Les grèves pour le climat n’auront pas transformé les réfectoires des écoles romandes en modèles de durabilité. La faute à une Suisse qui ne produit pas assez d’aliments, mais aussi à des cuisiniers vieille école et à des conditions-cadres permissives.
Le premier bac de chicken nuggets n’aura survécu qu’une poignée de minutes. Au collège de Brigue, l’appétit des 300 clients gymnasiens pour le poulet pané se vérifie à chaque service. « C’est le plat qui marche le mieux avec la pizza à l’ananas », observe, en ravitaillant le grand récipient vide, la cheffe Petra Imhof.
Treize mois après les premières grèves pour le climat en Suisse, le ragoût de champignons végétarien et l’émincé de porc du pays, également proposés ce midi de février, remplissent toujours aussi peu d’assiettes. Alors que les menus, placardés tout au long de la file, mettent en évidence la provenance exotique des nuggets et que celle de l’ananas est notoire. « Greta, c’est dans les têtes! Les manifestations n’ont rien changé », constate Petra Imhof.
Un sondage réalisé début 2019 au collège des Creusets à Sion renforce cette impression par des chiffres. Seul un tiers des 800 étudiants, interrogés par la commission durabilité de l’école, déclarent tenir compte de l’écologie dans le choix de leur repas. Soit autant qu’avant les grèves pour le climat.
La durabilité, source de confusion
Le résultat de ce sondage doit encore être pondéré avec le fait que tous les jeunes ne connaissent pas la portée exacte de la durabilité. Au gymnase de Burier, Maxime défend, un hamburger à la main, que « quand c’est local, c’est bio». Une table plus loin, Yasmina, également âgée de 17 ans, croit que « les ingrédients sont de la région, car ils sont frais ».
Plusieurs adeptes du menu Fourchette verte sont, par ailleurs, convaincus de se rassasier en respectant l’environnement. « On associe souvent le vert à l’écologie, donc je pense que c’est un sigle qui garantit des plats durables », soutient Tamara, 16 ans. En réalité, le label phare des cantines scolaires impose uniquement des règles diététiques.
L’alimentation pollue plus que la mobilité
Il faudra donc l’intervention des adultes, pour que les jeunes se nourrissent de manière plus durable. Et cet enjeu est de taille, puisque selon l’Office fédéral de l’environnement, l’alimentation est le domaine de consommation des Suisses qui nuit le plus à la planète. Elle est responsable de 28% de la charge environnementale du pays, contre 24% pour le logement et 12% pour la mobilité.
Ce constat, qui n’est pas nouveau, donne lieu à des améliorations successives. Notre enquête montre cependant que la transformation verte des cantines continue à se heurter à quatre écueils.
Des plats de viande plus appétissants
« J’aime bien me faire plaisir ». La formule est lâchée avec franchise par Sophie, collégienne à Brigue, pour justifier sa consommation de viande à chaque repas de midi.
L’adolescente sait pourtant qu’en plus de ses effets négatifs sur la santé, à trop grande dose, la viande pollue. C’est même l’aliment qui, avec le poisson, impacte le plus l’environnement.
A l’instar de Sophie, les inconditionnels du poulet curry, de l’émincé de porc et du bœuf stroganoff rencontrés à Brigue « ne seraient pas contre » le fait de manger moins de viande. « Mais les plats végétariens ne donnent pas envie », dénoncent-ils.
Le végétarien doit faire envie
Et c’est bien là tout l’enjeu. Responsable de la restauration de l’EPFL, Bruno Rossignol sait qu’il ne suffit pas d’imposer 50% de menus sans viande, comme ce sera le cas dans son école dès septembre 2020, pour que la moitié des clients mangent végétarien. Il faut encore que les assiettes aient l’air appétissantes.
Audio: « Quand c’est bien fait, on a autant de plaisir à manger végétarien »
Bruno Rossignol, responsable de la restauration de l’EPFL
Sur le site de l’EPFL, des restaurants s’efforcent déjà de proposer une offre végétarienne attractive. Bruno Rossignol cite en exemple le self-service de l’Ornithorynque et ses 700 clients quotidiens. Au menu ce mercredi de février: tortilla de pommes de terre, d’œufs et de légumes locaux.
« Pour donner envie au client, on a joué sur les couleurs jaune, verte et rouge et sur une variété de textures allant du liquide au croustillant, en passant par le mou et le végétal », note le chef Vincent Adam.
Toutes les viandes ne polluent pas autant
Malgré ce type d’efforts, tous les universitaires de l’EPFL ne banniront pas la viande de leur alimentation. Ainsi, même si la consommation de produits carnés continue de diminuer en Suisse, le vrai défi consistera à recourir à la viande la plus écologique possible.
