En Suisse, la majorité des écoles sépare encore les filles des garçons pour les cours d’éducation physique à l’adolescence. Ce modèle, plutôt rare aujourd’hui, se justifie-t-il? Enquête.
Clémence Vonlanthen
«C’est comme s’ils disaient que les filles ne sont pas capables de faire la même chose que les garçons» s’offusque Florence. Le cycle d’orientation du Belluard, que fréquente l’adolescente à Fribourg, sépare la plupart du temps les filles et les garçons lors des cours d’éducation physique. Bien qu’il n’existe aucune étude statistique permettant de chiffrer cette division, les experts s’accordent à dire que ce modèle est le plus répandu en Suisse Romande.
À 14 ans, Florence rêverait d’un sport scolaire mixte:
Un choix plutôt qu'une obligation
La loi scolaire stipule que l’enseignement de l’éducation physique peut être donné séparément entre filles et garçons. Contrairement à la France où la mixité est imposée, l’Office fédéral du sport encourage les écoles à maintenir la non-mixité dans la branche.
Afin de répondre aux attentes des deux sexes, il est conseillé, à partir du 3e cycle, de séparer majoritairement les deux sexes lors des leçons. Office fédéral du sport
Alors que le canton de Vaud tend un peu plus vers le sport mélangé, Genève ou encore Fribourg suivent majoritairement les recommandations fédérales. «Il n’y a pas de motifs pédagogiques à un enseignement du sport séparé, explique Benoît Gisler, chef du service du sport dans le canton de Fribourg. Ce sont avant tout des considérations d’ordre sportif et physiologique. Les jeunes sont dans une phase de modification physique profonde.» Mais cet argument ne convainc pas Bulle Nanjoud, chercheuse spécialisée dans l’étude des genres au 2ème Observatoire à Genève: « À l’adolescence, les différences physiques ne sont pas encore assez marquées entre les deux sexes. Et le corps se développe selon les compétences travaillées.»
Pour Lucie Schoch, sociologue du sport, on favorise ce modèle pour limiter l’hétérogénéité. «L’avis des enfants est très peu pris en compte. Les groupes de sexes sont plutôt créés par commodité. C’est plus simple à gérer, parce qu’il y a des différences de niveaux et on n’a pas nécessairement envie de pratiquer les mêmes sports.»
Pour Mathieu Von Wyss, responsable de l’enseignement du sport à l’école de Jolimont à Fribourg, c’est avant tout le bien-être de l’élève qui compte. Papa d’une petite fille, il est sensible à la question des genres; pourtant, il prône la non-mixité sportive. «Pour une fille, il n’est pas toujours évident de trouver sa place lorsqu’il y a des garçons, souligne-t-il. Elles sont d’ailleurs souvent mises à l’écart lorsqu’on joue en équipe. De plus, dans les sports tactiles, les jeunes sont parfois gênés de se toucher. J’ai l’impression que lorsque les filles sont entre elles, leur implication dans le cours est plus grand.»
Une histoire masculine
Lorsque l’éducation physique s’instaure en Suisse, celle-ci est rattachée au département militaire et non pas au ministère de l’instruction publique. Le sport scolaire a donc été conçu pour les garçons comme une activité de préparation au service militaire. «De ce fait, l’évolution de la branche en Suisse a été relativement lente comparé aux pays voisins.» explique Nicolas Bancel, historien du sport.
Beaucoup d’écoles publiques ne proposaient même pas de cursus sportif aux filles jusqu’en 1920. Quand l’obligation de l’enseigner à la gente féminine s’impose, on ne leur enseignait pas les mêmes exercices. Et même lorsque le Conseil Fédéral établit l’égalité des cursus, les cantons mettront encore du temps à appliquer cette loi.«La ségrégation sportive est ancrée historiquement dans notre pays car les femmes ne pouvaient pas faire l’armée. Cela explique les différentes trajectoires de l’évolution de l’éducation physique pour les filles et les garçons» conclut Nicolas Bancel.
La séparation des sexes concernait aussi les enseignants en éducation physique. «Lorsque j’ai commencé à enseigner il y a quarante ans, je n’avais pas le choix, je devais donner l’éducation physique aux filles uniquement, se rappelle Antoinette Daim. Cela ne fait qu’une dizaine d’années que ça a changé.» Enfin le sport scolaire s’est modernisé cette dernière décennie grâce à l’entrée à l’Université d’une formation à l’enseignement sportif.
La ségrégation sportive est ancrée historiquement dans notre pays car les femmes ne pouvaient pas faire l’armée. Nicolas Bancel, Historien du sport
La mixité pour supprimer les inégalités ?
Paradoxalement, les hautes instances mondiales du sport plébiscitent de plus en plus la mixité. Les Jeux Olympiques de Tokyo en 2020 accueilleront 18 épreuves mixtes, soit deux fois plus qu’en 2016. Un choix qui démontre une volonté d’atteindre à terme l’égalité hommes/femmes dans le domaine. Face à ces pratiques, l’école n’est-elle pas en décalage ?
