Plus nombreux mais mieux accueillis, les Ukrainiens ont – involontairement – créé des inégalités depuis le début de la guerre. En donnant l’impression d’offrir des passe-droits, le statut de protection S, qui offre aux Ukrainiens un accueil et un accès au monde du travail facilités, fait des déçus dans les autres communautés.
Un vieux statut, datant d’une vingtaine d’années, a été utilisé pour la première fois début 2022. Alors que les chars russes prenaient la direction de Kiev et que de nombreux Ukrainiens fuyaient la guerre – soudain de retour en Occident – les gouvernements européens se sont montrés très solidaires avec ces réfugiés. C’est le cas de la Suisse qui, connue pour sa politique migratoire relativement stricte, a ouvert des portes qu’elle avait jusqu’alors laissées closes. Depuis le début de la guerre, plus de 70 000 statuts S ont été émis pour autant d’Ukrainiens ayant trouvé refuge en Suisse.
Le statut de protection S n’avait jamais été utilisé auparavant. Mis en place en 1998 en marge de la guerre en Yougoslavie, il est réservé aux “groupes de personnes appartenant à un groupe exposé à un danger général grave”, selon le Conseil fédéral. Par ce biais, ses titulaires ne passent pas par une procédure d’asile et ont un accès direct au marché du travail. Le sésame est renouvelé chaque année, tant que la protection n’est pas levée par le Conseil fédéral. Rapidement, au printemps 2022, certains centres cantonaux ont reçu trois à quatre fois plus de demandes que d’habitude, informe une procès-verbaliste au centre d’accueil de Boudry (NE) sous couvert d’anonymat.
Une inégalité de traitement facilement perceptible
Le statut S offre donc des possibilités presque inespérées à ses détenteurs. “On vit un conte de fée après les horreurs de la guerre”, nous ont soufflé Sergei, Ludmila, Larissa et Alla, quatre Ukrainiens bénéficiant du statut S que nous avons rencontrés à Bulle. Tous reçoivent des subventions “bien suffisantes pour couvrir les besoins primaires” et ne s’attendaient pas à un tel accueil.
Selon Etienne Piguet, professeur de géographie des mobilités à l’Université de Neuchâtel, l’élan de solidarité envers les Ukrainiens n’est pas le premier du genre : les Hongrois (1956), les Tchécoslovaques (1968) et les Kosovares (1998) ont également bénéficié de facilités lors de leur arrivée en Suisse. “Trois critères font la différence, note Etienne Piguet. La clarté de la situation, avec une agression qui vient de l’extérieur ; la proximité géographique, qui fait penser qu’il n’y a pas d’alternative ; et une grille de lecture idéologique, qui fait qu’on a des personnes agressées par ceux qu’on considère comme nos ennemis.” Ces trois critères sont réunis dans le cas de l’Ukraine. Ils ne l’étaient pas pour l’Afghanistan, par exemple.
Non-ukrainiens: la galère pour pouvoir rester
Car pour la majorité des réfugiés, lesquels ne bénéficient pas du statut S, les voies de la migration sont un chemin de croix, loin des facilités accordées aux Ukrainiens. Le collectif Droit de rester, à Lausanne, accueille des réfugiés et les aide dans des démarches administratives. Nous y avons rencontré un couple de Burundais qui a connu de nombreuses difficultés après avoir quitté ce pays extrêmement pauvre pour rejoindre l’Europe.
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Ce couple qui souhaite rester anonyme est loin d’être le seul dans cette situation. Pour eux comme pour beaucoup d’autres, la présence en Suisse dépend de l’aide sociale ou d’un statut F extrêmement précaire. “On a pris mes empreintes de force en Croatie, explique Vital, un autre Burundais que nous avons rencontré grâce au collectif Droit de rester. Je dois donc retourner en Croatie le 25 avril prochain” (ndlr: l’entretien a eu lieu début janvier). Il craignait au plus haut point ce pas en arrière, lui qui avait également été maltraité par les forces de l’ordre. “Je prends des médicaments tous les jours.”
