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En Suisse, le bruit tue en silence

Nous sommes un million à souffrir du bruit en Suisse, parfois jusque dans nos appartements. Chaque année, 400 personnes décèdent à la suite d’une exposition prolongée aux nuisances sonores provoquées par le trafic routier. Un bruit épuisant qui peut conduire à de graves problèmes de santé, au point de provoquer des crises cardiaques.

« J’aimerais pouvoir vivre avec mes fenêtres ouvertes! » Eva* est lausannoise. Elle habite sur l’avenue de Chailly, un quartier vivant qu’elle affectionne beaucoup. Mais un quartier bruyant qui l’épuise. Pourtant, le bruit, elle connaît, elle qui a déménagé à onze reprises durant les sept dernières années – toujours pour des questions de nuisances sonores. « C’est impossible d’ouvrir mes fenêtres, été comme hiver. J’aime ma ville et j’aspire à y vivre paisiblement. Mais je ne vois pas de solution. » Au pied de son immeuble, aux heures de pointe, c’est pare-chocs contre pare-chocs. Un flot de voitures ininterrompu s’étire jusqu’à l’horizon, générant un brouhaha sourd et constant. Seuls quelques scooters remontant les embouteillages cassent un peu cette monotonie auditive, avec un son aigu qui surnage.

AUDIO – Eva, résidente lausannoise : «C’est un bruit permanent sous mes fenêtres.»

Eva rêve de pouvoir ouvrir ses fenêtres pour mieux dormir. Elle dénonce une nuisance insidieuse qui la fatigue chaque jour un peu plus. « L’impact sur ma santé, je le vois sur le long terme. Le bruit que je subis au quotidien est usant. C’est vraiment quelque chose de très progressif car plus le temps passe et plus ma tolérance se réduit. Au niveau du sommeil, et même si j’ai de la peine à évaluer l’impact du bruit sur ma santé, c’est une évidence que je dors moins bien chez moi que lorsque je suis en vacances dans des endroits plus calmes. »

Un sommeil perturbé par le bruit

C’est en effet durant les phases de repos – la nuit pour une majorité de la population – que l’impact du bruit sur notre corps est le plus dangereux. Le Dr José Haba-Rubio est neurologue, spécialisé dans la médecine du sommeil. En collaboration avec le CHUV et l’EPFL, il a mis en place des études de cohorte sur l’impact des nuisances sonores sur le sommeil. Baptisées « HypnoLaus » et « DecibeLaus », ces études qui portent sur plus de 6’000 sujets ont révélé une nette corrélation entre quartiers lausannois bruyants et troubles de la santé.

CARTE – Les habitants des quartiers lausannois les plus bruyants sont davantage sujets à la somnolence diurne.

En rouge, les quartiers où la somnolence diurne est plus élevée que la moyenne. En bleu, les quartiers où elle est plus faible. Source: Colaus Psycolaus

« Lorsqu’on est exposé à du bruit pendant la nuit, explique le Dr Haba-Rubio, il peut se produire des micro-réveils, dont nous ne sommes pas conscients, mais qui vont nous empêcher d’accéder à la phase de sommeil profond qui est indispensable à une bonne récupération. Avec comme effets une fatigue accrue, des problèmes de concentration ou encore de la somnolence diurne. »

AUDIO – Dr Haba-Rubio, spécialiste du sommeil : « Si on a été exposé à des nuisances sonores durant la nuit, il y a des conséquences immédiates. »

Un sommeil de mauvaise qualité peut impacter notre quotidien de manière conséquente. Mais mal dormir peut avoir des répercussions bien plus graves, selon le métier exercé. Marcello*, qui habite à Genève, en sait quelque chose. Il se lève chaque jour entre 2h45 et 5h du matin pour aller travailler. Son métier? Conducteur de tram. Autant dire que le manque de sommeil peut entraîner des conséquences dramatiques lorsqu’on pilote un engin pouvant peser jusqu’à 100 tonnes.

