Une phrase du Président de la Confédération fin 2021 puis la guerre en Ukraine début 2022 font craindre en Suisse une pénurie énergétique. Pour éviter de se retrouver dans le noir ou sans moyens de se chauffer, la question des centrales nucléaires revient sur le devant de la scène. Mais il existe d’autres solutions.
14 octobre 2021: une première bombe – médiatique – plonge la Suisse dans la pénombre. Ou plutôt une phrase du président de la Confédération: « Après une pandémie, une pénurie d’électricité représente le plus grand risque pour la Suisse », lâche Guy Parmelin dans une vidéo relayée par la NZZ am Sonntag, développant dans l’opinion publique la notion d’un blackout électrique potentiel menaçant le pays.
VIDÉO: le discours de Guy Parmelin
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« La menace plane en raison de l’absence d’un accord avec l’Union euro péenne », affirme la RTS lors du 19h30 du 17 octobre. En effet, le Conseil fédéral avait mis un terme aux négociations sur le projet d’un accord-cadre institutionnel avec l’UE le 26 mai 2021. En conséquence, si la situation n’évolue pas d’ici 2025, la Suisse sera exclue de l’Europe électrique et l’importation de courant ne sera pas garantie. S’ensuit une pluie d’articles traitant du nuage qui guette l’approvisionnement énergétique du pays. Mais tout n’est pas si sombre.
« Aucune pénurie »…
« Il n’y a actuellement aucune pénurie d’électricité en Suisse », tente de rassurer Marianne Zünd, porte-parole de l‘Office fédéral de l’énergie (OFEN). Les médias ont provoqué une certaine confusion en mélangeant deux sujets. » De quoi s’agit-il? De deux documents – un conçu par le Département du fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), l’autre par le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) – qui ont des destinataires, des messages et des buts différents.
« Il s’agit d’une coïncidence malheureuse et une maladresse dans la gestion de la communication », explique Pierre Veya, journaliste économique au Matin Dimanche. Qu’elle soit fondée ou non, le risque de pénurie d’électricité devient dès lors un problème public.
… mais des problèmes en hiver
Bien sûr, il n’y a pas de fumée sans feu. « Le risque de pénurie est minime mais on sait que cela peut se passer, il faut le prendre au sérieux », précise Dominique Rochat, responsable de projets Infrastructure, énergie et environnement pour EconomieSuisse. En soulignant que les pertes se monteraient entre 1 et 4 milliards par jour.
Avec l’arrêt de la centrale nucléaire de Mühlberg, on a créé un manque Hans Björn Püttgen, ancien directeur de l’Energy Center de l’EPFL
Sur l’année, le pays produit plus d’électricité qu’il n’en consomme. La Suisse en exporte en été, mais, comme les barrages en produisent moins en mars-avril, elle est obligée d’importer. « On a une surproduction à la belle saison et un déficit en hiver, atteste Hans Björn Püttgen, ancien directeur de l’Energy Center de l’EPFL. Les difficultés sont liées à la saison des froids. »
Mais ce qui inquiète vraiment le spécialiste, c’est la manière dont va être remplacée à moyen terme l’électricité provenant des centrales nucléaires qui vont être progressivement mises sur la touche. « Avec l’arrêt de Mühlberg, on a créé un manque. La quantité de production d’électricité sera insuffisante », résume Hans Björn Püttgen. Raison pour laquelle la question des importations est un souci.
En 2017, le peuple suisse avait en effet accepté la loi révisée sur l’énergie, visant à la sortie progressive du nucléaire. Il a été décidé que les centrales doivent être mises hors service au terme de leur durée d’exploitation conforme aux critères techniques de sécurité, sans être remplacées par de nouvelles. Mais n’était-ce pas trop ambitieux?
Deuxième bombe
24 février 2022, une deuxième bombe fait retentir cette question dans tout le pays: la Russie déclenche une guerre en Ukraine. La réaction du monde occidental ne se fait pas attendre et vise principalement l’économie du belligérant. Les échanges commerciaux avec le pays de Vladimir Poutine sont impactés. Se pose très rapidement la question du gaz russe, qui alimentait l’Europe à hauteur de 40% en 2021. Une nouvelle interrogation brûle les lèvres des ménages helvétiques: vont-ils continuer à pouvoir se chauffer?