Dans cette perspective, Charlotte de la Baume, la directrice du calculateur carbone Beelong, rappelle que certaines viandes polluent plus que d’autres.
« L’élevage de poulet génère moins de CO2 et consomme moins d’eau que celui du porc ou du bœuf », commente Charlotte de la Baume. « Mais encore faut-il que cette volaille soit suisse, ou au moins européenne. »
Faute de disponibilité, c’est rarement le cas de la viande star des cantines romandes. « Les escalopes de poulet sont souvent importées des pays de l’Est, de France, d’Italie, mais aussi du Brésil et de Chine », remarquait en 2012 une étude de l’Association suisse du développement de l’agriculture (Agridea), « malheureusement toujours d’actualité », selon l’experte qui l’avait rédigée.
Des cuisiniers trop vieille école
Comme le succès des mets végétariens, le choix de matières premières, plus ou moins respectueuses de l’environnement, repose sur les épaules des cuisiniers. Pour Christelle Dayer, la diététicienne responsable de la Fourchette verte en Valais, ce modèle n’est pas idéal.
Audio: « Les cuisiniers manquent souvent de connaissances »
Christelle Dayer, responsable de la Fourchette verte Valais
Comme Christelle Dayer, le chef Ludovic Delaloye dénonce le conservatisme du monde de la cuisine. « C’est un milieu assez fermé, qui n’apprécie pas toujours qu’on regarde comment il travaille. »
Depuis l’école d’agriculture de Châteauneuf, le Valaisan a mis sur pied la démarche « Cuisinons notre région », qui vise à favoriser les produits de proximité. Bien que non-contraignante, cette opération étatique lancée en 2018 n’a séduit que 20 des 150 cantines du canton.
Les cuisiniers face à un dilemme
Derrière ses fourneaux du collège de la Planta à Sion, Yvan Fragnière justifie la retenue de sa corporation. « On ne pourra jamais proposer des menus à moins de 10 fr. entièrement locaux, frais, bio et de saison. Et si on ne veut pas que les jeunes partent au McDo ou au kebab, on doit leur vendre des plats qui leur plaisent. Malheureusement ceux-ci ne sont pas les plus durables. »
On nous ressort toujours l'excuse du prix pour ne pas s'améliorer, alors que des quantités d'études ont montré qu'il faut juste réfléchir aux coûts de manière globale Alessandra Roversi, consultante en alimentation
La consultante en alimentation Alessandra Roversi rétorque que la cuisine écologique ne coûte pas forcément plus cher. « On nous ressort toujours l’excuse du prix pour ne pas s’améliorer, alors que des quantités d’études ont montré qu’il faut juste réfléchir aux coûts de manière globale. » Concrètement: « en anticipant les commandes de plusieurs mois pour obtenir des gros rabais, en cuisinant moins de viande, les bas-morceaux de cette dernière et en réduisant le gaspillage. »
Des subventions dirigistes
En pratique, l’expérience de Lausanne montre que mieux faire peut tout de même coûter un peu plus cher. Pour passer de 36% de produits locaux en 2016 à 55% en 2019, la Ville a subventionné les assiettes de ses cantines à hauteur de 25 ct. Satisfaite du résultat, Samira Dubart, la déléguée au développement durable de la municipalité, aimerait relever la subvention de 15 ct. « Ça nous permettrait d’augmenter la part de produits bios de 3,65% à 15% d’ici quelques années. »
Une Suisse trop dépendante de l'étranger
Malgré des projets en discussion dans quelques grandes villes, les pesticides ne disparaîtront pas des cantines de sitôt. La plupart des objets parlementaires en cours insistent sur l’importance des produits de proximité dans la restauration collective. Or, le bio local, qui représente 16,3% des surfaces agricoles du pays, n’est pas près de se généraliser.
Directeur d’Agrijura, Michel Darbellay s’en justifie: « Ce mode de production nécessite davantage de surfaces pour générer 25% de rendements en moins. » Conséquence: « Le passage au tout bio ne permettrait plus à la Suisse de produire le 60% des aliments qu’elle consomme. Il faudrait alors davantage importer, ce qui signifie plus de CO2. »
Les grands acteurs s’améliorent
La petite Suisse est, en effet, loin d’être autosuffisante d’un point de vue alimentaire. Son taux d’approvisionnement indigène d’environ 60% est bien plus faible que celui de l’Allemagne (85%) ou de la France (110%).
