3,873 milliards de francs ! C’est ce que pesait l’industrie du bio en 2022 en Suisse. Un peu plus de 11% des denrées alimentaires consommées chez nous sont biologiques. Des chiffres impressionnants qui pourtant semblent contraster avec ceux de nos voisins européens. En France par exemple, les ventes de bio ont baissé de 4.6% selon le Ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire. Pareil en Allemagne qui a connu un recul de 4,1% sur la même période. En Suisse le constat est différent, mais tout n’est pas rose pour autant.
Selon Bio Suisse, plus d’un Suisse sur deux consomment du bio au moins une fois par semaine. La faîtière avance un chiffre de 54% des consommateurs.
« Pour 100 francs dépensés pour leur alimentation, les Suisses dépensent 11,20 francs pour le bio » – Pascal Olivier, responsable de l’antenne romande de Bio Suisse
Les Helvètes dépensent même de plus en plus pour des produits biologiques, environ 40 centimes supplémentaires en moyenne depuis 2021. Des chiffres confirmés par la Fédération romande des consommateurs (FRC).
Le constat fait par les grands distributeurs du pays est similaire. Selon Migros, les courbes grimpent régulièrement et de manière significative sur le long terme. Le groupe évoque des pourcentages en hausse de 10 à 15% ces dernières années. Les ventes étaient même exceptionnelles pendant les années Covid avant de connaître un léger repli à l’été 2022 avant de reprendre leur rythme de croisière dès la période des fêtes de la même année.
Aldi-Suisse confirme ce rythme positif. Le label du groupe « retour aux sources » introduit en 2022 évolue de manière réjouissante, explique Aldi-Suisse. Le petit nouveau des labels suisses a même permis d’augmenter les ventes de bio de la chaîne de 35% par rapport à 2021.
Tous dans le même panier ?
Le bio est donc un marché juteux pour la grande distribution, avec des ventes qui augmentent toujours plus, année après année. Et les chiffres de Bio Suisse le prouvent, le bio séduit toujours plus malgré quelques légères baisses sporadiques, mais négligeables. Mais qu’en est-il à l’échelon en dessous ? Les plus petits commerçants et les marchés suivent-ils cette tendance ? Ou est-ce que cette croissance est uniquement dopée par les chiffres des grands magasins ?
Pour le vérifier, nous nous sommes rendus à Fribourg chez « Bio26 ». Cette épicerie unique en son genre travaille avec quelques dizaines d’exploitations bio de la région. Ici, le constat est semblable à celui des grands groupes ; malgré quelques petits bas ponctuels, les ventes de bio sont sur une courbe ascendante. « Cela fait une dizaine d’années que je constate une courbe toujours plus orientée vers le haut » confirme un agriculteur travaillant avec Bio26.
Dernière étape de ce bilan : le marché. En resserrant encore un peu la focale, les discours restent similaires. Au marché de Lausanne, un employé de « Luchino culture bio » confirme que les clients sont fidèles et reviendraient même s’ils gagnaient moins. Premier à faire du bio en Suisse romande selon l’agriculteur rencontré, Luchino sert 400 clients en moyenne par marché, dont quelques nouveaux acheteurs périodiques.
A quelques étales de là, même constat chez « Pilloud Bio ». L’agriculteur basé à Belmont-sur-Yverdon observe une augmentation de clients chaque année, même si 2023 est une année légèrement moins bonne que 2022. « Toujours est-il que pour faire fortune, faut pas faire du bio » concède le maraîcher.
Consommer du bio, entre conscience et soutien
Acheter des produits bio n’est pas anodin, il y a une réflexion derrière. Volonté d’agir pour la planète, de surveiller son alimentation, de soutenir les agriculteurs bio ; chaque client a ses raisons. Pour Emma, jeune étudiante à Lausanne, consommer du bio est un idéal vers lequel il faudrait tendre. Mais étant encore à l’université, elle ne peut pas forcément se permettre d’acheter du bio tout le temps. Néanmoins, elle s’y efforce au maximum.
Vidéo – Cliente, Emma : « Il faut aller vers le bio »
A la vue des chiffres évoqués par Bio Suisse, les produits bio ont la confiance de la population. En témoigne cette habituée du marché de Fribourg. Cette mère de famille essaie d’acheter le plus possible de bio. Elle ne consomme pas seulement des produits biologiques, concède-t-elle, néanmoins elle achète au maximum des fruits et des légumes bio. Toujours est-il que le bio reste un produit de luxe pour de nombreuses personnes, explique cette Lausannoise de 40 ans au marché de Lausanne, Place de la Riponne. Consommant essentiellement du bio, elle le fait par conscience écologique, mais également pour soutenir les producteurs locaux qui s’engagent. Ce prix en plus, c’est son acte citoyen !
