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Facturation médicale: seule dans un univers kafkaïen

Avec l’augmentation des primes d’assurance maladie, les assurés contrôlent de plus en plus leurs factures, à la recherche d’erreurs. Une démarche complexe qui en entraîne d’autres, tout aussi pédantes. Alors, peut-on réellement contrôler ses factures médicales? Enquête.

Une période de cinq ans, huit factures au total et une moyenne de 33% de surfacturation. C’est le bilan qu’a tiré Danielle, une assurée vaudoise retraitée, après avoir étudié ses factures médicales. Alors que tout part d’un premier contrôle effectué par hasard, bien vite, elle déchante: on l’a arnaquée, elle en est sûre et en a les preuves.

AUDIO: Une victime qui ne se laisse pas faire

Un cas d’école qui illustre une problématique latente, celle de la mécompréhension du système de facturation dans le domaine de la santé en suisse. Régulièrement erronées, les factures font pourtant l’objet de contrôles de la part des assureurs, mais restent souvent indéchiffrables pour les patients.

La note médicale est donc au cœur de l’actualité, entre surfacturations, facturations de prestations non effectuées ou encore de prestations inutiles. C’est un document opaque, difficile à saisir pour beaucoup de patients. Cette problématique s’inscrit dans un contexte de hausse continuelle des coûts de la santé et des primes d’assurance maladie.

De fait, les autorités politiques, assurances et autres fédérations de patients et de consommateurs enjoignent les assurés à contrôler leurs reçus médicaux. Mais plusieurs obstacles compliquent cette tâche.

Entre complexité et assiduité

D’abord, il convient de cerner ce qu’est le système de facturation TARMED. Ce tarif fonctionne avec plus de 4600 positions, qui prennent en compte la quasi-totalité des prestations ambulatoires. A chaque prestation est attribué un certain nombre de points en fonction du temps, de la difficulté et de l’infrastructure qu’elle requiert. Ces points sont à la base de la tarification.

Un exemple d’une position TARMED très souvent facturée de façon indue est « étude du dossier en l’absence du patient », qui serait appliquée dans plus de 90% des cas selon des spécialistes du domaine. Cette position ne devrait pas être facturée systématiquement, indique la Fédération romande des consommateurs (FRC). Cependant, l’assuré ne peut détecter des anomalies dans ses relevés médicaux sans une connaissance approfondie du système.

Les 4 600 positions de TARMED rendent l’outil difficile d’utilisation/ ©DR


Ainsi, plusieurs dispositifs ont été mis en place afin d’aider les assurés à mieux se défendre face à d’éventuels abus. La plupart des assureurs maladie donnent des conseils sur leur site afin d’aider les assurés à vérifier correctement leurs factures médicales. C’est notamment le cas du comparateur d’assurances Assurance info, mais également de la FRC, organisation externe dans la démarche.

La Fédération suisse des patients (FSP) organise entre autres des formations visant à aider les patients à comprendre la notation. Brigitte Kohler, consultante et experte en assurance maladie à la FSP, relate qu’on y apprend à décrypter sa facture, les démarches à entreprendre en cas d’erreur ou encore à déceler certaines fautes récurrentes.

AUDIO: La boîte à outil self-defense de Brigitte Kohler, spécialiste à la FSP

Malgré tout, ces formations sont peu fréquentées et les mesures pour rendre TARMED accessible et compréhensible à la population sont bien souvent insuffisantes. Une problématique qui gagne en importance, compte tenu de l’évolution croissante des frais relatifs à la santé.

Selon les données des assureurs, une facture médicale sur 20 comporterait une erreur. Légalement, ce sont eux qui sont tenus d’effectuer des contrôles sur ces documents. D’après SantéSuisse, l’une des deux faîtières nationales des assureurs maladie, chaque année, plus de 100 millions de factures sont vérifiées, dont 5% contiendraient des fausses notations. Grâce à ces contrôles, pas moins de 3 milliards de francs seraient économisés annuellement. Toujours d’après la faîtière, sans cette démarche, les primes d’assurance-maladie risqueraient d’augmenter de 10%.

GRAPHIQUE: Les erreurs de facturation en chiffre selon les assurances

Pour autant, la FRC souligne qu’il s’agit là d’une analyse macroscopique, dont le filtre laisserait passer les plus petites erreurs. Celles-ci se répercutent alors sur les individus et leur porte-monnaie.