D’un côté, on a donc des réfugiés ukrainiens à qui beaucoup est offert. De l’autre, des Burundais, des Afghans, bref, des migrants d’autres nationalités qui galèrent face à une politique européenne restrictive en matière d’asile. Les bénévoles qui travaillent au sein du collectif Droit de rester prennent la mesure de cette inégalité de traitement.
« Tu sais, on a migré ensemble […] On a tous fui la guerre. » Vital, réfugié burundais.
Le statut S ? “J’en ai entendu parler, admet Vital. J’aimerais qu’en Suisse, les règles soient respectées pour tout le monde, pas que pour les Ukrainiens. Tu sais, on a migré ensemble, les Burundais, les Somaliens, les Ethiopiens et les Congolais. On a tous fui la guerre. La Suisse devrait se focaliser sur le dossier individuel, pas sur la nationalité.”
Si, pour les migrants non-ukrainiens, le statut S est un élément relativement étranger, les bénévoles qui les entourent perçoivent plus fortement les injustices qu’il provoque. “Ça nous a beaucoup fâchés, tonne Graziella, bénévole à Droit de rester. On est content pour les Ukrainiens, mais la différence avec les autres est trop grande.”
De nombreux migrants dénoncent des conditions de vie très compliquées en Croatie. Marko Drobnjakovic / (C) AP Photo
La mise en place du statut S a aussi permis de souligner certains dysfonctionnements du système d’asile. “Tout le monde s’est indigné en remarquant que les Ukrainiens qui venaient d’arriver en Suisse devaient, par exemple, payer la taxe Serafe, explique Aline Favrat, activiste et militante à Droit de rester. C’est un problème qu’on dénonçait depuis longtemps sans être entendus.” Selon elle, le statut F devrait disparaître et le S “servir d’exemple pour améliorer le traitement de tous les requérants.”
« Ça n’a pas été facile de voir que tout leur a été servi sur un plateau. » Dezdimona Solomon, membre de l’association Gezana.
Aline Favrat n’a pas constaté de jalousie entre migrants, mais plutôt une colère envers l’Etat. “Certains naissent avec le statut F et y resteront toute leur vie, ce qui implique d’énormes difficultés à trouver un emploi et même à étudier, pointe-t-elle. De même, la vie en communauté n’est pas facile.” Dans les centres cantonaux, Droit de rester évoque des horaires de rentrée contraignants (17 heures à Vallorbe, par exemple). À Giffers, sur les hauteurs fribourgeoises, certains enfants ne sont pas scolarisés. Là aussi, la situation est diamétralement opposée à celle des Ukrainiens, comme ceux que nous avons rencontrés qui s’étaient déclarés “heureux que les enfants aient été directement scolarisés”. “Ça n’a pas été facile de voir que tout leur a été servi sur un plateau, assène Dezdimona Solomon, de l’association Gezana. Cette différence de traitement nous pose problème.”
Les Ukrainiens que nous avons rencontrés se rendent compte de cette situation inégalitaire envers les autres migrants, qui ne bénéficient pas du statut S. “J’ai appris que c’était différent pour d’autres réfugiés. Ça me met mal à l’aise et me gêne un peu”, souligne Sergei, père de famille installé à Bulle. Mais eux-mêmes ne sont évidemment pas à l’origine de cette différence de traitement.
Selon Sébastien Pedroli, avocat spécialiste en droit des étrangers, c’est la législation suisse en la matière qui est mal conçue. Car pour certains migrants non-ukrainiens, il faut parfois attendre quinze ans pour obtenir le droit d’asile.
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Une explication de cette différence de traitement entre Ukrainiens et autres migrants est la coordination internationale. Dès le début de la guerre en Ukraine, la plupart des Etats occidentaux ont fait part de la même générosité envers les Ukrainiens, s’opposant du même coup à la politique agressive de Vladimir Poutine.