Un engagement citoyen que partage Sandine Gonin. La maraîchère milite pour la promotion de la santé et de la défense de l’environnement. Elle se fait un devoir de servir les meilleurs produits possibles à ceux qui font l’effort de venir à son étale et de consommer du bio.
Audio – Marché, Sandrine Gonin : « On le fait avec le coeur »
Fidélité, confiance et conscience ; le magasin fribourgeois Bio26 vit de cela. L’épicerie peut se vanter d’une base solide de clients réguliers et attire également de nouveaux acheteurs tous les mois. Pareil pour le « Domaine de Crévy » à Attalens comme le confirme son responsable Guillaume Savoy. Bio Suisse confirme cette confiance de la clientèle. Contrairement à d’autres industries comme la cosmétique ou le tabac, le bio a été relativement épargné par les scandales.
« Le bio est amené à devenir la norme »
La consommation de bio se développe année après année et pour ceux qui le cultivent, cette situation doit se poursuivre. Non pas forcément pour faire toujours plus de profits, mais pour une question d’écologie et de santé. Le bio est la seule solution pour pouvoir garantir la biodiversité, selon Guy Corbaz, agriculteur au Mont-sur-Lausanne. Il faut être capable de renforcer cette biodiversité et de l’aider à se développer, et la solution pour y arriver est l’agriculture biologique.
Vidéo – Agriculteur, Guy Corbaz : « Le futur est bio »
Le futur s’articulera autour des engrais naturels et de nouveaux types de cultures, selon Guy Corbaz. Le paysan espère que de plus en plus de ses collègues s’y mettront dans les prochaines années.
La vente directe, la grande perdante
Les aficionados du bio sont donc bel et bien là, mais pas partout. La vente directe à la ferme peine depuis quelque temps. Beaucoup de fermes qui font de la vente directe peinent à vendre, voire à rentabiliser leurs produits. C’est l’après-Covid qui a frappé fort. Certaines exploitations doivent même fermer leur boutique car il n’y a plus assez de clients.
« On parle-là d’une diminution de près de 25% des ventes pour certains domaine par-rapport à l’avant Covid » – Matthieu Glauser, co-président de Bio Vaud
La demande est toujours bien là comme le montrent les chiffres de Bio Suisse, mais ce sont les habitudes qui ont changé depuis peu.
La vente directe est la grande perdante de la fin des restrictions liées au Covid-19, comme le souligne le graphique. La chute est drastique entre 2021 et 2022. Selon Bio Suisse, le chiffre d’affaires de la vente directe a reculé de 41 millions de francs en une année. Et la chute devrait se poursuivre encore à mesure que le coronavirus devient de plus en plus un lointain souvenir.
Le changement d’habitudes, un coup dur pour la vente directe
Pendant le coronavirus, les clients avaient le temps d’aller dans les fermes, de choisir leurs produits, ce qui leur permettait également de sortir de chez eux tout en respectant les restrictions. Depuis la fin de la crise sanitaire, la population a repris ses habitudes. Il faut aller vite partout et se rendre en grandes surfaces est plus pratique que de faire ses courses de ferme en ferme, explique le coprésident de Bio Vaud.
Vidéo – Bio Vaud, Matthieu Glauser : « Des magasins ont fermé »
Une baisse des ventes que confirme Guy Corbaz qui tient son magasin à la ferme de La Dubarbe au Mont-sur-Lausanne. Quand les restrictions liées au covid ont disparu, ses ventes ont drastiquement baissé. L’agriculteur n’a plus du tout les niveaux de ventes qu’il avait lors de la crise. Ce n’est pas lié au bio, explique-t-il ; d’autres agriculteurs bio ou non-bio qui vendaient également en direct avant ont dû fermer.
Vendre en direct, un choix parfois contraint
Pour autant, certains n’ont pas le choix de faire de la vente directe. Sans le label Bio Suisse, impossible de vendre ses produits à la grande distribution. Sauf que pour de nombreux agriculteurs, les exigences de Bio Suisse sont impossibles à tenir. C’est le cas de Guy Corbaz rencontré au Mont-sur-Lausanne. Il a fait le choix de quitter le label pour suivre les critères de l’Ordonnance sur l’agriculture biologique suisse. Résultat, les grands groupes ne souhaitant pas acheter de la production bio non labellisée, les agriculteurs ayant quitté Bio Suisse se retrouvent forcés à faire de la vente directe. Un type de vente qui, rappelons-le, fonctionne de moins en moins.
