À Genève, la pandémie de Covid-19 a fait basculer une tranche de la population, jusqu’alors invisible, dans la pauvreté. À l’automne dernier, la deuxième vague est arrivée et la situation s’est détériorée. Un an après le début de la crise, certains n’entrevoient pas le bout du tunnel.
Sous une pluie froide de novembre, au 16 rue Blavignac, Nelma et son fils John attendent depuis plus d’une heure un sac de nourriture. « Je faisais des nettoyages dans l’hôtellerie, mais j’ai perdu mon travail à cause du confinement. Je gagnais 2400 francs net par mois », déclare cette femme d’origine philippine. Un peu plus loin, Alma, femme de chambre, vient aux Colis du Cœur depuis neuf mois. Avec son mari, chauffeur Uber, ils ont tous deux perdu leur travail. Après avoir payé leur loyer, il leur reste 1000 francs par mois pour vivre. « On se débrouille », glisse-t-elle.
Lucien (nom d’emprunt) a connu un destin plus tragique. Ce plombier quadragénaire a perdu son travail dès le premier confinement. Ne pouvant plus payer son loyer, il a séjourné à l’Armée du Salut, avant d’atterrir au foyer de la Virgule au Grand-Lancy. « Je me suis retrouvé du jour au lendemain à la rue », raconte-t-il.
Nelma, Alma et Lucien sont loin d’être des cas isolés. Le coronavirus a été pour eux, comme pour beaucoup d’autres, une « maladie » qui les a propulsé dans la pauvreté. Ils sont la face cachée de la légendaire prospérité helvétique, jusqu’à présent occultée.
Travailleurs invisibles
En mai 2020, les files d’attente pour recevoir un colis de nourriture ont choqué. Des médias locaux et étrangers ont relaté une pauvreté qui jusqu’alors semblait inexistante. « À Genève, toute une population invisible travaille au noir dans les secteurs de l’hôtellerie et des tâches domestiques », explique Charlemagne Hernandez, responsable logistique des Colis du Cœur. Souvent sans contrat fixe ni permis de séjour, ces travailleurs précaires enchaînent les emplois temporaires tels que du ménage chez des particuliers, du travail saisonnier de maraîchage ou encore des nettoyages dans les hôtels. Des chercheurs de l’Université de Genève ont mené une étude sur la population en situation de grande précarité en période de Covid-19. D’après leur rapport, datant de septembre 2020, le taux d’emploi de cette population est passé de 60% à 35%, alors que deux tiers gagnaient déjà moins de 2000 francs par mois avant la pandémie, soit la moitié du salaire minimum.
« Ils utilisent l’art de la débrouille pour compléter leur revenu et s’en sortir. Ils ne dépendent pas du système social, d’où leur invisibilité, explique Dominique Froideveaux, directeur de Caritas Genève. Or, le Covid les a poussés à se montrer et à recourir à du soutien sous forme de colis alimentaires par exemple. »
Jean-Michel Bonvin, sociologue à l’Université de Genève et auteur de l’étude rajoute : « Toute une population précaire échappe habituellement aux radars de la politique sociale. Elle est apparue du jour au lendemain, rendue manifeste par sa concentration dans les files d’attente des distributions de nourriture mises en place aux Vernets. Environ 70% des bénéficiaires des Colis du Cœur n’utilisent aucune aide publique ou associative, surtout par non-connaissance de ces aides, mais aussi par crainte des conséquences négatives pour leur permis ou par volonté de s’en sortir par eux-mêmes. » « Le coronavirus est devenu un révélateur de cette pauvreté silencieuse, explique Dominique Froideveaux. La clandestinité représente un joug, mais permet à ces employés précaires de travailler là où ils n’auraient pas forcément le droit. »
Toute une population précaire échappe habituellement aux radars de la politique sociale. Jean-Michel Bonvin, sociologue à l’Université de Genève
Au printemps 2020, 5400 personnes ont recouru, dans le canton de Genève, à cette aide d’urgence par le biais des sacs de denrées alimentaires. « Alors que les Colis du Cœur comptaient 3500 bénéficiaires au mois de mars 2020, ils étaient plus de 7500 à l’automne dernier », affirme le sociologue. En avril 2021, ce nombre n’a pas changé. Sur le moyen terme, Pierre Philippe, directeur des Colis du Coeur ne s’attend pas à une baisse des bénéficiaires mais plutôt à une stabilisation des demandes. « Avec le Covid-19, la précarité s’est installée de façon pérenne », affirme-t-il.