« Ça m’est déjà arrivé de piquer du nez en conduisant et de devoir demander à me faire remplacer en plein service, témoigne le Genevois de 36 ans. Je dois me coucher entre 19h et 20h tous les soirs, et ce n’est pas toujours évident de trouver le sommeil, car j’habite sur l’avenue de Châtelaine et il y a beaucoup de trafic. »

Lorsqu’on est conducteur de tramway, un sommeil non réparateur peut rapidement avoir de graves conséquences. © Mathias Deshusses

Cette route est en effet un axe principal fortement emprunté par les services de secours. « Ma chambre donne sur une cour, qui fait office de caisse de résonance. Je suis obligé de dormir avec les fenêtres fermées, même quand il fait chaud, pour limiter au maximum le bruit. »

Être gêné par le bruit est une chose. Mais comment est-ce possible d’en mourir directement? Comment expliquer que le bruit lié au trafic routier puisse provoquer des diabètes, voire mener à des décès, comme l’a révélé l’étude SiRENE en 2019?

Un bruit qui tue à petit feu

Sophie Hoehn, cheffe de la section « Bruit routier » à l’Office Fédéral de l’Environnement, comprend que cela puisse sembler irrationnel: « On dit qu’en Suisse, on a 400 décès prématurés et 2’500 nouveaux cas de diabètes chaque année, à cause du bruit routier. Et là, ce n’est pas intuitif, on ne comprend pas comment c’est possible, quel est ce lien entre du bruit et une mort prématurée ou du diabète. »

Il faut imaginer que l'oreille est le système d’alarme le plus primitif que l'on possède. Sophie Hoehn, cheffe de la section « Bruit routier » à l’OFEV

« Il faut imaginer que notre oreille, c’est le système d’alarme le plus primitif qu’on a. On ne peut pas le fermer, donc chaque fois qu’il y a un bruit, cela va créer une mise en alerte de ce système. Cette mise en alerte, c’est du stress. Si une personne qui habite en bord de route est soumise à des pics de bruit réguliers pendant la nuit, cela ne va pas forcément la réveiller, mais son système se met en état d’alerte et produit des hormones de stress. Le matin, elle aura peut-être eu 50 fois cet effet et elle va se réveiller stressée, sans même le savoir. On entre alors dans toutes les maladies typiques du stress, avec un impact notamment sur le système cardio-vasculaire – on peut aller jusqu’à un infarctus du myocarde – ou des problèmes de métabolisation du sucre, qui va générer du diabète. »

Un problème de santé publique

Les nuisances sonores dues au trafic routier – et d’autant plus en milieu urbain – semblent être le nouveau fléau d’une Suisse qui se rêve silencieuse. Depuis quelques années, les villes romandes prennent la problématique très au sérieux, à commencer par Lausanne. Les techniques pour tenter de soulager la population du bruit routier sont nombreuses: remplacement des fenêtres pour passer à du triple vitrage plus isolant, radar anti-bruit « pédagogique » pour sensibiliser les usagers de la route ou encore pose d’enrobé phono-absorbant pour diminuer les bruits de roulement, les municipalités font de nombreux efforts pour offrir à leurs habitants une meilleure qualité de vie. A Lausanne, la Ville vient même de limiter la vitesse à 30km/h entre 22h et 6h du matin. Mais est-ce vraiment efficace?

A Lausanne, on circule à 30km/h la nuit depuis le mois de décembre 2021. © Mathias Deshusses

« Quelqu’un qui a du triple vitrage est content, mais il ne peut pas ouvrir les fenêtres en été. Ça reste une demi-mesure pour nous. Nous préférons traiter le bruit à la source. Et la population voit clairement la différence », explique Patrick Etournaud, chef du Service des routes et de la Mobilité de la Ville de Lausanne.

