Les femmes victimes de violence domestique psychologique peinent à exister en tant que victimes. Dans une société où l’on définit clairement la violence physique, celles qui souffrent par les mots se sentent laissées de côté.
« J’étais seule le jour où j’ai dû avorter. Pourtant il m’appelait toutes les heures, je ne pouvais pas sortir de chez nous, je lui appartenais. C’était un cauchemar. Je ne saurais pas pointer du doigt le point de rupture entre la passion et l’enfer. » Lara*, 32 ans, décrit son expérience de la violence domestique, toujours psychologique, jamais physique. La jeune femme a enduré pressions et insultes durant quatre ans. Quatre ans qui n’ont pas suffi à cette avocate pour réaliser que ces mots réservés aux autres, « femme battue », parlaient d’elle. Parole de travailleur social comme de psychologue: faire valoir son statut de victime est compliqué, inconcevable même pour certaines femmes qui ne sont pas marquées dans leur chair. Le centre genevois d’aide aux victimes LAVI a nommé une de ses brochures « Vous n’êtes pas sûre que ce que vous vivez est bien de la violence conjugale ». D’ordinaire, les professionnels s’accordent pour parler d’insultes, de menaces, d’humiliations et d’interdictions de sortir.
Dans la presse féminine, certains comportements masculins sont décryptés avec le ton particulier propre à ces publications, souvent léger et humoristique. Certains de ces traits de caractères ressemblent pourtant aux pressions que peuvent subir les victimes de violence psychologique. Certaines estiment qu’il est bien d’en parler au plus grand nombre, même de manière simplifiée. D’autres sont choquées de voir leur trouble glamourisé entre les pages d’un magazine.
« Ghosting », « Stashing », « Love Bombing »: tous ces termes sont ridicules, on dirait des produits de beauté », fulmine Lara. Le premier désigne le fait de disparaître du jour au lendemain de la vie de quelqu’un. Le « stasher » refuse de présenter sa partenaire à quiconque, au point de lui faire comprendre qu’elle n’est pas à la hauteur de ses proches. Quant au dernier, il agit de manière obsessionnelle et constante, alternant effusion d’amour et crise de colère. On dénombre des dizaines d’autres sobriquets pour ces comportements qui peuvent devenir dangereux. « S’il s’agit d’un seul rendez-vous, on peut en rire. Mais quand c’est votre quotidien, ça n’a rien de marrant, témoigne Lara. Ces termes branchés sont pervers dans la mesure où ils donnent l’impression à l’ensemble des lectrices d’un petit défaut amusant. »
Marie-Adèle Copin est journaliste. Elle écrit pour « Friday », un magazine qui publie des articles sur ces pratiques en « ing ». Pour la rédactrice, le ton humoristique est lié à la cible: un public jeune. Mais il n’est pas là pour faire rire. « Les gens lisent au premier degré. Il faut être vigilant et éviter de se moquer ou d’accuser. Ces histoires sont peu amusantes mais les filles demandent ces articles perso pour se sentir proche du contenu! Elles veulent des histoires de la vraie vie et s’identifier. » Marie-Adèle Copin reconnaît cependant qu’un traitement abusif peut simplifier le problème. « L’exemple type, c’est l’expression « pervers narcissique ». Les magazines féminins ont tartiné sur ce sujet, le terme a été banalisé, c’est presque devenu une tendance. Même les hommes l’utilisent. »
Un quart des victimes
Une travailleuse sociale, active dans un foyer d’accueil pour femmes battues, déplore ce qu’elle nomme la « culture du bleu ». « Les femmes qui souffrent d’humiliations au quotidien sont toujours extrêmement gênées de venir nous parler, révèle-t-elle. La violence dans le couple ce sont les coups, à la TV ou dans les chansons. Même la prévention scolaire se fait à l’aide de poupées marquées de coups. » Pour la jeune femme, les victimes utilisent la violence physique pour étalonner leur situation. « Ces femmes se disent que tant qu’on les bat pas, il n’y a pas de problème. Ce cliché fait beaucoup de mal parce qu’il empêche les victimes de se sentir légitimes. »
Le monde médical tente de chiffrer les situations où la violence s’exerce uniquement au niveau mental. Certaines mesures ont été saluées par les professions du social. L’Organisation mondiale de la Santé a notamment inclus, en 2002, la violence psychologique seule dans sa définition des violences conjugales. Selon les Hôpitaux Universitaires de Genève, 94% des victimes de violence physique et/ou sexuelle subissent des pressions, des injures ou des menaces. Mais en 2016, sur 4120 femmes victimes de violence conjugales dans le canton, 1030 cas concernaient des agressions d’ordre psychologique uniquement.
