott Guenat, de l’association Dark-Sky, elles sont relativement simples.
Vidéo: Eliott Guenat. «Des mesures faciles qui ont des impacts énormes»
Pour ce spécialiste de la question, il existe des solutions techniques quant au choix de certains types de lampes. «On peut aussi moduler les LED sans altérer leur durée de vie. La lumière bleue semble, dans le monde du vivant, avoir une longueur d’onde particulièrement néfaste. Il faut s’en distancer pour aller vers un teint plus orangé, voire rouge.»
Des initiatives plus globales peuvent également avoir leurs effets. Pascal Moeschler et son confrère Eric Achkar ont développé la noctilogie, une discipline qui a pour but de scruter la nuit et ses multiples effets. «L’être humain est un animal diurne, mais la nuit occupe une part importante de notre existence», argumente-t-il.
En 2019, les deux scientifiques ont lancé «La nuit est belle», un projet incitant les communes du Grand Genève à ne pas allumer l’éclairage public le temps d’une nuit. Bilan: 152 communes ont joué le jeu et l’événement a depuis été reconduit chaque année. «Une simple prise de conscience permet déjà une remise en question et donc un rééquilibrage. Il y a plusieurs voies que chaque autorité peut emprunter et non pas une seule et même recette pour toutes les municipalités. Plusieurs solutions existent comme baisser la luminosité ou créer des réserves de ciel étoilé où dédier un observatoire aux étoiles», justifie Pascale Moeschler.
Alors qu’une crise énergétique pointe le bout de son nez pour l’hiver qui arrive – le conseiller fédéral Guy Parmelin rappelant même que «chaque kilowattheure, qu’il soit consommé ou économisé, compte» – la question d’une présence ou non de lumière la nuit revient sur la table de façon plus insistante. Les prévisions d’éventuelles pénuries d’électricité pourraient être l’occasion de creuser un chemin vers une législation cantonale, voire même fédérale de lutte contre la pollution lumineuse. Mais le chemin risque d’être long avant d’apercevoir à nouveau un ciel pur et étoilé.
Texte et multimédia Camille Lanci, Thierry Nicolet et Maxime Schwarb
Photos Keystone et Maxime Schwarb