À l’heure où une étude européenne place 5 villes suisses en tête du classement des consommatrices de cocaïne en Europe, rencontre avec des consommateurs de drogues synthétiques en milieu festif et des laboratoires qui ont choisi d’informer plutôt que de moraliser.
Jeudi soir de janvier humide et glacé à Fribourg, 21h. La salle de spectacle itinérante, «La Tour Vagabonde», ouvre timidement ses portes dans l’attente des premières notes d’un concert qui ne devrait plus tarder.
Malgré la pluie battante, Marc, 30 ans, accepte de nous rencontrer devant la salle pour nous parler de sa consommation de drogues récréatives. Il en consomme depuis 5 ans : « Pas la semaine, uniquement à l’occasion de fêtes et durant le week-end. De la cocaïne, du MDMA ou du LSD. Je regarde si je peux me le permettre en fonction du travail que j’ai le lundi.» Intégré socialement, Marc ne se considère ni comme toxicomane, ni sa consommation comme problématique ou addictive.
Il confie rechercher des effets bien spécifiques à travers des drogues synthétiques comme l’ecstasy (ou MDMA, son principe actif consommé sous forme de poudre) : « Avec le MDMA, on ne s’inquiète de plus grand-chose. On a des bouffées d’empathie. C’est très lié à la fête, à la liberté et à l’amour des autres. Par contre, il faut deux jours de récupération. »
Un consommateur de drogues synthétiques rencontré dans un club fribourgeois, nous explique les effets procurés par la cocaïne :
Des chiffres incertains et sous-estimés
Sans avoir eu besoin de chercher très longtemps, les témoignages de consommateurs ont pu être récoltés après quelques coups de fils seulement. Cette facilité nous amène à la question de la normalisation des pratiques individuelles de consommation de drogues de synthèses en milieu nocturnes festifs. À quel point ce phénomène est-il répandu en Suisse ? Cette réalité peut-elle se vérifier avec des chiffres ?
Difficile de trouver des statistiques représentatives puisqu’on parle d’une consommation sporadique, non répertoriée comme problématique ou addictive, ni ressentie comme telle par les consommateurs. De plus, comme cette pratique est illégale, elle est en soi difficilement mesurable officiellement.
Pascale, professeure d’anglais à Genève et consommatrice occasionnelle de drogues synthétiques, a pourtant son idée sur la question :
«Sur 100 personnes que je croise le week-end, je dirais que 60% consomment de la drogue. C’est pleinement constitutif de la vie nocturne. Pascale, une consommatrice.
En 2016, le monitorage d’Addiction Suisse révèle que 36’000 suisses entre 15 et 55 ans auraient consommé de l’ecstasy, et 50’200 de la cocaïne. Des chiffres très éloignés de la réalité perçue par Pascale durant son week-end. Grâce à un coup de fil à Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Suisse, on comprend que les chiffres de la fondation sont toujours sous-estimés, puisque l’échantillon sondé est représentatif de la population suisse dans son ensemble, et non de la population qui consomme en milieu nocturne festif.
Une nuance de taille, corroborée par une étude de l’Université de Lausanne sur les eaux usées de treize villes suisses. Parue dans la revue « Drug and alcohol dependance » en 2015, la recherche analyse les résidus de stupéfiants dans les égouts et démontre, en effet, qu’ils sont beaucoup plus importants le week-end, signe d’une consommation accrue en milieu festif. Les quantités de molécules d’ecstasy rejetées dans les eaux usées le mercredi se montent en moyenne à 1,5 milligramme par habitants. Elles atteignent 10 milligrammes le dimanche.
De plus, en mars 2018, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies publie une étude qui renforce la position de la Suisse dans le panorama de la consommation de drogues synthétiques. En analysant les eaux usées des plus grandes villes européennes, elle démontre que 5 villes suisses font partie du top ten des villes qui consomment le plus de cocaïne en Europe.
Du côté d’Addiction Suisse, même si la cocaïne est financièrement plus accessible, ce qui a largement contribué à sa banalisation depuis les années 80, le phénomène n’est pas nouveau. La Suisse a toujours été un pays à forte consommation.
Frank Zobel, spécialiste des drogues illicites chez Addiction Suisse, nous explique pourquoi :
Mais qu’en est-il réellement de la consommation durant la vie nocturne ? À ce point de notre enquête, le réseau Safer Nightlife Suisse (SNS), qui travaille notamment sur la réduction des risques spécifiquement liés aux drogues en milieu festif, semble être la seule organisation à pouvoir nous donner des chiffres fiables sur la consommation de produits synthétiques la nuit.