La Haute École Pédagogique du canton de Vaud s’est posée la question. Des spécialistes ont alors évalué l’engagement des élèves dans une tâche d’apprentissage dans un contexte mixte puis non-mixte. Les études ont prouvé que la motivation des jeunes était plus grande lors des cours mélangés.
Des adolescents de l’école de Jolimont à Fribourg témoignent:
Alors que les études sont encore peu nombreuses dans le pays, des chercheurs français se sont penchés sur la question des genres dans les cours de sport mixtes. Les résultats sont unanimes: la mixité ne supprime pas les inégalités.
Vanessa Lentillon-Kaestner explique en quoi les garçons sont favorisés en salle de sport:
De telles injustices nous prouvent que la mixité ne va pas d’elle-même et qu’elle devrait être encadrée. Un guide de prévention intitulé «La poupée de Timothée et le camion de Lison» vient d’ailleurs d’être élaboré par l’institut de recherche 2ème Observatoire. Il a pour but d’accompagner les enseignants sur la question des genres à l’école. Cependant, il se concentre uniquement sur la petite enfance et le niveau primaire. Bulle Nanjoud travaille actuellement sur une édition pour les adolescents, même si pour elle, il n’y a pas de solution toute faite: « Ce qu’il faudrait c’est qu’un groupe de travail se forme pour tester des choses afin trouver un modèle moins discriminant.»
Vers un système à options ?
Pour éviter la problématique sensible des genres à l’école, des solutions existent. Une séparation par niveaux pourrait être envisageable. Cela se pratique par ailleurs déjà dans d’autres disciplines comme les mathématiques par exemple. C’est du moins ce que propose Vanessa Lentillon-Kaestner. Au lieu de mélanger deux classes pour ensuite les séparer par genres, deux niveaux seraient créés: les plus performants d’un côté et ceux avec plus de difficultés de l’autre.
Ce système nous vient des pays nordiques, notamment de la Finlande. Un pays reconnu comme pionnier dans l’égalité des sexes. Des études viennent d’ailleurs confirmer l’efficacité de la méthode : quand les compétences sont au coeur de l’enseignement les jeunes développent plus de créativité. Ce modèle a d’ailleurs inspiré le collège C. F. Ramuz à Lausanne qui l’a instauré pour un tiers des cours d’éducation physique depuis 2006. Une enquête de satisfaction réalisée en 2012 a démontré que les élèves semblaient appréciés le système. Jonathan Cotting, professeur de sport au cycle d’orientation de Jolimont à Fribourg en a eu vent. Depuis, il a choisi d’appliquer ce type de séparation pour certaines disciplines uniquement.
Jonathan Cotting pratique la séparation par niveaux de compétence pour le saut en hauteur :
Jean-Luc Gurtner, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Fribourg, émet quelques réserves. Ce modèle induirait en fait une autre forme de stigmatisation: «Les élèves qui sont dans les filières basses ont tendance à se démotiver. Les systèmes scolaires les moins ségrégants sont ceux qui obtiennent les meilleurs résultats dans les comparaisons internationales.»
Face à ce dilemme, le maître de recherche à l’institut des sciences du sport à l’Université de Lausanne, Grégory Quin propose une alternative en souhaitant instaurer un système à options.
Un programme trimestriel avec différentes activités sportives serait distribué aux élèves. Ceux-ci pourraient ensuite se répartir soit par affinités amicales, soit par affinités pour les disciplines. Ceci permettrait de ne pas contraindre les adolescents et de leur offrir un choix plus élargi. Cette formule n’est pas nouvelle pour la Suisse, mais elle apparaît plus tard, au niveau du secondaire II uniquement.
Des clichés renforcés ?
Pour Bulle Najoud, spécialiste de l’étude de genre, l’école n’est pas plus sexiste qu’une autre sphère de la société: « Nous recevons constamment des messages qui disent que nous sommes différents entre hommes et femmes. L’école n’est pas l’unique source de cette pensée mais elle participe à l’établissement de ce système.» Selon elle, en perpétuant la ségrégation sportive les établissements scolaires renforcent les clichés liés aux genres.
À 13 ans, Aurélie est déjà sensible à cette question:
Alors que la France tente de rendre son école moins sexiste depuis 2013, le modèle suisse ne fait pas l’unanimité. Une remise en question semble nécessaire d’autant plus que l’institution possède un rôle déterminant quant à la socialisation de ces futurs adultes. Plus que de laisser les cantons et les établissements scolaires faire leur propre cuisine, une uniformisation à l’échelle nationale, sous forme d’une loi fédérale, permettrait peut-être de revoir un système que certains jugent non seulement désuet, mais aussi désordonné. Les différences entre hommes et femmes sont encore nombreuses dans la société actuelle; l’éducation n’est-elle pas le point d’ancrage pour espérer une égalité des sexes ?