« Le grand vide »
Influencées en partie par la culture populaire, les familles peuvent se montrer difficiles à convaincre lorsqu’elles sont confrontées à une situation où la violence conjugale n’est pas visible. Louise* a tenté de se confier à sa mère. Cette dernière a ignoré ses appels à l’aide. « Elle n’a pas voulu faire l’effort de comprendre. Ma situation avait une issue simple pour elle: quitter mon conjoint. Elle n’a pas compris à quel point j’étais abîmée par cette relation. Ça a été le grand vide pour moi, que ma propre mère ne me soutienne pas. »
Audio: « On a l’impression que notre mère va nous comprendre »
Les proches sont les premiers à recueillir les confessions dans 80% des cas. Selon une travailleuse sociale, s’ils peuvent avoir une image faussée de la violence conjugale, « ils ne sont pas forcément seuls responsables de leur ignorance. Notre société ne nous prépare clairement pas aux différentes facettes de la violence domestique. On peut confondre par exemple humeur particulière et comportement violent. Mais les victimes ont aussi tendance à minimiser les faits. Elles se sentent coupables de beaucoup de conflits et confient la pointe de l’iceberg. » Pour la psychologue Camille Ulmann, ignorer le témoignage d’une victime ajoute au traumatisme que cette-dernière expérimente déjà. « Il faut prendre conscience du fait que les personnes qui vivent de la violence psychologique au sein de leur couple vivent un véritable traumatisme. Si on rejette ou ridiculise leur témoignage, on leur coupe d’une part l’accès à l’aide, mais on leur explique aussi que leur détresse n’est pas réelle. »
Audio: la psychologue Camille Ulmann parle du mécanisme de défense des proches
Récolter les preuves de ses souffrances
Une partie des travailleuses sociales estiment la plainte cruciale dans la reconnaissance du statut de victime. « C’est le moyen ultime pour être entendue, affirme l’une d’elles. En reconnaissant les coupables, la loi reconnaît les victimes. Là, les proches ne peuvent plus trouver d’excuses. » Les associations de défense des femmes et les foyers comme AVVEC, la Fondation « Au Cœur des Grottes », Le Pertuis ou le 2ème Observatoire déplorent le taux très bas de dépôt de plainte pénale. Seules 5% des 17’024 cas de violence domestique en Suisse (recensés par les associations) en 2017 ont fini devant un juge. Pourtant, lors des interventions policières, trois infractions bien reconnues par le droit se retrouvent sur le podium.
Pour les experts du droit, l’essentiel réside dans la preuve. « L’autorité prend de manière très sérieuse ce problème de violence conjugale, estime Dimitri Tzortzis, avocat et associé de l’étude BTS à Genève. S’il y a un certificat médical ou des attestations de psychologues qui viennent expliquer l’historique de cette personne, ces éléments appuient l’infraction de lésions corporelles simples d’un point de vue de la santé psychologique. » Mais la machine judiciaire peut faire peur. Comment affronter les autres si le procès est perdu ? Où aller vivre une fois la plainte déposée? Plus le niveau socio-économique est bas, plus la justice impressionne.
Vidéo: Anne-Marie von Arx, du Coeur des Grottes: « Les femmes sont terrorisées »
https://youtu.be/yDaUTFUU-cI
Marie* aurait pu porter plainte contre son ex-conjoint. Universitaire, entourée notamment d’une amie avocate, elle a récolté de nombreuses preuves en vue d’un dépôt de plainte. « J’avais collecté de nombreux sms et messages vocaux où il me menaçait, confie la jeune femme. J’ai hésité très longtemps à le faire. Une idée revenait sans cesse: que la police me dise que mon copain est un colérique et que les forces de l’ordre ne s’occupent pas des humeurs des gens. » En consultant son amie au barreau, Marie a jugé qu’une plainte serait une perte de temps. Elle n’avait pas fait certaines des démarches nécessaires à la constitution d’un dossier. « J’ai mis tellement longtemps à réagir, alors qu’il était menaçant depuis toujours. J’étais sûre que cela jouerait en ma défaveur. J’aimerais tellement qu’il existe un article de loi qui stipulerait que les victimes n’ont pas besoin de justifier pourquoi elles agissent parfois tard. L’emprise d’un conjoint biaise le processus, biaise l’esprit critique », tonne la jeune femme. Aujourd’hui, elle affirme regretter d’avoir abandonné.
Vidéo: une victime regrette de ne pas avoir porté plainte
https://youtu.be/abJiyhkXf-g
Bien que la violence psychologique soit de plus en plus reconnue, et que les associations de défense des femmes militent pour englober ce type de souffrance dans la compréhension de ce qu’est une « femme battue », du chemin reste encore à parcourir avant que les victimes se sentent légitimes. L’essentiel est de leur donner la parole. Selon une assistante sociale, reprenant les propos de nombreuses collègues: « C’est en écoutant une femme confier sa souffrance qu’on fait barrage à la banalisation. »
Texte et médias: Lucie Fehlbaum
Photo d’ouverture: Gettyimages
Sources infographies: Office cantonal de la statistique, 2017, Office fédéral de la statistique, 2016.
*Tous les prénoms ont été modifiés.