Alex Bücheli, expert indépendant pour SNS, nous donne rendez-vous dans un bar zurichois pour en discuter. Il nous renvoie tout d’abord à une étude réalisée en 2015, sur un échantillon de 1’675 noctambules dans toute la Suisse. Sur la totalité des sondés, 1’170 personnes mentionnent avoir consommé de la cocaïne, 1’100 des amphétamines et 1’000 d’entre eux, des ecstasys.
Lorsque Pascale estime, au doigt mouillé, croiser 60% de consommateurs dans son réseau le week-end, elle se rapproche donc des résultats du sondage réalisé par SNS dans différents lieux de vie nocturne du pays. Bien que ces chiffres doivent être lus avec précaution, ils semblent malgré tout indiquer que les papillons de nuit soient également, pour la majorité d’entre eux, des consommateurs de drogues synthétiques.
Les « personal drug trainers »
Autre moyen d’établir la portée du phénomène, les laboratoires fixes ou itinérants : les «drug checking», initiés par Alex Bücheli, d’abord à Berne en 1997, puis à Zurich en 2001.
Si un noctambule se procure une pilule d’ecstasy ou de la cocaïne mais souhaite toutefois vérifier le degré de pureté de sa drogue, les «drug checking» l’informent sur sa composition, et, le cas échéant, sur la dangerosité des produits de coupe qu’il s’apprête à ingérer (vermifuges, analgésiques, etc.), avec la substance active recherchée. Il s’agit ici de faire de la réduction des risques et non de la prévention pure.
Daniel Allemann, chimiste au laboratoire cantonal de Berne et responsable des « drug checking », précise le but des laboratoires :
Le consommateur curieux apporte sa pilule ou sa poudre au laboratoire mobile installé dans une roulotte aux abords du lieu festif, ou au laboratoire stationnaire à Berne. La dose est d’abord photographiée et numérotée, puis mélangée à différents solvants. Cette mixture est ensuite placée dans une machine qui effectue une opération de chromatographie liquide afin de séparer les différentes molécules composant le produit. Dans un laboratoire mobile, après quatre minutes pour l’ecstasy et six minutes pour la cocaïne, les premiers résultats sont visibles. Un chimiste délivre alors son verdict. Finalement, le consommateur reste libre d’ingérer ou non la substance testée. Pendant les quelques minutes que durent l’analyse, un expert s’entretient avec le fêtard sur le contexte d’achat de cette drogue et ses habitudes de consommation.
Les substances ainsi photographiées et analysées sont répertoriées dans une base de données sur le site internet nuit-blanche.ch, par dates et par catégories de dangerosité. N’importe quel consommateur, depuis chez lui, peut donc s’y référer à tout moment pour vérifier si l’ecstasy qu’il possède dans sa poche figure dans cette base de données, sa composition complète et les éventuelles précautions à prendre lors d’une prise.
Daniel Allemann découvre des produits de coupe dans la cocaïne qu’on lui apporte :
De son côté, Alex Bücheli estime que son travail consiste à révéler une autre réalité sur l’usage des substances synthétiques festives : «Ces drogues existent. Il est impossible d’évoluer dans le milieu nocturne sans croiser des substances car l’usage récréatif est la manière la plus répandue de consommer de la drogue. En offrant une réduction des risques, on accepte de mettre en avant la notion de plaisir dans l’usage, plutôt que le problème. On motive le consommateur à être adulte par rapport à sa consommation et à réfléchir à la manière dont il va ressentir la substance selon son état du moment, ou selon la dose. Nous sommes un peu des «personal drug trainers»».
Tous experts en performance
Pour comprendre si la perception, voire l’acceptation sociale de l’usage des drogues synthétiques a évolué, nous nous sommes adressés à l’expert suisse en sociologie des drogues Sandro Cattacin, co-rédacteur d’une étude sur la dangerosité des substances psychoactives pour la Confédération.
Selon lui, l’exigence performative requise dans les tous les domaines de la société renforce l’acceptation sociale vis-à-vis de la consommation des drogues pour atteindre ces performances, également celles qui servent à performer dans la fête : «Le discours dominant sur les drogues dans la presse depuis les années 80 est celui de la dramatisation. Pourtant, en parallèle, une stratégie d’utilisation des drogues normalisée et individualisée s’est mise en place dans la société, car aujourd’hui, on est capable de gérer les drogues qu’on consomme. Pour être un individu performant, on doit aussi être capable de gérer ses drogues.».
À ce moment précis, une phrase du témoignage de Pascale nous revient en écho : «La drogue existe partout. La journée on bosse, on boit du café. Le soir on va voir un concert, on prend un rail de coke.»
Finalement, si les experts s’accordent à dire que la consommation de substances récréatives est relativement stable depuis 30 ans, dans le milieu festif nocturne, les chiffres nous éclairent sur un phénomène qui reste bien en-deçà de la réalité de la consommation de drogues synthétiques en Suisse. Une pratique qui reste par définition illégale et cachée.
Texte et médias : Céline Roduit