“Le comportement de la population, pas des autorités”
En Suisse, une commission d’évaluation sur le statut S a d’ailleurs été créée et a présenté un rapport en juin dernier. “Le statut S a bien fonctionné, bien que beaucoup de défis inédits se soient posés”, estime le directeur de la commission Urs Hofmann (PS/AG). Il salue la générosité des nombreuses familles d’accueil qui ont permis aux cantons et aux communes de tenir le coup. En revanche, Urs Hofmann balaie les critiques selon lesquelles les autorités auraient fait preuve d’une trop grande inégalité de traitement. “Je ne crois pas qu’il y ait une différence absolue, ni que les personnes d’autres nationalités souffrent beaucoup de cette situation”, estime-t-il.
Pourtant, le statut S a aussi fait des déçus, notamment chez les Africains qui étaient établis en Ukraine, qui ont fui les bombes russes et n’ont pas pu obtenir l’asile en Suisse… faute d’avoir la nationalité ukrainienne. Cette situation nous a été décrite par Aline Favrat, la militante à Droit de rester. “Dans ce cas-là, on se demande si le pays d’origine est sûr. Si c’est le cas, on n’octroie pas le statut S, en effet, décrit Urs Hofmann. Ça concerne peut-être 1 000 personnes sur les 72 000. Il y a eu une grande solidarité de la population, peut-être parce que ces gens ont la même apparence que nous. Beaucoup de personnes ont offert un foyer aux Ukrainiens et ne l’auraient pas fait pour les Afghans ou les Syriens. C’est le comportement de la population, pas des autorités”, se défend-il.
Accès au marché du travail: des difficultés, mais aussi une volonté politique
Théoriquement, le statut S permet aux Ukrainiens de trouver un emploi relativement facilement en Suisse.
Les élèves ukrainiens ont été rapidement intégrés dans le milieu scolaire. Cyril Zingaro/ (C) Keystone
Pourtant, la grande majorité des Ukrainiens installés en Suisse ne travaillent pas. Seuls 6 000 d’entre eux sont actifs, soit un taux d’environ 15%. Pour les patrons, l’arrivée de ce personnel constitue toutefois un coup de pouce bienvenu, notamment dans les secteurs en manque de main-d’oeuvre comme la restauration.
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Arrivés en Suisse, certains Ukrainiens cherchent à s’intégrer par le travail, comme Natacha qui enseigne le français à de jeunes compatriotes au collège de Vallorbe. Par chance, elle parlait déjà la langue de Molière avant de rejoindre la Suisse et elle a pu décrocher ce poste seulement trois mois après son arrivée. “Pour moi, c’est hyper important de travailler. Mes collègues m’ont aussi proposé d’aller avec elles au cours de yoga, prend-elle pour exemple. Comme ça, tu t’intègres beaucoup mieux, beaucoup plus facilement.”
Si elle imagine rester en Suisse à long terme, craignant l’état dans lequel se trouvera l’Ukraine après la guerre, ce n’est pas le cas de tous les migrants. Certains espèrent rentrer prochainement au pays et ne cherchent, donc, pas à s’intégrer. D’autres œuvrent en télétravail pour une entreprise de leur pays. C’est le cas de Nadia, établie depuis quelques mois dans la banlieue genevoise, qui travaille pour le groupe sidérurgique ukrainien Metinvest holding. Pour elle, le problème de la langue ne se pose pas.
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Selon la porte-parole du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) Anne Césard, la langue constitue en effet une barrière pour l’emploi des Ukrainiens. “C’est le principal obstacle”, note-t-elle. La Confédération a appelé les cantons à encourager l’apprentissage de la langue auprès de la population ukrainienne. Le SEM propose ainsi le versement d’un montant de 3 000 francs par personne pour soutenir l’acquisition de nouvelles connaissances. De même, les jeunes ayant commencé un apprentissage pourront rester en Suisse jusqu’à ce qu’ils l’aient terminé, même en cas de levée du statut S. Ces démarches ont pour but d’encourager les Ukrainiens à s’intégrer plus facilement au marché du travail.
