La Suisse est pétrie de symboles érigés au rang de mythes. Depuis le milieu du XXe siècle, le ski alpin fait partie de cette catégorie. Mais pourra-t-il survivre au réchauffement planétaire en cours? Voyage dans le canton emblématique du Valais.
Chaleurs printanières, manque de neige flagrant, usage massif d’enneigeurs : le redoux de la fin décembre 2022 et du début du mois de janvier 2023 a été à la Une de la presse nationale et locale. En Valais, tous les ingrédients étaient une fois encore réunis pour un débat sur l’avenir du ski. Une grande remise en question qui touche à la fois l’environnement, l’énergie, l’économie, mais aussi l’identité même du canton.
La fin des vacances de Noël au ski ?
Quelques semaines après cette période de frustration, les sourires étaient toutefois nombreux et les acteurs du tourisme hivernal valaisans semblaient presque avoir oublié leurs déboires initiaux. La neige était de retour, et même abondante, la plupart du temps.
Les professionnels du secteur sont pourtant conscients de la problématique, car elle est de plus en plus récurrente. En moyenne, la météorologue de l’Université de Neuchâtel Martine Rebetez estime que la Suisse a perdu environ 40 jours d’enneigement en l’espace d’un peu plus de cinquante ans.
Des jours sans précipitations qui frappent souvent la période économiquement très significative des vacances de Noël-Nouvel An. Une nouvelle réalité qui pourrait avoir des répercussions importantes pour les stations, bien que toutes ne soient pas logées à la même enseigne.
Cette année, le petit domaine skiable de Nax, dans le Val d’Hérens, n’a pas été capable d’ouvrir à cette période. Pour son directeur, Fred Pont, cette situation crée de lourdes pertes.
AUDIO: « Des pertes qui peuvent atteindre 30% », explique Fred Pont
Situé entre 1500 et 2600 mètres d’altitude et disposant de 35 kilomètres de pistes, Nax souffre notamment de sa situation géographique qui ne lui permet pas de s’approvisionner suffisamment en eau.
Résultat, il ne possède que trois canons à neige mobiles. Un choix dicté avant tout par les finances mais que la station a tenté d’utiliser à son avantage pour ses campagnes de promotion. « Bienvenue à Télé Mont-Noble, le paradis de la neige naturelle », peut-on lire sur son site internet. Un slogan qui fait mouche auprès de certains clients, comme Jeanne, une Genevoise qui se dit heureuse de pouvoir skier dans une « station quasi-verte », composée « à 98% de neige naturelle ».
Disponibilité en eau, altitude mais aussi orientation face au soleil : le canton du Valais est globalement mieux loti que ses voisins pour résister à l’augmentation des températures, mais la situation d’une station à l’autre n’en est pas pour autant homogène. Une grosse partie des différences s’explique par l’accès et l’utilisation des canons à neige.
La force de frappe des canons
Dans la vallée voisine, en Anniviers, Grimentz-Zinal a pu garder ses pistes ouvertes entre Noël et Nouvel an et même été l’un des rares à commencer la saison dès la mi-novembre. Face à Nax, le domaine qui culmine à 2900 mètres fait figure de géant : 21 installations, 115 kilomètres de pistes et surtout, 262 canons à neige, qui coûtent quand même entre 20’000 et 50’000 francs pièce.
Des canons qui sont justement devenus un symbole important « de non-sens écologique » pour de nombreux militants du climat. Au mois de décembre 2022 et de janvier 2023, plusieurs d’entre eux ont été vandalisés aux Diablerets (VD) et à Verbier (VS), notamment car jugés trop énergivores en eau et en électricité.
Sans justifier ces dégradations, Christophe Clivaz, conseiller national Vert valaisan mais aussi auteur d’une thèse sur « l’écologisation des politiques suisse et valaisanne du tourisme », juge que le Valais et la Suisse ont atteint une limite dans la pratique. Stéphane Genoud, expert en énergie et professeur à la HES-SO Valais estime quant à lui important de stopper cette course en avant en matière technologique, prenant notamment l’exemple de nouveaux canons capables de fabriquer de la neige dans une atmosphère supérieure à dix degrés.
