En Suisse, selon une étude, un tiers des femmes auraient subi des violences obstétricales lors de leur accouchement. Alors que de nombreux témoignages corroborent cette situation, une chape de plomb pèse sur ce phénomène et les voies de recours sont limitées.
«On m’a balancée sur un lit, on m’a attachée dans la salle d’opération. J’étais toujours en pleurs mais personne ne m’a rien dit, je sentais bien que ça ennuyait tout le monde d’être là au milieu de la nuit », raconte Sabrina, une maman yverdonnoise au sujet de son accouchement. Une césarienne pratiquée en urgence et un ressenti violent pour cette patiente qui mettra plusieurs années à s’en remettre.
La jeune mère estime qu’elle a été victime de violences obstrétricales. Une notion dont la définition varie mais qui comprend, dans ses grandes lignes, les comportements, actes, omissions ou abstentions commis par le personnel de santé et qui ne sont pas justifiés médicalement ou qui sont effectués sans le consentement de la femme enceinte. Un terme qui englobe donc à la fois des violences physiques qui peuvent être assimilées à des lésions corporelles mais également des violences ressenties. Ces dernières découlent souvent d’un manque d’explications ou de consentement liés à des situations d’urgence lors desquelles des décisions doivent être prises rapidement par le personnel soignant.
Rappelons que la violence obstétricale est un concept qui apparaît dès le début des années 2000 en Amérique latine. Il se déploie ensuite dans les pays anglo-saxons et francophones entre 2014 et 2015, relayé par les réseaux sociaux et les associations féministes.
Le récit de Sabrina n’est pas isolé puisque l’appel à témoignages réalisé dans le cadre de cette enquête a encouragé des dizaines de mères à raconter ce qu’elles décrivent comme des violences subies lors de leur accouchement. Une parole qui se libère depuis plusieurs années, notamment dans les médias. Ici, les témoignages se font quasi-exclusivement sous couvert d’anonymat par peur de représailles, comme l’ont confié plusieurs femmes. Une étude publiée en 2020 par la Haute école spécialisée de Berne en santé et menée par le Dr. Stephan Oelhafen sur l’expérience de l’accouchement, a interrogé plus de 6’000 femmes en Suisse entre 2018 et 2019. Elle révèle qu’elles seraient un tiers à avoir vécu une telle situation en mettant au monde leur enfant.
A écouter: le Dr. Stephan Oelhafen explique les causes des violences obstétricales.
Un accouchement traumatisant
C’est le poids des mots et le manque de soutien du personnel soignant qui ont marqué une maman d’Yverdon-les-Bains (VD) lors de son accouchement en 2014: «L’anesthésiste était agressive, elle m’a traitée comme un chien tandis qu’elle n’arrivait pas à me piquer.» A cause de complications, l’Yverdonnoise doit subir une césarienne d’urgence. «J’avais un projet de naissance idéal, mais personne ne m’a sensibilisée aux complications possibles. Je me suis effondrée quand ils m’ont annoncé la césarienne.» Malgré ses pleurs pendant toute l’opération, elle ne ressent aucun soutien de la part des soignants. «C’est un grand traumatisme de se sentir seule, je n’avais plus l’impression d’être une personne». A la suite de ça, elle sera victime d’une dépression qui durera plusieurs années.
Pour Elise Martin, l’équipe soignante de l’hôpital de Nyon (VD) n’a pas su gérer les complications liées à son accouchement: «Ils m’ont demandé de pousser pour faire sortir le placenta mais j’ai eu une hémorragie. Tout le monde a commencé à paniquer, j’avais trois mains dans mon vagin et personne ne m’expliquait ce qu’il se passait.» Alors qu’elle tient encore son bébé dans les bras, elle hurle pour qu’on le lui reprenne. Elle sera finalement transférée au CHUV à Lausanne.
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«Vous êtes une chochotte, vous n’êtes pas la première à avoir une césarienne, ressaisissez-vous» : ce sont les propos adressés à une maman, qui souhaite garder l’anonymat, après son accouchement à la maternité de Nyon. «J’avais quarante de fièvre, des douleurs atroces au ventre et j’ai dû attendre 48h pour qu’ils déclarent que j’avais une infection. Finalement cinq jours plus tard, les médecins ont vu que j’avais une hémorragie.» Après deux ans d’attente, elle parvient à récupérer son dossier médical pour pouvoir comprendre ce qu’il s’est passé. «Les soignants ne m’ont pas crue et n’avaient aucune empathie.»