La face sombre du bio : des marges démesurées ou justifiées ?
C’est peut-être LA polémique qui a ébranlé le plus l’industrie agroalimentaire ces derniers mois : les marges démesurées que se permettraient les grands distributeurs. C’est une étude parue en octobre 2023 qui a mis le feu aux poudres. Le document, signé par l’économiste Mathias Binswanger et paru dans la Sonntagszeitung, révélait que les Suisses paient près de 100 millions de francs en trop pour le bio, ce chaque année.
Parole aux accusés : les grands groupes comme Coop ou Migros crient à la calomnie et assurent ne faire aucun bénéfice injustifié sur les produits bio.
« Notre marge n’est pas plus importante sur les produits labellisés que sur les homologues élaborés de façon conventionnelle. » – Tristan Cerf, porte-parole de Migros
Selon le communicant du géant orange, les produits labellisés entraînent des coûts parfois sensiblement plus élevés, et ce, à tous les niveaux. La Migros aurait une marge bénéficiaire de 2,3%, tandis que d’autres acteurs du marché affichent, eux, régulièrement des marges de 10% et plus, explique la Migros. Impossible de le vérifier, aucun chiffre réel sur les ventes de bio du groupe n’est accessible.
Forcément, chez Bio Suisse, le discours est différent. Bien évidemment que les marges de la grande distribution sont trop importantes, s’indigne le responsable de l’antenne romande Pascal Olivier, « mais le bio est à l’image de la Suisse. C’est un pays libéral et business is business. Après la sortie de l’usine, ce n’est plus de notre ressort. » Côté Fédération romande des consommateurs, on affirme mettre la pression sur les distributeurs afin de mieux informer les clients. En outre, la FRC se bat pour forcer l’instauration d’un cadre légal permettant au consommateur de connaître le système qu’il rémunère lorsqu’il fait ses courses.
Le bio est-il trops mis en avant pour faire de grosses marges ?
Pour certains, le bio n’est pas aussi exceptionnel que ce que laissent sous-entendre les grands distributeurs. Au contraire, l’image lisse et propre de l’alimentation biologique serait surfaite et surexposée afin de vendre des produits bien plus chers que leur valeur réelle. Pour Bertrand Joye, agriculteur à Mannens dans la Broye fribourgeoise, le bio en Suisse n’est pas loin d’être de la « fumisterie ».
Audio : Agriculteur, Bertrand Joye : « C’est de la publicité mensongère »
L’agriculture suisse, de manière générale, a un très bon niveau par rapport aux normes mondiales. Les exploitations helvétiques conventionnelles sont déjà soumises à de nombreuses restrictions, ce qui pourrait les faire prétendre au titre de bio dans certains pays. Une situation qui exaspère certains agriculteurs conventionnels. Ces derniers se sentent parfois discriminés. Pour Bertrand Joye, il faut comprendre que certains labels, comme IP Suisse, suffisent largement en matière d’agriculture biologique et sont suffisamment exigeants.
Récolter (au mieux) ce que l'on sème
L’augmentation du nombre de consommateurs de bio se poursuit, mais trop lentement pour Bio Suisse. « Bien sûr, on aimerait que les produits soient moins chers à la production et à l’achat. Ce qui permettrait d’avoir plus d’élevages bio et également plus de clients qui se laisseraient tenter une fois ou l’autre », estime Pascal Olivier de Bio Suisse. Selon lui, les marges trop importantes des grandes enseignes sont principalement ce qui freine et rend méfiants certains consommateurs. Selon la faîtière, il faudrait continuer d’enquêter et produire de nouvelles études sur l’industrie du bio et notamment sur les marges souvent excessives que se permettent certains acteurs du secteur.
Les producteurs doivent donc redoubler d’efforts pour convertir encore plus de monde du bien-fondé du bio. Ils se doivent d’être irréprochables aux yeux de la population et de ne pas se laisser faire par les grands groupes. A l’aune des récentes « révoltes agricoles », les agriculteurs, qu’ils soient bio ou conventionnels, ont montré qu’ils n’étaient pas prêts à se faire marcher dessus.
Texte : Hugo Savary, le 18 avril 2014
Multimédias : Thibault Gilgen & Hugo Savary
Image : KEYSTONE, Bio26, FRC