VIDÉO: un couple de retraités livre ses inquiétudes
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« Au niveau de la sécurité d’approvisionnement en gaz, l’Europe reçoit toutes les garanties pour son alimentation », rassure Pascal Abbet, directeur du Groupe E Celsius. D’ailleurs, Berne n’a aucun contrat avec des fournisseurs russes, mais elle s’alimente directement sur le marché européen, qui tente au maximum de diminuer sa dépendance au gaz russe, en faisant notamment recours au gaz naturel liquéfié (GNL).
De plus, un gros gazoduc européen permettant de faire des transits entre le nord et le sud du continent traverse le pays. “Cette artère intègre totalement les Suisses à l’industrie gazière européenne”, rajoute Pascal Abbet. En précisant que « c’est un travail quotidien pour les diplomates suisses de s’assurer du respect des accords signés. »
VIDÉO: Pascal Abbet explique ce qu’est le GNL
[arve url= »https://vimeo.com/705789908″ align= »center » maxwidth= »600″ /]Si la Suisse ne devrait pas manquer d' »or bleu », des conséquences sur les coûts sont attendues, notamment sur le portefeuille des utilisateurs. « Pour le moment, les prix n’ont pas bougé: ils ont déjà été fixés par rapport à des approvisionnements réalisés en 2021 pour 2022, explique le patron du Groupe E Celsius. Mais pour 2023, on sera sur des niveaux qui n’ont rien voir. » L’explosion des coûts à la suite de cette deuxième bombe semble inexorable. A moins de miser sur d’autres sources d’énergie. Un véritable défi pour l’avenir du pays.
Scission sur le nucléaire…
L’idée de miser sur l’énergie nucléaire revient alors comme un champignon. « Une possibilité consiste à décréter que les centrales, au lieu de fonctionner 50 ans, puissent tourner 60 ans, propose Dominique Rochat. Cela ne sera pas une véritable solution, mais cela nous donnera du répit. Cependant, politiquement, cela sera très discuté. »
« On va faire la proposition de prolonger l’exploitation des centrales, annonce Pierre-André Page. Elles sont là, elles fonctionnent, si on peut assurer leur sécurité, on doit y faire recours le plus longtemps possible. » Selon le Conseiller national UDC fribourgeois, si la population était amenée une nouvelle fois à se prononcer sur l’arrêt du nucléaire, il voterait différemment, car « beaucoup de choses ont changé depuis 2017 ».
AUDIO: micro-trottoir sur le nucléaire
Certes, le coût des centrales est très important, mais « on a pris du retard dans les énergies renouvelables », souligne le membre de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie (CEATE). Avant d’ajouter: « Le prix de l’énergie est en train d’exploser. On en importe chaque mois pour un milliard de francs. Il faut en produire un maximum en Suisse. »
Le nucléaire, c'est une énergie du passé Delphine Klopfenstein Broggini, Conseillère nationale (Verts, GE)
Mais cette solution ne fait de loin pas l’unanimité. « La stratégie énergétique en 2017 a été votée très clairement: sortie programmée du nucléaire, rappelle la Conseillère nationale Delphine Klopfenstein Broggini. Cela va aussi contre la volonté du Conseil fédéral, qui n’a donné aucune espèce d’ouverture à cette proposition de l’UDC. »
D’après la Verte genevoise, il s’agit d’une énergie qui comporte de gros risques sécuritaires et pour laquelle il n’y a toujours pas de solution concernant les déchets: « Le nucléaire, c’est une énergie du passé ». Avant de justifier: « Nous avons les plus vieilles centrales du monde, peut-être avec une ou deux autres en France. On a un parc potentiellement dangereux, la Suisse est très dense en terme de population et on ne peux pas l’exposer à cette menace ». Pour Delphine Klopfenstein Broggini, ce débat relègue au deuxième plan l’objectif qui doit primer dans le pays: tout miser sur le renouvelable et les économies d’énergie.
