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De la sueur à valeur inégale

S’il tend à se réduire, l’écart salarial entre les hommes et les femmes n’a toujours pas été totalement comblé. Des inégalités qui se font notamment ressentir dans le secteur privé, où des différences de 20% sont, selon plusieurs études, encore constatées. Le sport, bastion machiste par excellence,   distribue sans surprise des revenus différents selon la discipline, mais aussi le genre de l’athlète.

Il y a des exemples qui sont plus parlants que d’autres. Celui de Gaëlle Thalmann, gardienne de l’équipe de Suisse de football est aussi significatif que consternant. Arrivée l’été passé à Mozzanica en Série A , le niveau le plus élevé du football féminin en Italie, la Fribourgeoise doit, à l’instar de l’écrasante majorité des footballeuses professionnelles, compter ses sous à la fin du mois. Et encore, le mot professionnel est usurpé dans son cas: «Dans le sport italien, les femmes sont considérées comme amateures et la limite supérieure de rémunération est fixée à 28 158 euros brut par saison. En Italie, c’est possible de vivre avec ça, notamment si l’appartement est mis à disposition. En Suisse par contre, avec le coût de la vie, ce serait impossible.»

Cela ne me frustre pas, car cela a toujours été comme ça. Je l’accepte, sinon j’aurais fait autre chose de ma vie. Gaëlle Thalmann, gardienne de l'équipe de Suisse

Le temps de sortir la calculette pour constater que la gardienne titulaire de l’équipe nationale gagne au mieux en une année ce que son pendant masculin, soit Yann Sommer (salaire annuel estimé à 2 millions), touche en… 4 jours. Vous avez dit injuste? «Cela ne me frustre pas, car cela a toujours été comme ça. Je l’accepte, sinon j’aurais fait autre chose de ma vie», rétorque l’intéressée, qui voit, au-delà des justifications mercantiles, des raisons culturelles à ces disparités entre les deux genres. «Aux Etats-Unis, les femmes sont professionnelles, avec de gros contrats sponsoring. Dans d’autres pays ou fédérations, il y a un gros retard avant tout culturel, par rapport à la place de la femme.»

«Les joueuses internationales des États-Unis avaient déposé une plainte pour discrimination contre leur fédération. Elles ne recevaient pas les mêmes primes (13 000 dollars pour une victoire contre    17 000 pour les hommes, ndlr) alors qu’elles avaient tout gagné et que l’équipe masculine était nettement moins performante», rappelle Gaëlle Thalmann pour élargir au-delà de son cas personnel. Un retard culturel donc, mais aussi historique, les footballeuses ayant connu leur première Coupe du monde – alors non officielle – en 1971 seulement.

Le salaire, point de départ de l'injustice

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Sujet tabou par excellence, le salaire reste strictement confidentiel dans l’univers du sport. A la notable exception des États-Unis, où les revenus des basketeurs, hockeyeurs ou footballeurs  sont rendus publics, plafond salarial par club oblige.«Au niveau des salaires, on constate de grandes différences», rappelle Nicolas Bancel. Un rapide coup d’œil au classement Forbes des sportifs les mieux rémunérés suffit pour s’en convaincre: derrière Cristiano Ronaldo et ses quelque 56 millions de dollars – salaire uniquement – perçus en 2016, il faut descendre jusqu’à la 40e place pour trouver trace de la première femme et seul membre du top 100 (Serena Williams, 8,9 millions de dollars).

«Le débat est le même que dans d’autres corps de métier: pourquoi une femme qui a fait Science Po gagne moins qu’un homme qui a fait Science Po? L’investissement est le même», s’interroge Christiane Jolissaint, ancienne 28e joueuse mondiale et vice-présidente de Swiss Tennis. Des différences significatives avec lesquelles doit composer Karine Allemann, présidente du club de basketball Elfic Fribourg dont le budget de 340 000 francs reste nettement inférieur à celui de son équivalent masculin, Fribourg Olympic (environ 1 mio de francs).

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Crédit: midilibre.fr

A Elfic, comme ailleurs en ligue A féminine, les salaires n’existent pas, meilleures joueuses suisses et étrangères exceptées. «Bien sûr, ces différences sont choquantes, car les filles s’entraînent tout autant que les messieurs. Mais hélas, cette injustice n’est pas propre au basket, ni à la Suisse. C’est une différence que l’on constate à l’échelle mondiale, explique-t-elle. Force est de constater que le basket masculin attire plus de monde, parce qu’il est plus spectaculaire. Mais je pars du principe que le sport féminin doit mettre en avant ses qualités propres (l’aspect tactique, le collectif) plutôt que pleurer sur son sort.» Alexia Rol, star de cette équipe, confirme ci-dessous.