Objectif: rendre les nuits lausannoises plus tranquilles

Trois mois après la mise en place de la mesure, les premiers résultats ont été analysés. Et le bilan semble positif. Près de 85% des véhicules ont abaissé leur vitesse dans l’hypercentre avec, à la clé, une réduction de 2 à 3 décibels du bruit généré par le trafic routier. Ce qui équivaut à une division par deux des nuisances sonores nocturnes. « C’est une des premières fois dans ma carrière que je vois autant de retours de personnes qui nous remercient d’avoir mis en place une mesure qui leur est bénéfique, termine Patrick Etournaud. C’est assez rare pour être signalé. »

Pourtant, du côté de la population, l’écho ne semble pas le même. « Cette limitation de vitesse nocturne est une blague », lance Eva*, notre résidente de l’avenue de Chailly. « Le 50 km/h n’était déjà pas respecté en pleine journée. Alors rouler à 30 km/h de nuit, vous imaginez? C’est bien joli de limiter la vitesse avec des panneaux, poursuit la jeune femme. Mais si la police ne fait pas de contrôles, personne ne respectera cette limitation! » Une répression accrue est-elle à l’ordre du jour pour faire appliquer ces mesures? « Pas pour le moment, car nous sommes encore dans une phase de prévention et de sensibilisation », précise Patrick Etournaud.

Une réponse qui ne satisfait qu’à moitié Eva. « Une moto, par exemple, fera toujours du bruit, quelle que soit sa vitesse », continue-t-elle. « Alors à 30km/h, la nuisance durera presque deux fois plus longtemps. Ce n’est pas la solution non plus! »

AUDIO – Le son produit par les motos domine en général celui du trafic automobile

Les motos joueraient un effet « un rôle prépondérant de la production de bruits excessifs », selon un communiqué de presse de la Ville de Lausanne. Un état de fait confirmé par Patrick Etournaud, qui précise en effet « que ce sont surtout les motos qui créent les pics de bruit, et qu’un deux-roues homologué qui prend des tours peut tout à fait dépasser les valeurs limites ». Un phénomène qui s’explique par des moteurs qui tournent à des régimes plus élevés que les voitures, mais aussi par le comportement des motards.

Un type de bruit qui agresse

Dominique* est un jeune retraité genevois. Il habite depuis plus de 40 ans sur le rond-point des Bains, dans le quartier de Plainpalais. Un carrefour bruyant qui voit passer chaque jour de nombreux autobus, mais aussi des camions de pompiers. Le dépôt des TPG ainsi que la caserne principale du SIS sont en effet à deux pas. Mais c’est avant tout les pics de bruit, et particulièrement les sons graves émis par les motos, qui perturbent son quotidien. Surtout quand ceux-ci pourraient facilement être évités.

« L’accumulation de bruit, et particulièrement celui qui provient des moteurs, c’est très fatigant pour moi », explique Dominique, en s’excusant presque. « Les gens qui accélèrent brusquement, ou ceux qui ont des motos trafiquées, par exemple, cela me met en mauvais état. Physiquement comme psychologiquement. Il y a vraiment des jours où je suis content de ne pas avoir de Kalachnikov, parce que je ne suis pas sûr que je serais capable de me retenir de m’en servir. J’avoue que ça réveille en moi des pulsions de haine assez violentes vis-à-vis de certains motards qui ont un comportement… particulièrement délétère. »

VIDÉO – Dominique, riverain genevois : « Je ne supporte pas que l’on m’impose le bruit d’une moto, alors que je ne n’ai rien demandé. »

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Plus que le bruit en lui-même, ce sont les nuisances sonores émises volontairement par certains motards qui lui sont insupportables. Car s’il juge ‘’socialement acceptable’’ le bruit généré par un camion de pompiers ou une ambulance, il n’accepte pas que certains comportements individuels impactent à ce point sa qualité de vie.

Une question de liberté individuelle?