Sans se prononcer sur le fond, Véronique Boillet, professeure de droit public à l’Université de Lausanne, précise que le retour des discussions sur le nucléaire ne s’effectue pas à l’encontre de la volonté populaire: « Ce n’est pas parce que le peuple décide un jour dans un sens, qu’il ne peut pas redécider dans un autre sens un peu plus tard. Il n’y a pas de délai à respecter pour rouvrir un débat. »
AUDIO: processus législatif pour un « retour » du nucléaire
… mais union pour l’autonomie énergétique
Sur la forme, si l’UDC et les Verts sont en désaccord sur les moyens pour prévenir une pénurie énergétique, les deux camps soulignent la nécessité pour Berne d’être le plus autonome possible en matière d’approvisionnement, afin de réduire sa dépendance vis-à-vis de l’étranger. « La Suisse doit avoir le plus possible d’énergie issue d’une auto-alimentation », assure Pierre-André Page. « La souveraineté énergétique est indispensable », confirme Delphine Klopfenstein Broggini.
Un avis partagé par Nicolas Weber, professeur à la HEIG-VD à Yverdon et directeur de l’Institut de Génie Thermique: “Ce contexte doit nous pousser à sortir de la consommation exagérée de gaz naturel étranger en ayant une autonomie de production de notre énergie. On doit vraiment viser l’autonomie. Il faut arrêter de compter toujours sur l’étranger”. Pas uniquement pour le gaz, mais pour toutes les énergies. C’est une problématique globale.
VIDÉO: “Le problème énergétique est global”, dit Nicolas Weber
[arve url= »https://vimeo.com/706519438″ align= »center » maxwidth= »600″ /]Pour l’expert, le nucléaire n’est, pour le moment du moins, pas une solution à envisager pour palier à d’éventuels manques. Sans toutefois l’écarter totalement. « En terme de production énergétique, c’est quelque chose de fantastique. Mais tant que le problème des déchets n’est pas résolu, on n’a pas le droit de miser dessus. Par contre, il faut continuer les recherches dans ce domaine. »
Selon le spécialiste, quatre mots clés doivent prédominer pour assurer la transition énergétique: la sobriété « en changeant certaines habitudes, mais pas de manière radicale »; l’optimisation qui pourrait, dans l’industrie, « baisser de 20 à 40% l’utilisation de gaz et mazout »; la formation, car « il n’y a pas assez d’ingénieurs dans le domaine »; la recherche appliquée « pour mettre au point de nouveaux procédés consommant un minimum d’énergie ».
Le Power-to-Gas, une installation d’avenir
Mais ce n’est pas tout: « Il faudra ensuite passer par les énergies renouvelables », ajoute Nicolas Weber. En ayant recours au gaz de synthèse, appelé aussi Power-to-Gas. Un procédé qui permet d’utiliser les surplus d’électricité produits en été pour en faire de l’hydrogène. Un gaz produit grâce aux énergies photovoltaïque, éolienne et hydraulique qu’on peut stocker et revaloriser lorsqu’on a besoin de gaz naturel. Et qui peut, s’il est mélangé avec du CO2, produire du méthane.
VIDÉO: la production de gaz naturel renouvelable
[arve url= »https://vimeo.com/706708846″ align= »center » maxwidth= »600″ /]Le premier Power-to-Gas de Suisse a été inauguré le 29 avril 2022 à Dietikon (ZH). Cette installation peut produire environ 18’000 mégawattheures (MWh) de gaz renouvelable synthétique par an, ce qui permet d’économiser jusqu’à 5000 tonnes de CO2.
Face aux défis énergétiques que la Suisse rencontre, cette innovation n’est certes qu’un tout petit pas en direction de la décarbonisation du pays. Mais elle apporte un peu de lumière dans les réflexions pour éviter que la Suisse se retrouve dans le noir.
Texte: Florian Paccaud
Images: Keystone