Ces récits témoignent principalement d’une absence d’explications, d’un sentiment d’abandon ou de jugements. Un manque d’écoute qui engendre des violences physiques, dans le cas des césariennes à vif, mais aussi morales et à l’origine de traumatismes. Un constat qui ressort également des statistiques publiées dans l’étude réalisée par la Haute école spécialisée santé de Berne.
Selon Patricia Perrenoud, sage-femme et chercheuse en socio-anthropologie à la Haute école de santé Vaud, les violences obstétricales découlent souvent de gestes banalisés réalisés sans le consentement de la femme. «On peut parler du poids des habitudes puisque pendant longtemps les droits de la femmes n'ont pas été pas pris en compte. La médicalisation de l'accouchement entraîne aussi des pratiques invasives qui sont incomprises», estime la chercheuse. Poser ses mains sur le ventre d’une patiente ou pratiquer un toucher vaginal, des gestes intégrés dans un protocole, mais parfois incompris et qui peuvent laisser des traces.
Faire reconnaître les violences
Demander son dossier médical ou rencontrer les soignants pour obtenir des explications sur les décisions prises: autant d’étapes déterminantes pour pouvoir se reconstruire après un traumatisme. Un cheminement qu'a réalisé Astrid après sa césarienne à vif, il y a 3 ans, dans un hôpital de Suisse romande: «L’anesthésie n’a pas fonctionné, j’hurlais que je voulais mourir. Finalement j’ai obtenu une narcose complète, mais quelque chose en moi avait changé au réveil.» Deux ans plus tard, elle demande à rencontrer les soignants. «J’ai été mise dans une salle toute seule avec l’anesthésiste qui n’a rien reconnu, cela a empiré les choses», raconte-t-elle avant d'ajouter: «Le problème des recours juridiques se pose également car c'est très dur d'attaquer des médecins, il n'y a aucune reconnaissance au niveau légal.»
Un sentiment d'abandon et d'impuissance partagé par des parents lausannois. Comme la majorité des couples et mamans interrogés, ils préfèrent rester anonymes. A la suite d'une anesthésie qui ne fonctionne pas lors d'une césarienne il y a 4 ans, le couple décide d'entreprendre des démarches pour rencontrer l'équipe médicale présente pendant l'accouchement.
«Lorsque j'ai rencontré l'anesthésiste à la suite du courrier que j'avais envoyé à l'hôpital, il m'a expliqué que c'était dans ma tête. D'ailleurs, rien n'était indiqué dans le dossier médical. On est sorti de ce rendez-vous avec un nouveau poids, on n'a pas été entendus», regrette la jeune maman. Le couple ne veut pas en rester là et prend contact avec l'association lausannoise (Re)naissances qui soutient les parents touchés par un traumatisme durant la périnatalité. «Notre objectif était de savoir quelles étaient les possibilités pour porter plainte mais on nous a découragés de lancer une telle procédure», explique le papa avant d'ajouter: «On est obligé de faire le deuil de ce qu'il s'est passé pour pouvoir aller de l'avant, mais il est certain qu'on n'aura pas d'autres enfants.»
Comme l'explique l'une des membres du comité de (Re)naissances qui ne souhaite pas témoigner à visage découvert, «on intervient auprès des professionnels pour faire de la sensibilisation mais nous n'encourageons pas les couples à porter plainte car les chances d'obtenir gain de cause sont infimes.»
Il n'existe aucune statistique nationale concernant le nombre de plaintes pour violences obstétricales puisque cette notion n'est pas reconnue sur le plan légal, selon l'avocate genevoise spécialisée en droit médical, Fanny Roulet: «Il n'y a pas de définition juridique pour ce type de violences. Elles sont assimilées à des lésions corporelles non justifiées.» L'avocate estime que «les violences obstétricales sont extrêmement difficiles à prouver puisque le médecin parvient presque toujours à justifier un acte médical notamment en cas de situation d'urgence, comme la décision de pratiquer une césarienne.» Elle indique, par ailleurs, qu'elle n'a jamais encore eu à défendre de clientes pour violences obstétricales puisque «dans de nombreuses situations, il s'agit uniquement d'un ressenti de violences, légitime mais difficile à démontrer.»
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La loi suisse impose un délai de 3 mois pour lancer une procédure pénale pour lésions corporelles. Il existe ensuite plusieurs options: «Cela dépend si la femme souhaite obtenir un dédommagement ou une reconnaissance. On peut obtenir une condamnation pour négligence ou tort moral", indique Fanny Roulet qui ajoute: "La commission de surveillance des professions de la santé et des droits des patients peut également traiter les plaintes.»
Il existe donc un réel décalage entre le nombre de femmes ayant subi des violences obstétricales et la part de ces mères ou couples qui entament une procédure juridique pour faire reconnaître ce qu'il s'est passé. Un fossé qui se reflète dans le nombre extrêmement faible de lettres de doléances ou plaintes adressées aux hôpitaux.