AUDIO: pour Christophe Clivaz, il y a assez de pistes enneigées artificiellement en Suisse
AUDIO: d’après Stéphane Genoud, faire de la neige à dix degrés est « complètement stupide »
Sans surprise, le son de cloche est nettement différent du côté de Pascal Bourquin, directeur des remontées mécaniques de Grimentz-Zinal. D’après lui, la pollution ou la surconsommation énergétique ne sont pas à chercher du côté du ski, mais dans d’autres pratiques et activités beaucoup moins pointées du doigt, comme les piscines ou les patinoires.
Si on ne vient pas skier, les stations devront miser sur du tourisme estival Charlie, touriste belge
L’utilisation massive de canons à neige serait par ailleurs avant tout une réponse à de nouvelles exigences de la clientèle, qui n’accepte plus d’avoir peu de neige à des moments de la saison.
AUDIO: les explications de Pascal Bourquin, directeur des remontées mécaniques de Grimentz-Zinal.
Ces explications ne convainquent en tout cas pas tout le monde. Charlie, un Belge de 40 ans habitué depuis l’enfance à séjourner sur le domaine de Grimentz-Zinal, a décidé de faire une croix sur cette tradition. « L’industrie du ski pollue, les canons à neige, les dameuses, les installations, les véhicules. Si on ne vient pas skier, les stations devront miser sur du tourisme estival », avance-t-il.
Un souhait qui ne devrait pas se réaliser tout de suite à Grimentz-Zinal, où les chiffres des dernières années sont très bons. Ainsi, sur la saison 2022-2023, le domaine skiable a non seulement réalisé un record de fréquentation, avec 511’366 journées-skieurs, mais aussi battu le record de visiteurs sur une journée, avec 9510 skieurs le 4 janvier 2023. Grimentz-Zinal a enfin établi un record de chiffre d’affaires, plus de 34 millions, pour un bénéfice de 522’000 francs.
Un avenir qui semble donc assuré, d’autant plus que le domaine dispose d’un accord avec les forces motrices locales qui exploitent le barrage de Moiry : en d’autres termes, l’accès à l’eau et donc à la neige artificielle, est garanti.
Une diversification qui tarde
Face à l’incontestable réalité du changement climatique, les acteurs du tourisme en Valais promeuvent toutefois tous ou presque, d’étendre les activités hors de la saison hivernale.
Une approche qui s’inscrit dans le concept très officiel du « Tourisme Quatre Saisons », soutenu financièrement par les autorités cantonales. L’État du Valais s’engage en effet à aider à la transition des modèles économiques pour un tourisme moins tributaire de l’hiver, de la neige et du ski.
Dans la réalité, l’expression « Quatre Saisons », qui revient comme une ritournelle, semble souvent être un simple élément de communication. Manu Broccard, professeur en tourisme à la Haute école de gestion de Sierre, estime pourtant cette diversification des activités touristiques impérative.
VIDEO: « on ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur la diversification », explique Manu Broccard
A l’exception notable de Zermatt, plus grande et sans doute plus prestigieuse station du canton, le Quatre Saisons, osons-le dire, n’existe tout simplement pas. Une balade à Saint-Luc, Grimentz ou Zinal permet de le vérifier facilement. Du spa aux restaurants, en passant par les magasins, tout ou presque est fermé ici durant l’automne et le printemps. En été, certaines activités rouvrent mais les recettes de cette saison restent marginales par rapport à l’hiver. On évoque souvent un rapport de 1 à 10.
VIDEO: au mois de mai, le village de Saint-Luc est désert
Mais si l’ambition d’un tourisme tout au long de l’année ne semble majoritairement pas être partagée par les responsables des stations de montagne, la problématique de la diversification est, elle, bien présente. L’une des pistes explorées de plus en plus pour répondre à ce besoin concerne l’hôtellerie et la restauration.
Si de grandes stations comme Verbier ou Crans-Montana ont depuis longtemps commencé à investir dans le secteur, d’autres l’ont fait plus récemment. Au cours des dernières années, ce sont sans doute les changements opérés par le domaine skiable de Grimentz-Zinal qui sont les plus intéressants. Ici, les remontées mécaniques possèdent désormais une dizaine d’établissements, dont cinq hôtels. Nouveau joyau de leur parc immobilier, l’Espace Weisshorn, qui doit ouvrir ses portes en octobre 2023. Situé à plus de 2700 mètres, ce restaurant panoramique offrira une vue complètement dégagée sur les Alpes.