Le spectre de l’insécurité alimentaire
Début novembre 2020, près de 2000 colis de nourriture ont été distribués à Carouge, selon les Colis du Cœur. Pour faire face à l’ampleur de la demande, l’association s’est déployée sur quatre sites, contre deux lors de la première vague. L’association a aussi amélioré ses services. Alors qu’il fallait attendre plus d’une heure pour obtenir son sac de nourriture en 2020, les files d’attente ne durent plus qu’une dizaine de minutes aujourd’hui.
Depuis le début de l’année 2021, les Colis du Coeur ont constaté une augmentation de l’insécurité alimentaire. 75% de leurs bénéficiaires ont dû réduire, soit la quantité, soit la qualité d’au moins un repas par semaine, contre 37% en mai 2020. « Le plus inquiétant est que désormais 40% des enfants sont aussi concernés par ce phénomène », explique Pierre Philippe.
Perdre son logement
Durant le confinement du printemps, ces invisibles ont réussi à s’en sortir grâce à la débrouille et l’entraide au sein de leur communauté. Pour Nelma, cela s’est traduit par offrir ses surplus de nourriture, quand elle en avait, à ses voisins. « Il est hors de question de jeter », affirme-t-elle. Quand un second confinement a été décrété à l’automne dernier, le monde associatif a mis en garde face une aggravation de la situation.
Ces travailleurs précaires ont utilisé leur dernière cartouche. Yann Aebersold, travailleur social au sein de l’association Carrefour Rue
« La deuxième vague amène avec elle une bombe à retardement : le problème du logement », avertissait Dominique Froideveaux à l’automne dernier. « Une augmentation des personnes sans-abris est à prévoir si aucune mesure rapide n’est appliquée. Aujourd’hui, ces travailleurs précaires ont utilisé leur dernière cartouche. Certains ne pourront pas faire face à ce deuxième confinement et vont se retrouver à la rue d’ici à quelques semaines », affirmait, à la même période, Yann Aebersold, travailleur social au sein de l’association Carrefour Rue.
Face à cette menace, le milieu associatif n’est pas resté les bras croisés. Durant l’été 2020, l’association pour la sauvegarde du logement pour les personnes précaires (ASLPP) a été créée pour venir en aide aux personnes qui risquent de perdre leur logement. Pour un de ses coordinateurs, Rui Brandao, le coronavirus a été un catalyseur. « Lorsque les gens subissent une perte de revenu de 20% à 40%, parfois plus, cela met à mal leur budget dont le logement constitue une grande partie. »
AUDIO. Rui Brandao, coordinateur à l’association pour la sauvegarde du logement pour les personnes précaires (ASLPP): « On constate une augmentation des personnes qui nous appelle. »
Malgré les mesures mise en place, les craintes du directeur de Caritas et du travailleur social se sont révélées correctes. Durant l’hiver 2020-2021, le nombre de personnes qui se sont retrouvées dans l’impossibilité d’honorer leur loyer a augmenté à cause de la pandémie. Malheureusement, il n’existe pas (encore) de statistiques officielles concernant ce phénomène.
Au foyer de la Virgule, au Grand-Lancy, sa directrice Anne-Lise Thomas a dû faire face à une hausse des demandes. « Depuis mars 2020, un tiers des personnes que nous avons accueillies ont perdu leur logement durant le confinement, cela représente une quarantaine de personnes », déclare-t-elle. La Virgule n’a pas pu recevoir tout le monde. En décembre dernier, 70 personnes à la recherche d’une solution d’hébergement étaient sur liste d’attente. Ce qui a marqué la directrice du foyer est le nouveau profil de ces personnes. « Il s’agit de travailleurs avec un permis de séjour, contrairement à la population qui demande de l’aide alimentaire. Nous avons aussi constaté l’arrivée de femmes, parfois avec enfants », affirme-t-elle.
VIDEO. Anne-Lise Thomas, directrice du foyer la Virgule: « Ce qu’on voit beaucoup arriver par cette période de crise ce sont des femmes et des familles. »
« J’ai eu peur que certains meurent de froid »
Depuis le printemps 2020, les structures d’accueil de nuit ont réduit le nombre de lits disponibles — respect des distanciations oblige — et ne peuvent plus héberger tous les sans-abris. Alors qu’ils sont estimés à 500 à Genève, la caserne des Vernets a offert un toit à 250 d’entre eux durant le premier confinement. Dès le départ, la Ville de Genève a spécifié que ces aménagements demeuraient temporaires et exceptionnels. Un retour à la normale est-il possible ? La caserne des Vernets se trouve en cours de démolition, plus question donc de réquisitionner cet endroit.