La bonne volonté remise en cause

Si la complexité du système TARMED impacte en premier lieu les patients, les médecins dégustent aussi. Ils sont en effet très exposés à commettre des bévues dans la rédaction de la facture. Alors, manque d’assiduité, ou difficulté à comprendre le système en place, les avis sur la question sont mitigés.

Le docteur Laurent Pugnère, pédiatre au Locle et président de la commission des tarifs et des intérêts professionnels à la Société neuchâteloise de médecine (SNM), appuie sur une certaine mécompréhension de la part des médecin. D’autant que certains pourraient profiter du système.

VIDEO: Les médecins qui trichent, des exceptions?

Conseillère nationale (PS, VD), médecin généraliste et membre de la Fédération suisse des patients, Brigitte Crottaz profite de ses trois casquettes pour tenter de faire avancer les choses. Selon elle, il ne s’agit pas de dire que « tous les médecins sont des escrocs », mais plutôt de reconnaître que tricher est largement à leur portée.

« Il est trop facile de majorer ces factures en temps sans que les patients ni l’assurance ne le remarquent », souligne la parlementaire. Celle-ci mentionne encore la pénurie de médecins de famille, qui se répercute sur les factures. « S’ils remarquent une erreur, certains assurés n’osent pas la montrer à leur médecin », soulève-t-elle. « Nous avons observé de nombreux cas où les professionnels de la santé rendaient le dossier au patient, qui devait alors se trouver un nouveau praticien. »

Pour Danielle, il n’y a pas de doutes, certains médecins n’hésitent pas à tricher pour arrondir leurs fins de mois. « Je trouve anormal et malhonnête que des professions qui ont des revenus intéressants osent aller puiser dans la poche des assurés de quoi satisfaire leurs plaisirs », lance-t-elle.

IMAGE: Dur de naviguer dans la densité tarmedienne

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Très dense, le document qui répertorie les positions TARMED fait 4115 pages.

©Site officiel CTM

De son côté, la Fédération Suisse des médecins (FMH) réfute catégoriquement l’hypothèse selon laquelle les problèmes de notation dans la facturation seraient dus à un manque de compétence vis-à-vis de la tarification. « C’est très exagéré », assure le vice-président de l’organisation Philippe Eggimann. « Les situations individuelles sont toutes examinées et il s’avère que la plupart des plaintes découlent d’une mauvaise compréhension par le patient des règles d’application de TARMED. »

Néanmoins, « Nul n’est censé ignorer la loi », rappelle Charles Steinhäuslin, président de la commission de modération des honoraires de la Société vaudoise de médecine (SVM). « Le nombre de médecins qui n’ont aucune idée de cette structure tarifaire et qui laissent leur secrétaire faire le travail est effarant. »

Les assurances, elles aussi régulièrement remises en cause dans leurs contrôles, relèvent pour leur part les particularités de certains cas. Patrick Dos Santos Moreira, spécialiste prestations au sein de l’assurance maladie Helsana, détaille: « Le prestataire regarde plutôt si les erreurs sont systématiques avant de réagir ». Et de souligner que la justification d’un remboursement nécessite de la documentation médicale, un travail administratif souvent coûteux. « Nous devons choisir nos combats », lance le spécialiste.

Des propos qu’adopte également Christophe Kaempf, porte-parole de SantéSuisse: « Il y a évidemment toujours une pesée d’intérêts qui doit être étudiée entre les coûts et le bénéfice effectués par l’assurance maladie. Si nous devions intervenir manuellement sur chaque facture, les frais deviendraient supérieurs aux montants récupérés. Cela se répercuterait sur les coûts administratifs et donc sur les primes des assurés. » Il rappelle également que le patient détient certaines données que seul lui peut vérifier.

AUDIO: Au patient de savoir s’il va chez le médecin


De fait, Christophe Kaempf estime que le système pourrait être simplifié. « Si tous les décomptes nous parvenaient sous forme électronique et que les forfaits ambulatoires étaient introduits, il y aurait alors moins de position tarifaire à contrôler pour une intervention. » A savoir que des configuration analogues existent déjà dans des pays voisins, notamment en France.