« Ma bécane fait beaucoup du bruit, c’est vrai », témoigne Julien*, jeune motard passionné qui assume le fait de rouler avec un véhicule à la sonorité décuplée. « J’aime écouter le son de ma moto quand je conduis. C’est comme de la musique qui change en fonction de l’environnement et des phases de pilotage. C’est jouissif ! » Pour lui, faire du bruit ne pose pas de problème, car il estime avoir le droit de circuler avec un véhicule qu’il a acheté neuf en Suisse et qui n’a pas été modifié. « Si ma moto est vendue telle quelle en Suisse, je n’enfreins aucune loi et j’ai parfaitement le droit de rouler avec. C’est ma liberté! », poursuit le jeune homme, qui admet tout de même que sa machine japonaise fait « un bruit un peu scandaleux ».

Des contrôles sont régulièrement mis en place par la police genevoise, afin de traquer les deux-roues bruyants. Mais si certains motards risquent une amende salée, voir une confiscation du véhicule pour avoir modifié le système d’échappement de leur moto, d’autres s’en tirent sans aucun problème. Même si le niveau sonore relevé est identique.

VIDÉO – Une moto équipée d’un échappement non-homologué est contrôlée par la police, à Genève.

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L’homologation est en effet propre à chaque moto, et certaines le sont avec un niveau sonore pouvant dépasser les 100 décibels. Comme par exemple la Ducati Panigale V4S, une moto sportive italienne qui émet en toute légalité 107 décibels… avec l’autorisation de circuler sur nos routes. Il est donc tout à fait possible, légalement, de traverser une ville en pleine nuit sur une moto de course à peine échappée des circuits.

INFOGRAPHIE – Que représentent 107 décibels?

107 décibels – ou db(A) – c’est le volume sonore d’un marteau-piqueur. Ou d’une ambulance qui passe à cinq mètres. Un parallèle qui fait instinctivement prendre conscience du dérangement occasionné par le passage d’un tel véhicule à proximité de son habitation. A titre indicatif, un niveau de 85 db(A) peut déjà causer des dégâts (seuil de danger) alors que 120 db(A) représentent le seuil de la douleur.

Comment un tel vacarme peut-il être légal? 

Depuis son bureau à Berne, Sophie Hoehn confirme qu’il est problématique que des motos si bruyantes aient le droit de circuler en Suisse. « L’homologation et les valeurs en décibels définies pour chaque véhicule se font au niveau européen. C’est à la Suisse de s’engager sur ces directives européennes pour faire descendre ces valeurs, et permettre d’avoir des véhicules qui font moins de bruit. »

La balle est donc dans le camp politique. A notre pays de se faire entendre et de faire pression sur l’Union européenne pour faire baisser ces valeurs. Ou de prendre la décision de ne plus importer les véhicules qui dépasseraient un certain seuil.

Il faut être conscient de l’impact que l’on a sur les autres. Sophie Hoehn, cheffe de la section « Bruit routier » à l’OFEV

Mais Sophie Hoehn pointe également la responsabilité individuelle: « La moto est un véhicule de loisirs et il y a une notion de plaisir personnel lorsqu’on l’utilise. Mais il faut être conscient de l’impact que l’on a sur les autres. Une moto qui est homologuée à 100 db(A) et qui traverse une localité la nuit va faire plus de dégâts que la même moto qui la traverserait en plein journée. Pourquoi ne pas faire le choix de se dire qu’on va rouler en moto le jour, mais pas la nuit? Par respect pour la personne qui a besoin de se reposer? Et pour encourager le ’’vivre-ensemble’’? »

Pas sûr que le motard qui a déboursé plusieurs dizaines de milliers de francs pour s’offrir l’engin de ses rêves accepte d’en limiter l’usage pour préserver ses concitoyens. Il devrait pourtant – peut-être – y réfléchir à deux fois. Car pour réduire le bruit au silence, de nombreuses options sont possibles. A commencer, comme en Autriche, par l’interdiction de certaines routes aux motos dites « bruyantes ». Il n’est donc pas trop tard pour essayer de renverser la vapeur afin de cohabiter, tous ensemble, en bonne intelligence.

Texte et médias: Mathias Deshusses

*Prénoms d’emprunt

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