Alexia Rol: «Survire, c’est le mot qui correspond le mieux»

Le marketing, là où l'écart se creuse

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Outre les salaires, qui concernent principalement les sportives et sportifs actifs dans des disciplines collectives, il existe, résumé grossièrement, deux autres sources de rémunération: les primes à la performance et les revenus dits marketing. C’est-à-dire toutes les sommes d’argent qui sont versées par des sponsors, qu’ils soient privés ou publics.

«Les principales différences de rémunération entre hommes et femmes, par exemple dans le tennis, se font sur les contrats sponsoring», confirme Nicolas Bancel, professeur au sein de l’Institut des sciences du sport à l’Université de Lausanne. Là-aussi, le classement du magazine américain Forbes révèle bon nombre d’écarts significatifs entre les deux genres. Pendant que Roger Federer, qui vivait une année 2016 pourtant compliquée sur le plan sportif, générait plus de 60 millions d’euros de revenus, Serena Williams a dû se «contenter» du tiers.

Des critères différents – Sarah Atcho: «Je suis assez ouverte d’esprit»

Plus que l’aspect sportif, avoir une plastique de rêve peut faire grimper les revenus marketing. Surtout pour les femmes. «Soyons honnêtes: une jolie femme a bien plus de chance d’obtenir des soutiens qu’une autre qui est moins gâtée par la nature. C’est comme ça, à nous de lutter pour que ça change», constate Gaëlle Thalmann, impuissante mais pas spécialement outrée. Si le même constat peut être fait chez les hommes, il prend des proportions tout autres dans le sport féminin, comme le rappelle le cas Anna Kournikova. Agée aujourd’hui de 36 ans, la Russe, naturalisée américaine en 2010, est devenue, plus par son physique que par son palmarès, une machine marketing arrachée à coups de millions.

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Exemple plus récent, toujours dans le tennis: celui d’Eugénie Bouchard, une blonde longiligne omniprésente sur les réseaux sociaux. En 2016, la Canadienne de 23 ans, dont le meilleur résultat reste une finale à Wimbledon il y a trois ans, a remporté 700 000 dollars de primes sur le circuit contre 5,5 millions en dehors. Des profits publicitaires qui représentent le 90% du revenu total de la… 81e mondiale. Les autres disciplines n’échappent évidemment pas à ce constat.

«Une jolie sauteuse en hauteur a probablement plus de facilité à vendre son image, confirme Laurent Meuwly, entraîneur à Swiss Athletics – il s’occupe notamment des deux sprinteuses Lea Sprunger et Sarah Atcho – et directeur de Morat-Fribourg. Mais aujourd’hui, dans un meeting d’athlétisme, c’est la valeur médiatique et émotionnelle, indépendamment du sexe, qui compte.» Gaëlle Thalmann nuance aussi: «Le facteur de performance pure a heureusement aussi toujours son importance.»

Lea Sprunger: «Une femme ne se vend pas la même chose»

Les primes, le (petit) motif d'espoir

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En 2016, une enquête de la BBC rappelait, via une étude regroupant 56 sports, que près d’un quart de ces derniers ne distribue pas les mêmes primes aux deux sexes. Parmi les mauvais élèves (le golf, le saut à skis, le surf, le basketball ou le cyclisme), le football s’érige en maître absolu de l’injustice. Lors de la Coupe du monde 2014, l’Allemagne a reçu, pour son sacre au Brésil, une prime de 35 millions d’euros. Pour la même compétition un an plus tard, les lauréates américaines ont, elles, dû se contenter de… dix-sept fois moins. Moins d’intérêt du grand public, moins de médiatisation donc moins de sponsoring, ce qui génère moins d’argent à redistribuer: le schéma de cette disparité, s’il se construit aussi sur des considérations culturelles et historiques, est limpide.