Encore peut-on signaler que des experts mettent en garde devant un excès de confiance envers les assurances et leurs pare-feux. C’est le cas de Beat Bürgenmeier, professeur honoraire de la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève, qui décortique: « Les assurances ont des statistiques qui leur donnent pour chaque maladie une certaine marge de coûts, et dès que les factures sont dans ces marges, elles ne vérifient pas si la prestation a été fournie ou non. » Il s’accorde donc avec Christophe Kaempf sur l’importance des patients et de leur contrôle de l’addition.

Se faire rembourser: épreuves, impacts et ouvertures politiques

Selon la FRC, les sollicitations concernant les factures sont régulières. En cas d’erreur, la première chose à faire serait de prendre contact avec son médecin traitant. Brigitte Kohler insiste sur la communication entre le patient et le médecin: « Si une erreur est décelée, il faut téléphoner au praticien pour avoir une explication, ou du moins échanger sur la facture. » Mais, d’après elle, la réponse est souvent la même: il faut s’attendre à ce que le docteur n’entre même pas en matière.

Dans l’optique de se faire rembourser, Danielle entame alors un véritable parcours du combattant. Elle contacte d’abord son médecin, comme recommandé par la FRC. Mais sans succès.

VIDEO: Le parcours du combattant pour l’assurée

Une lutte qui se résume en quelques secondes, mais qui aura duré plus de sept mois. Echanges de lettres, coups de téléphones, sans compter les heures d’étude de documents et d’attente, l’assurée vaudoise a dû se battre pour parvenir à ses fins. De quoi décourager beaucoup de patients abusés qui veulent entreprendre des démarches similaires.

Finalement, ces nombreux mois de procédure auront permis à Danielle de récupérer 1300 francs à son médecin, dont seulement 10% lui reviendront personnellement. L’assurance récupère le reste. Un montant qui pourrait de prime abord paraître dérisoire, mais qui, à répétition, permettrait de faire baisser les coûts de la santé.

Depuis son appartement meublé d’étagères à bibelots et de tapis à motifs, elle souffle: « A titre personnel, je suis satisfaite d’avoir fait aboutir une réclamation qui avait été rejetée de partout. Le but n’était pas de se faire rembourser, je me fais plutôt la porte-parole des personnes dans le besoin qui ne peuvent pas aller chez le médecin car elles n’ont pas le pognon. »

AUDIO: Danielle, assurée à la retraite: « Tout le monde s’en fichait »


Or, ces difficultés structurelles et administratives auxquelles la Vaudoise a dû faire face s’expliquent une fois encore par l’obsolescence de la tarification TARMED. Ce n’est pourtant pas demain que le système changera, faute de consensus sur le remède. Sous la coupole fédérale, à gauche, on estime que le contrôle des assureurs est insuffisant. Les élus brandissent pour preuves les scandales réguliers de surfacturation qui défraient la chronique.

A droite, on a plutôt tendance à défendre le travail de contrôle des caisses maladie, non sans admettre qu’une simplification de la tarification permettrait d’alléger le fonctionnement global du système de santé, voire d’en faire baisser les coûts. « Chaque groupe d’influence essaie de défendre son intérêt », pointe le professeur Beat Bürgenmeier. Ce dernier prône un contrôle indépendant de la politique, gangrenée selon lui par les lobbys.

Brigitte Crottaz dénonce encore le monopole qu’exercent les assureurs dans la gestion de l’assurance de base, ce que souligne également la FRC. « Aujourd’hui, les données des patients sont fragmentées entre les différents assureurs. La caisse unique serait une solution à ce problème, elle permettrait d’avoir l’œil sur toutes les factures de soins dans un canton », soulève l’élue.

Alors que TARMED arrive à bout de souffle, son présupposé successeur, TARDOC, fait déjà débat, remis en examen par le Conseil fédéral à la mi 2023. Beat Bürgenmeier l’assure, « Il faut désormais une réforme en profondeur de la structure tarifaire pour garantir la souveraineté même du consommateur et lui assurer un contrôle accessible des factures médicales. » L’actualité sur la modification de la LAMal pour le financement uniforme des prestations laisse toutefois entendre que les débats sur les coûts de la santé n’ont pas fini de faire parler.

Texte Rémi Alt
Multimédia Rémi Alt, Sébastien Blanc
Photos Pexels, DR

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