Une situation qui invite à “changer toutes les règles”
La population, le monde politique et le monde professionnel semblent donc coordonnés pour un accueil chaleureux des Ukrainiens en Suisse. Les autres migrants qui constatent cette inégalité de traitement ne sont toutefois pas nécessairement jaloux des Ukrainiens. Selon Aline Favrat, c’est plutôt une colère contre l’Etat qui les anime. Elle explique que la mise en place du statut S a aussi permis de pointer certains dysfonctionnements du système d’asile. Selon elle, le statut F devrait disparaître et le S “servir d’exemple pour améliorer le traitement de tous les requérants.”
Responsable de projets à l’Université de Neuchâtel et directrice adjointe du Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Denise Efionayi constate que les facilités engendrées par le statut S pourraient pousser à redéfinir la politique de l’asile. Urs Hofmann va même plus loin: l’ancien conseiller national argovien estime qu’il faudra revoir toutes les règles.
Un moment crucial
Mais pendant combien de temps la guerre en Ukraine va-t-elle encore se poursuivre? Personne ne peut le dire, bien qu’elle semble partie pour durer. Si, en février 2022, beaucoup pensaient que le conflit durerait seulement quelques semaines, les politiques se rendent compte mois après mois que la situation n’est pas si simple et, donc, que de nombreux Ukrainiens installés en Suisse ne vont pas rentrer au pays de sitôt. Leur accueil faisait presque l’unanimité l’an dernier, mais cela pourrait changer, alors que les élections fédérales approchent et que l’UDC a fait de l’immigration l’un de ses thèmes phares, voulant lutter contre “une Suisse à 10 millions d’habitants”.
Ainsi, si certains estiment que le statut S devrait servir de modèle à mettre en place pour tous les migrants, d’autres contestent cette approche et veulent revenir à une politique d’asile plus restrictive pour tout le monde.
AUDIO: Denise Efionayi, de l’Université de Neuchâtel: des défis liés aux élections fédérales
Le statut S sera-t-il encore prolongé pour les prochaines années? Là aussi, des voix pourraient commencer à s’élever, estimant que la Suisse en a déjà assez fait pour les Ukrainiens. Et l’UDC pourrait bien être le parti qui tentera de faire tomber le statut S, supprimant du même coup la solidarité de la Suisse envers les Ukrainiens. Nous avons tenté d’obtenir le point de vue sur cette question du Thurgovien Roland Eberle, le seul représentant du parti agrarien à avoir siégé dans la commission d’évaluation du statut S. Mais il n’a pas souhaité s’exprimer, nous renvoyant vers Urs Hofmann.
Plus loquace que son confrère de parti, la conseillère nationale Martina Bircher (UDC/TG) s’est opposée au statut S dès les premières arrivées d’Ukrainiens, au début de l’année 2022. “Ces personnes arrivent sans procédure d’asile et ne vont pas rentrer dans leur pays, tranche la Thurgovienne. On doit supprimer le statut S. La gauche aimerait l’élargir, ce serait une catastrophe.”
En mai 2022, elle estimait dans les colonnes de la Sonntagszeitung que la Suisse avait “atteint ses limites”, alors que 47 000 statuts S avaient été émis. Elle souhaitait que le sésame soit réservé uniquement aux personnes de l’est de l’Ukraine, la première région à avoir été touchée par la guerre. “La question de la région n’est plus sur la table, rétorque Urs Hofmann. À l’ouest du pays aussi, le danger est grand.”
Texte et multimédia: Maxime Rérat
Photos: Keystone, EPA, AP Photo