Des olives à l’apéritif, un délicieux chutney de patates douces accompagné de riz, et comme dessert, une belle tranche de pastèque. Le tout, fait d’ingrédients 100% suisses. Vous n’y croyez pas ? Vous seriez surpris. Le dérèglement climatique frappe nos cultures, il changera aussi le contenu de nos assiettes.
Des rizières immergées et aménagées en terrasses, exactement comme en Asie. On est pourtant dans le Seeland, en plein milieu de la Suisse. Léandre Guillod et son frère Maxime viennent de reprendre l’exploitation familiale située au Vully (FR). Ils essaient de voir une opportunité dans le dérèglement climatique. En 2019, les deux agriculteurs ont démarré l’une des premières rizicultures inondées du nord des Alpes, une expérience d’Agroscope, le centre de compétences de la Confédération pour la recherche agronomique. « Il est clair que le réchauffement climatique donne plus de chances de réussite à une culture comme celle du riz », estime Léandre Guillod. « Il s’agit d’une plante semi-tropicale, elle a besoin de chaleur. L’immerger dans l’eau plutôt que de la laisser à l’air libre permet de gagner quelques degrés », explique le riziculteur.
Le réchauffement climatique donne plus de chances de réussite à une culture comme celle du riz Léandre Guillod, riziculteur dans le Vully (FR)
Le Seeland est situé sur un ancien marécage, et depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les terres sont drainées pour être cultivées. Mais cet assèchement détériore et affaisse le sol. Afin de trouver une alternative plus durable, Agroscope a voulu tester des cultures pouvant tolérer un excès d’eau. Le riz s’est avéré un excellent candidat. Comme les cultures sont immergées en permanence, il faut avoir accès à de l’eau sans risque de pénurie pour les inonder. Avec le canal de la Broye juste à côté, le champ des Guillod était l’endroit idéal. Pour l’instant, moins de deux hectares de riz y sont cultivés, pour une production qui a atteint six tonnes en 2020. Une proportion minime pour l’exploitation des deux frères, et pour la consommation suisse, qui se compte plutôt en milliers de tonnes par année.
Hormis le riz, le soja et le maïs profitent aussi de l’augmentation des températures moyennes. « Ces deux plantes sont cultivées en Suisse depuis plusieurs dizaines d’années, explique David Brugger, responsable de la division Production végétale au sein de l’Union Suisse des Paysans (USP), mais ce sont des cultures qu’on devrait voir s’agrandir à l’avenir ».
Hiver doux, patates douces
Bien qu’elle ne remplace pas sa cousine suisse dans nos plats traditionnels, la patate douce est devenue courante dans les étals des marchés et supermarchés.
« La culture de la patate douce est possible aujourd’hui en Suisse notamment en raison du réchauffement climatique », explique Urs Gfeller, maraîcher bio. Il tient une exploitation maraîchère sur les hauteurs de la Vallée de la Broye (FR) depuis 1994. Chaque année, il essaie de planter quelques nouveaux légumes. C’est ainsi qu’il s’est lancé dans la patate douce il y a environ six ans. Cette plante nécessite beaucoup de temps pour germer, et le processus doit se dérouler sous serre. Puis elle est plantée dans les champs, et peut être récoltée jusqu’au mois d’octobre. Elle profite donc des automnes plus doux de ces dernières années.
En raison de l’augmentation des températures, les cultures qu’on trouve habituellement au sud peuvent pousser toujours plus au nord. Une tendance qu’Urs Gfeller constate jusque dans ses champs. Ses melons étaient cultivés en serre il y a dix ans. Depuis quelques années, ils peuvent grandir en plein air.
Le melon, justement, fait lui aussi partie des nouveautés portant le drapeau suisse dans le panier de courses, tout comme la pastèque. Monique Baechler, responsable de la production florale à l’institut agricole de Grangeneuve (FR), précise : « Les variétés de pastèques qui poussent désormais chez nous sont des cultivars sélectionnés pour notre climat, et sont donc mieux adaptés à nos cultures en plein air ».
A Chiètres (FR) et Golaten (BE) par exemple, on trouve désormais des pastèques jaunes dans les champs, à côté des légumes seelandais plus traditionnels.
Le chaud chasse le chou
De nouveaux fruits et légumes peuvent être cultivés en Suisse en raison du changement climatique, mais certaines de nos plantations locales souffrent. Les légumes d’hiver comme les choux ou les poireaux sont parmi les premiers à subir de plein fouet nos étés de plus en plus secs et chauds, constate le maraîcher Urs Gfeller. Ils ne vont toutefois pas disparaître de nos bols de soupe du jour au lendemain : « Je pense que les cultures se feront d’abord plus en altitude, puis ces légumes se cultiveront peut-être davantage au nord, dans des pays où ils poussaient moins bien avant », estime le maraîcher.
Ces légumes se cultiveront peut-être davantage au nord, dans des pays où ils poussaient moins bien avant Urs Gfeller, maraîcher
Les arbres aussi sont concernés. Changer d’air et pousser plus haut, c’est peut-être ce qui attend le pinot noir neuchâtelois. Ce cépage transpire en raison du manque de fraîcheur aux abords du lac de Neuchâtel : le canton enregistre une augmentation de deux degrés en moyenne depuis les années 1970, et le mercure pourrait encore grimper de deux degrés supplémentaires d’ici 2050. L’Université de Neuchâtel s’est penchée sur les adaptations possibles des vignobles à travers une étude présentée l’année dernière : planter les vignes à 700 mètres d’altitude, contre 500 mètres aujourd’hui, permettrait déjà de faire une différence.