Et toutes les autres structures se sont avérées à leur maximum de capacité d’accueil durant l’hiver. « Les Vernets ont été la preuve que des solutions simples existent du moment que la volonté politique suit. Nous pouvons offrir la possibilité à toutes ces personnes de quitter la rue, déclare Vince, travailleur social à Carrefour Rue. Nous avons réussi pendant le premier confinement. Mais, comme toujours, nous manquons de moyens et d’actions concrètes de la part des pouvoirs publics. » « Cet hiver, j’ai eu peur que certains meurent de froid faute de trouver un toit pour passer la nuit », renchérit Yann Aebersold.
En réaction à la détérioration de la situation, Christina Kitsos, conseillère administrative chargée du Département de la cohésion sociale, a annoncé la réquisition de la salle de Plainpalais pour servir 240 repas chauds quotidiens durant l’hiver. Mais à ce jour, le problème des lits reste entier.
Le phénomène du mal-logement a aussi frappé les communes. Onex a dû revoir son budget 2020 à la hausse pour éviter que certains de ses habitants ne perdent leur logement. Ce sont près de 270 000 francs qui ont été alloués à l’aide sociale, comprenant l’aide au logement, soit un dépassement de 70 000 francs. « La population d’Onex est majoritairement urbaine, comme celle du canton. On peut dès lors supposer que les difficultés rencontrés par les Onésiens sont similaires à celles des Genevois, explique Carole-Anne Kast, conseillère administrative de la commune. Onex représente environ 5% de la population cantonale. Si nous avons eu besoin de 100000 francs pour l’aide au logement, cela correspond à deux millions de francs à l’échelle de canton. »
VIDEO. Carole-Anne Kast, conseillère administrative à Onex: » Il faut éviter à tout prix que ces personnes soient évacuées de leur logement. »
Les limites du filet social
L’épidémie de coronavirus et les confinements ont révélé les fragilités et les limites du filet social genevois. « Il n’a pas su s’adapter à la nouvelle réalité. Dégager du budget pour des personnes au statut illégal pose problème. Ont-elles le droit de recevoir des colis de nourriture et bénéficier d’aides ?, se demande Maxime Felder, chercheur au laboratoire de sociologie urbaine de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne et auteur d’une étude sur l’hospitalité urbaine durant la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, ces individus requièrent une assistance et il devient nécessaire d’ajuster notre dispositif à cette situation. » « Le seul point positif du Covid s’avère qu’on ne peut plus nier le phénomène des salariés de l’ombre. Il faudra désormais agir en les prenant en compte », ajoute Dominique Froideveaux.
Le seul point positif du Covid s’avère qu’on ne peut plus nier le phénomène des salariés de l’ombre. Dominique Froideveaux, directeur de Caritas
Le 7 mars 2021, les citoyens genevois ont accepté à 68,8% un fonds d’urgence de 15 millions de francs pour indemniser les pertes de revenus liées au coronavirus. Sont concernés les travailleurs sur appel, les employés domestiques sans protection, les intermittents du spectacle, ou encore les travailleurs du sexe. Un moyen supplémentaire de faire face à une crise sanitaire qui se prolonge. Pour le directeur des Colis du Coeur, cette aide va permettre à certains de sortir la tête de l’eau, sans quitter la précarité. « Cela offrira la possibilité de payer ses dettes, mais les montants alloués resteront limités. La seule solution viable est d’augmenter ses revenus mensuels. »
Malgré cette votation, la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), ne s’attend pas une amélioration de la situation. Son dernier rapport prévoit une augmentation de 21% des bénéficiaires de l’aide sociale ces deux prochaines années. À l’échelle de la Suisse, cela représentera des coûts à hauteur de 821 millions de francs. « Les conséquences économiques à long terme de la pandémie de Covid-19 sont difficiles à évaluer. Toutefois, il convient de partir du principe qu’une partie de la population subira des pertes à moyen et long terme et aura besoin de soutien », lit-on dans leur communiqué de presse datant de janvier 2021.
Face à ce constat, l’État genevois a dévoilé, en février 2021, un « Plan d’action contre la précarité à Genève« . Ce dernier comporte sept objectifs à réaliser d’ici 2030 avec un focus sur le logement, la réinsertion et un accès facilité au dispositif d’aide sociale.
Un avenir incertain
Le coronavirus n’a pas que précarisé les personnes sans situation légale. Après plus d’un an de pandémie, ce sont désormais les familles monoparentales, les petits indépendants ou encore les étudiants qui ont vu leur revenu diminuer ou disparaître et qui se retrouvent propulsés dans la pauvreté.
On ne saura pas si Nelma et Alma ont retrouvé du travail et quitté les files d’attente. Quant à Lucien, l’hospice général lui a fourni un logement, mais il continue d’enchaîner les contrats d’intérimaire. Plus qu’un révélateur de pauvreté, le coronavirus met à l’épreuve notre rapport à la solidarité.
Texte et multimédia Valérie Geneux, Dario Brander
Photos Valérie Geneux, Keystone