«Contrairement à ce que beaucoup de monde imagine, le problème n’est pas politique. Il s’agit d’une question de business, d’un rapport coûts-bénéfices», estime Nicolas Bancel, professeur au sein de l’Institut des sciences du sport à l’Université de Lausanne. «Les rentrées financières se font grâce aux droits de transmission ou les entrées au stade. C’est un point purement libéral, le jeu de l’offre et la demande.» Parmi les bons élèves, on retrouve bon nombre de sports individuels. En ski alpin, la Fédération internationale de ski (FIS) place tout le monde à la même enseigne, et ce depuis toujours ou presque, cette dernière n’ayant pas trouvé trace, à notre demande, de disparités dans ses archives. Qu’un homme remporte la mythique descente de Wengen ou qu’une slalomeuse s’impose à Maribor, course moins prestigieuse, la prime sera la même: 41 500 francs. Idem pour la course à pied, où marathons et épreuves nationales prônent l’égalité, comme à MoratFribourg (1500 francs pour le/la vainqueur).

Morat-Fribourg, premier parmi les derniers

Très bons élèves, la course à pied et l’athlétisme ont depuis longtemps mis sur un pied d’égalité hommes et femmes quant à la distribution des primes, qu’elles soient d’engagement (avant la course) ou à la performance (après la course). «Difficile de savoir depuis quand cela existe chez nous. Cela date probablement de quelques années avant mon arrivée à la tête de la course. Il a fallu du temps pour que Morat-Fribourg accepte les femmes dans son peloton, mais nous avons été paradoxalement dans les premiers à instaurer l’égalité des primes. Cela me paraît évident, parce que l’on parle du même effort», souligne Laurent Meuwly, directeur de l’épreuve fribourgeoise depuis 2001.

Tennis: le vrai-faux bon élève

«Les statistiques montrent que le tennis masculin attire plus de monde.Pour moi, c’est l’une des raisons qui font que nous devons gagner plus d’argent», avait déclaré Novak Djokovic en 2016. A l’instar du joueur serbe, ils sont plusieurs dans le tennis masculin à estimer mériter des primes supérieures à celles des femmes. Depuis 1973 à l’US Open, 2000 à l’Open d’Australie et 2007 à Wimbledon et Roland-Garros, des primes identiques sont versées aux joueuses et joueurs. Mais comme l’a rappelé le dérapage sexiste de Raymond Moore, directeur du tournoi d’Indian Wells, l’année passée – «Si j’étais une joueuse, je me mettrais à genoux pour remercier Dieu que Roger Federer et Rafael Nadal aient vu le jour, car ils ont porté notre sport» – la parité dans les grands chelems ne fait pas l’unanimité.

Comme Novak Djokovic, ils sont nombreux à estimer que le tennis masculin mérite davantage de rémunération, car il attire plus de spectateurs et nécessite plus d’efforts, d’un à trois sets supplémentaires selon le tournoi. en échos aux propos de Raymond Moore. «La rémunération s’est largement améliorée ces 30 dernières années, rappelle Christiane Jolissaint, vice-présidente de Swiss Tennis. Certes, l’objectif, c’est l’équité hommes/femmes, mais je peux entendre les avis contraires. La réalité est qu’aujourd’hui le tennis masculin est plus attractif.» Une parité à relativiser, le prize money total étant nettement plus élevé chez les hommes sur l’ensemble de la saison.

Des fluctuations que l’on retrouve aussi à l’échelle nationale. Au Grand Prix de la Gruyère par exemple, le champion du tableau principal a reçu, cette année, 3500 francs, contre 1500 pour la championne. «Pour la simple et bonne raison qu’il y a beaucoup moins de femmes qui s’alignent (7 contre 24 hommes, ndlr). Si le même nombre de participants hommes et femmes venait à s’équilibrer, il serait normal d’avoir les mêmes sommes pour les deux sexes», assure Cindy Ecoffey, directrice du tournoi.

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Si l’écart reste conséquent , une amélioration sensible se fait sentir dans l’univers du sport.  «Cela dépend des disciplines et de leur évolution. Quand on voit le développement du football féminin, depuis 15-20 ans, lequel suscite une petite audience, on se dit que la mayonnaise commence à prendre», note Nicolas Bancel, ajoutant que la visibilité en augmentation du sport féminin à la télévision pourrait, à terme, réduire partiellement le gouffre existant. En France par exemple, le taux de diffusion du sport féminin a doublé entre 2012 et 2014, passant de 7 à 15% de l’ensemble de l’offre sportive, selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel. Des petits pas qui, accumulés, peuvent mener à la parité. Ou, au moins, niveler une partie des inégalités.

PIERRE SCHOUWEY

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