Ces chiffres font dire à la consultante en alimentation Alessandra Roversi que l’approvisionnement local des cantines romandes « est plutôt bon, surtout depuis que les grands groupes de restauration collective s’y sont mis. »
Eldora est le principal acteur de ce marché, avec ses 290 cantines. Son directeur Andrew Gordon confirme que des efforts ont été entrepris ces dernières années. « Désormais, toutes nos viandes sont indigènes, à l’exception de certaines volailles françaises. Notre pain et 60% de nos fruits et légumes sont également suisses. »
Un cadre professionnel trop permissif
L’engagement de grands groupes de restauration en faveur de menus plus respectueux de l’environnement montre que la durabilité dépend davantage de choix entrepreneuriaux que des conditions-cadres de la société. « Il faut bien comprendre qu’avec le libre-échange et la législation sur les marchés publics, le pouvoir politique ne peut pas imposer de règles contraignantes », explique Estelle Guarino, responsable de la marque publique « Genève région terre d’avenir ».
La droite, ange gardien de la viande
Ainsi, quand la droite et la gauche s’entendent pour davantage de produits de proximité, les décisions relèvent seulement de la « forte recommandation ». Il en irait de même avec les projets de doper la proportion d’ingrédients bio.
Ce n'est pas à l’Etat de se mêler de l’assiette des gens, surtout si c’est pour enlever des revenus aux paysans Dominic Eggel, député PDC au Grand Conseil valaisan
Les autorités peuvent, en revanche, imposer un certain nombre de jours sans viande par semaine. Mais avec des législatifs le plus souvent de droite, ce type de proposition passe rarement la rampe. Le vote négatif du Grand Conseil valaisan, en septembre 2019, a une nouvelle fois montré le clivage gauche-droite qui entoure cette question.
A la volonté de la Verte Marie-Angèle Moos d’« apporter des réponses politiques aux jeunes qui manifestent », le PDC Dominic Eggel a rétorqué que « ce n’est pas à l’Etat de se mêler de l’assiette des gens, surtout si c’est pour enlever des revenus aux paysans ». Plus sensible aux arguments écologiques, sa collègue de parti Françoise Métrailler a néanmoins combattu le texte. « Cette préoccupation légitime peut déjà être réglée par la Fourchette verte ».
Une Fourchette pas si verte
Le label phare de la restauration est présent dans la quasi-totalité des cantines du pays. Sauf que comme l’explique Ludovic Delaloye, responsable de « Cuisinons notre région », contrairement à ce que laisse penser son intitulé, la Fourchette verte ne fixe aucun critère environnemental.
Vidéo: « On se retrouve avec passablement de denrées d’importation »
Ludovic Delaloye, responsable de « Cuisinons notre région »
La Fourchette verte a longtemps répété qu’en limitant la quantité de viande dans ses assiettes et en imposant un jour végétarien par semaine pour des raisons diététiques, elle contribuait indirectement à l’écologie de manière importante.
Membre du comité national du label, Laurence Margot se réfère à une étude du WWF, qui indique que privilégier les produits régionaux ne permet de réduire son empreinte que de 4%, soit dix fois moins que de supprimer tous les produits carnés. « Il ne faut pas oublier que la viande impacte beaucoup plus l’environnement que les fruits et les légumes importés ou les produits non bios. »
Le label à un tournant
Sauf que dans les cantines, de nombreux gérants permettent aux clients de se resservir de la viande ou proposent une alternative carnée, le jour du menu Fourchette verte végétarien. « Pour cette raison et pour répondre aux préoccupations croissantes concernant les circuits courts et le bio, nous avons lancé en 2016 la déclinaison Ama terra, beaucoup plus exigeante du point de vue environnemental », indique Laurence Margot.
Mais en quatre ans, celui-ci n’a séduit que 15% des partenaires de l’institution. Insuffisant pour faire taire les voix toujours plus nombreuses à réclamer un tournant vert de la Fourchette verte. Une réforme que le label promet de mettre en œuvre d’ici trois ans.
Vidéo: « La durabilité devra faire partie des critères de base de Fourchette verte »
Laurence Margot, membre du comité national de Fourchette verte
Finis les nuggets peu durables à la cantine du collège de Brigue? Pour le menu Fourchette verte, certainement. Pour les autres formules, cela dépendra de la volonté de l’exploitant de la cantine ou de la prise de conscience des étudiants.
Texte, multimédia et photos
Romain Carrupt
Sources
Règles diététiques de la Fourchette verte
Composition de la charge environnementale totale en Suisse (Office fédéral de l’environnement)
Composition de la charge environnementale de la viande en Suisse (Office fédéral de l’environnement)
Emissions de CO2 pour la production d’1 kg d’aliment (The Lancet Commissions)
Provenance du poulet dans les cantines scolaires romandes (Agridea)
Surfaces bio en Suisse (Office fédéral de la statistique)
Taux d’autoapprovisionnement de la Suisse (Office fédéral de l’agriculture)
Taux d’autoapprovisionnement de la France et de l’Allemagne (Office fédéral de l’agriculture)
Taux d’autoapprovisionnement par aliment en Suisse (Office fédéral de la statistique)
Comparaison de l’impact de la viande et des importations (WWF)