VIDEO: vue de l’Espace Weisshorn depuis un drone
Le domaine skiable a également engagé Didier de Courten, chef-multi étoilé. Celui qui a été cuisinier de l’année en 2005, sera en charge de l’ensemble du pôle hôtellerie-restauration de la société. Une casquette de gestionnaire qui ne l’empêchera toutefois pas de développer la qualité des plats.
AUDIO: selon Didier de Courten, les clients sont plus exigeants dans les restaurants d’altitude
Dans le Val d’Anniviers et ailleurs dans le canton, cette stratégie inspire désormais de nombreux acteurs qui, selon leurs moyens, cherchent aussi à diversifier leurs sources de revenus. L’hôtellerie et la restauration sont aussi perçus comme une solution pour attirer des touristes à d’autres instants de l’année, notamment en automne. Pour Patricia Chardon-Kaufmann, présidente du domaine de St-Luc/Chandolin, le temps où seuls les remontés mécaniques comptaient, est révolu.
VIDEO: pour Patricia Chardon-Kaufmann, « avoir la maîtrise des lits » est devenu essentiel
Le ski : une monoculture dont il sera difficile de sortir
Depuis les années 50, le ski est devenu de très loin le produit touristique numéro un du Valais. A l’échelle cantonale mais aussi nationale, il a acquis une sorte d’aura qui touche souvent à l’identité des habitants des régions de moyennes et de hautes montagnes.
La pratique a surtout permis un essor économique extraordinaire pour des régions qui vivaient avant cela essentiellement de l’agriculture et restaient la plupart du temps pauvres.
En Valais, le changement climatique est peut-être même plus visible qu’ailleurs, notamment du fait de la fonte des glaciers qui s’accélère. Tous les acteurs rencontrés l’admettent sans ambages : les défis liés à la hausse des températures, au manque de neige ou encore aux catastrophes naturelles sont déjà présents et devraient selon toute vraisemblance, s’accentuer.
Pour autant, tous peinent à imaginer un virage radical dans leur business model. « On skiera toujours en 2050 à Grimentz-Zinal » s’enthousiasme par exemple Pascal Bourquin, concédant toutefois que « la saison pourrait être raccourcie ». « Evidemment qu’on pourra encore mettre les lattes. D’ailleurs, nous sommes en plein chantier, car nous devons changer notre télésiège de départ. On réfléchit à une installation afin de pérenniser le ski sur le haut du domaine », renchérit Fred Pont.
Skier plus haut, utiliser davantage de canons à neige, raccourcir un peu la saison. Voilà les solutions qui sont envisagées pour la suite. Pour Christophe Clivaz, ces acteurs sont aveuglés par « la dépendance au sentier », une théorie économique qui explique qu’il est très difficile pour des décideurs économiques et politiques de changer de cap lorsqu’une activité a fonctionné aussi bien dans le passé. D’autant plus lorsqu’elle continue à être extrêmement rentable.
AUDIO: pour le conseiller national Christophe Clivaz, le Valais est aveuglé par les succès passés concernant le ski
L’hiver continue donc à être l’Alpha et l’Omega des politiques touristiques du canton. Pourtant, pour certains experts, un rééquilibrage à d’autres moments de l’année est possible. Les « Quatre Saisons » semblent encore bien lointaines, mais l’été pourrait tirer son épingle du jeu.
Avec l’augmentation des températures, de plus en plus de touristes sont en effet à la recherche de fraîcheur et donc d’altitude. Le nombre de visiteurs en Valais est d’ailleurs en constante augmentation à cette période de l’année.
Pour autant, si certains estiment qu’un produit touristique comme l’e-bike pourrait détrôner à terme le ski, il est plus vraisemblable de penser qu’il faudra le cumul de nombreuses activités touristiques pour parvenir à ce but. Et de ce côté-là, le chemin semble encore long.
Texte et multimédia: Tristan Hertig
Photos: Keystone, Reuters, Anniviers Tourisme