Selon Maxime Haubry, responsable des sage-femmes pour le Réseau hospitalier neuchâtelois, seules quelques lettres sont réceptionnées chaque année. Du côté des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), elles sont en légère augmentation, selon Antonina Chilin, sage-femme en charge de la consultation vécu d'accouchement, même si cette dernière n'avance aucun chiffre. Environ cinq lettres de doléances impliquant des violences obstétricales ont été enregistrées à l'Hôpital du Valais à Sion en 2021 indique Joakim Faiss, en charge de la communication, un chiffre en très légère hausse. Le professeur David Baud, médecin responsable du service obstétrique au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne précise que «seulement 1% des accouchements débouche sur une lettre de doléances: un total de quarante lettres pour 2021.»
"Seulement 1% des accouchements débouche sur une lettre de doléances" Pr. David Baud, médecin responsable du service d'obstétrique au CHUV
Juriste à l'unité des affaires juridiques du CHUV, Annie Kabamba réceptionne ces courriers. Elle note que, contrairement à la lettre de doléances, la plainte pénale «est adressée directement au Ministère public contre une personne en particulier.» Il sera difficile d'obtenir plus de détails sur le contenu de ces lettres et sur d'éventuelles procédures en cours. Toutefois, contrairement au chiffre articulé par le professeur Baud, la juriste estime que seule une dizaine de lettres par année, contre quarante, concernent les violences obstétricales.
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Faire de la prévention auprès des femmes pour éviter que de telles situations se produisent, c'est l'une des solutions selon l'avocate Fanny Roulet: «Elles doivent connaître leurs droits, avoir des arguments pour s'opposer à certains actes ou demander à changer de médecin. Cela encouragerait aussi les soignants à changer leurs pratiques.»
«Des accouchements mal vécus"
«Les soignants n’aiment pas le terme de violences obstétricales car dans la notion de violence, s’insère le désir de faire mal, ce que le soignant ou le médecin n’a pas l’intention de faire", explique le professeur David Baud, chef du service d'obstétrique au CHUV avant de préciser: «Nous préférons donc parler d’accouchements mal vécus.» S’il reconnaît qu’il peut y avoir de mauvais médecins, il observe surtout «un fossé entre le rêve et la réalité» dû à un manque d’informations.
Un point de vue partagé par le docteur Alexandre Farin, chef de l’unité d’obstétrique à l’Hôpital Riviera-Chablais à Rennaz (VD) : «J’ai réalisé beaucoup d’entretiens avec des patientes qui ont mal vécu un premier accouchement. Ce ne sont pas tant les équipes qui ont été violentes mais il y a un décalage entre la compréhension de la patiente et le protocole.»
"Ce ne sont pas tant les équipes qui ont été violentes mais il y a un décalage entre la compréhension de la patiente et le protocole" Dr. Alexandre Farin
L’année dernière, 110 patientes ont pu rencontrer des sage-femmes dans une consultation gratuite dédiée au vécu d'accouchement mise en place au printemps 2020 au CHUV. «Cet entretien répond véritablement à un besoin car un nombre croissant de femmes arrivent chez nous pour un second accouchement après avoir été traumatisées par le premier. C’est avant tout un espace de parole avec des professionnels experts de la naissance qui permet aussi de valider le ressenti et vécu de la patiente et du partenaire également», explique la sage-femme Valentine Annen. Parmi les traumatismes courants : la douleur. «Je pense que les patientes ne sont pas suffisamment préparées, il y a encore un important travail à faire en amont. Plus le fossé est grand, plus le traumatisme est grand», souligne-t-elle.
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Au Réseau hospitalier neuchâtelois, le personnel soignant peut suivre, depuis l’année dernière, des formations sur les projets de naissance ainsi que sur les consultations post-partum, selon Maxime Haubry. Des entretiens de vécu d’accouchement y seront prochainement mis en place tout comme à Sion, tandis qu’à Rennaz, une consultation a été créée l’année dernière. Aux HUG, elle existe depuis 2008.
L'expérience de l'accouchement est devenue, en quelques années, un véritable enjeu de société comme le prouvent les nouvelles consultations ante- et post-partum mises en place dans les maternités. Toutefois, la notion même de violences obstétricales n'est généralement pas reconnue par le personnel médical, attestant d'un décalage entre protocoles médicaux et la volonté des mères de devenir actrice de ce moment charnière dans leur vie.
Texte: Natasha Hathaway
Multimédia: Belén Aquiso, Natasha Hathaway