Cerises mises à l’amande
Plutôt typiques des paysages de Californie ou du Proche-Orient, les amandiers pourraient s’installer en Suisse. Ces arbres possèdent un grand potentiel face aux changements climatiques : ils résistent bien tant au gel qu’à la sécheresse. Fort de ce constat, Agroscope a élaboré une étude en 2020 afin de déterminer si les vergers d’amandiers pourraient remplacer les cerisiers. Ces derniers subissent régulièrement les intempéries et les insectes, et les récoltes sont souvent perdues. Cela ne signifie pas la fin du temps des cerises, mais leur culture diminuerait au profit des amandes. Un essai en conditions réelles est en cours à Breitenhof, dans le canton de Bâle-Campagne. Les résultats sont attendus ces prochaines années.
Depuis quelques années, les hivers sont moins rigoureux. Les oliviers plantés à 400m ou 500m d’altitude sont toujours là. Avant, on n’aurait pas pu les planter en pleine terre à cette altitude Monique Baechler, responsable de la production florale à l’institut agricole de Grangeneuve (FR)
Autre arbre bien connu, et originaire des plaines orientales : l’olivier. Symbole de paix, il pourrait aussi devenir un symbole d’espoir pour les paysages suisses. A l’institut agricole de Grangeneuve (FR), Monique Baechler a pu le constater elle-même : « Depuis quelques années, les hivers sont moins rigoureux. Les oliviers plantés à 400 ou 500 mètres d’altitude, qui ont pu s’acclimater pendant deux ans, sont toujours là. Alors qu’avant, on n’aurait pas pu les planter en pleine terre à cette altitude ». En effet, si le gel fait parfois descendre le thermomètre jusqu’à -20 degrés, il dure moins longtemps. Et ces derniers hivers, les températures n’ont pas souvent été négatives. « Mais nous ne sommes pas à l’abri d’un hiver rigoureux, avec à nouveau -10 à -20 degrés », précise toutefois Monique Baechler.
L’association Patrimoine Culinaire Suisse consacrait un article à cet arbre méditerranéen lors de la Semaine du Goût 2021 : 7’700 oliviers ont été recensés au Tessin l’année dernière, et les plantations sont en expansion.
Dans le canton de Berne, les autorités de Bienne (BE) réfléchissent d’ailleurs à en planter au cœur de la ville afin de mieux contrer les îlots de chaleur. Un défaut tout de même pour l’arbre vedette de la Méditerranée : il est sensible aux pluies printanières.
Le cas de la betterave sucrière
Lors de nos recherches, la betterave sucrière s’est avérée être un cas particulier : certains agriculteurs affirment qu’elle souffre du changement climatique. Alors que d’autres soulignent que ce sont les maladies qui la ravagent.
Vidéo : le puceron vert prolifère grâce au changement climatique
Ils ont tous raison. La betterave sucrière a un ennemi principal : le puceron vert. Celui-ci transmet la jaunisse des betteraves, une maladie qui nuit à leur croissance : les feuilles jaunissent, puis finissent par nécroser. L’absence de gel favorise la prolifération du puceron vert, et il fait un retour en force depuis 2019 car le principal pesticide utilisé contre lui a été interdit. L’autre ennemi de notre faiseuse de sucre est une cicadelle, qu’on trouve surtout en Suisse et en Allemagne. Elle transmet une bactérie qui impacte la teneur en sucre des betteraves, et provoque le « syndrome des basses richesses » (SBR). Toutefois, le lien entre dérèglement climatique et cicadelle n’est pas clairement établi.
L’une des solutions serait de développer une variété de betterave plus résistante. En attendant, certains agriculteurs préfèrent tout simplement arrêter, et les champs se réduisent. « En cinq ans, nous avons perdu 6’000 hectares de betteraves, sur environ 22’000 », explique Basile Cornamusaz, du Centre betteravier suisse. La betterave nous permet d’être autosuffisant en sucre suisse à plus de 70%, mais à ce rythme, la production risque de ne plus être rentable.
Futures cultures
Le facteur climatique fait partie des critères de sélection des nouvelles variétés de fruits, de légumes et de céréales qui seront mises sur le marché, mais ce n’est pas un paramètre central. D’ailleurs, ce critère seul ne suffit pas, comme l’explique Dario Fossati, sélectionneur de blé chez Agroscope. Par le passé, il a tenté de développer une variété très précoce, c’est-à-dire qui forme ses épis tôt dans la saison, et qui était résistante au froid. « Mais ces croisements ont été un échec : tout le blé a été dévoré par les oiseaux », regrette-t-il.
Vidéo : une nouvelle variété, ça prend du temps
Sans compter que d’autres paramètres sont essentiels pour les agriculteurs, comme la qualité, la résistance aux maladies, la rentabilité et surtout, la demande du marché : un fruit ou un légume qui pousse bien et qui supporte les intempéries n’a aucun intérêt si personne ne l’achète.
Audio : Danilo Christen, chercheur : « On aura plutôt une adaptation des variétés existantes »
L’autre défi auquel les chercheurs du centre de compétences de la Confédération font face concerne la vision à long terme : une variété de blé croisée en 2020 ne sera pas récoltée avant 2035. Du côté des arbres fruitiers, l’échéance se situe encore plus loin : « Une nouvelle variété de fruit croisée en 2020 sera plantée en 2040, pour finir dans nos étals en 2045 », explique Danilo Christen, responsable de recherche en production fruitière en région alpine au sein d’Agroscope. Pour l’instant, les agrumes, les mangues et les ananas, ce n’est donc pas pour tout de suite.
Texte : Célia Bertholet
Audio et vidéo : Célia Bertholet, Cloé Pichonnat, Camille Besse
Photos : Keystone, Wikimedia, Léandre Guillod, Célia Bertholet