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Faillites frauduleuses : ces milliards volés qui pèsent sur la Suisse

En 2017 éclatait la fraude massive à l’assurance orchestrée par des entreprises de construction qui a coûté près de 3 millions de francs à la caisse cantonale de chômage vaudoise. Depuis, les banqueroutes abusives dans le bâtiment ne cessent de faire les choux gras de la presse. Alors que cette situation accable la Suisse depuis plus de 30 ans, les pouvoirs publics vont-ils stopper les faillites frauduleuses ? Enquête.

C’est sur une parcelle perchée au-dessus de Nendaz avec vue panoramique sur la plaine du Rhône que nous retrouvons Manou, machiniste valaisan de 35 ans. Le cadre est paradisiaque, le soleil irradie les baies vitrées. Tout prête à l’émerveillement dans cet écrin du Valais central. Pourtant, sa mine est déconfite et son pas las lorsqu’il nous fait entrer dans sa maison… par la porte coulissante d’une terrasse en travaux. Suite à la banqueroute en 2022 de leur promoteur immobilier, Manou et son ex-compagne Isabelle se retrouvent aujourd’hui sans logement, et floué de plusieurs centaines de milliers de francs. En plus d’avoir empoché l’argent, l’entrepreneur a relancé une société, alors qu’il laisse derrière lui une ruine remplie de défauts.

VIDÉO – Pour Manou, cette fraude a brisé son couple et sa vie.

Cette situation n’est pas un cas isolé : entre 2020 et 2023, cinq couples valaisans rapportent avoir été victime du même constructeur, pour une perte totale de plus de 800’000CHF. Aujourd’hui, le couple ne peut ni récupérer leur investissement, ni même déposer plainte. En cas de faillite en Suisse, les patrons de sociétés sont protégés de toute poursuite. Un système utilisé par certains pour s’enrichir en enchaînant les banqueroutes. On parle alors de faillites frauduleuses.

Deux personnes se tiennent devant une maison en construction abandonnée, avec des baies vitrées inachevées et une pelle mécanique jaune à l'avant. La maison est située dans une région montagneuse avec une vue dégagée sur la vallée du Rhône, Valais, Suisse.

Manou Leiggener et son ex-compagne Isabelle Fournier devant leur maison en ruine à Nendaz. Marie-Lou DUMAUTHIOZ – 24 heures


Affaires retentissantes en Valais

Ces agissements font fréquemment la une des journaux. Cas emblématique à Martigny : le promoteur Josias Rywalski, employant une vingtaine de personnes, fait parler de lui depuis 2010. Son palmarès ? Quatre faillites de sociétés anonymes depuis 2009, un chantier abandonné en 2013 à Leytron, des créanciers impayés à hauteur de dizaines de millions de francs et des arriérés de salaires et de charges sociales (AVS, LPP, impôt à la source) pour plus de 800’000 francs. La procédure pénale est toujours pendante et le patron encourt une peine d’environ dix mois de prison avec sursis et des jours-amende.

chantier de construction à Leytron avec un bâtiment en échafaudage, situé au pied d'une montagne, sous un ciel bleu clair avec de la neige au sol.

Le chantier de Leytron situé sur un terrain vague de 5000 m2 abandonné par Josias Rywalski. © Nathalie TERRETAZ – Rhône FM


Au syndicat UNIA, Serge Aymon, responsable du secteur de la construction, constate que la plupart des cas de tricheries concernent des micro-entreprises de moins de dix travailleurs, sous-traitant des travaux dans la peinture ou le ferraillage pour de plus grands groupes. Rarement médiatisées, elles passent sous le radar de l’opinion publique.

C’est le cas de cette autre SARL chablaisienne anonymisée active dans le terrassement qui a fait  faillite en 2023. L’entrepreneur a laissé plus de 400’000 francs d’impayés, laissant sur le carreau tous ses ouvriers.  Parmi les cinq employés lésés, Pedro N., dont le nom a été modifié, a travaillé plusieurs mois sur les chantiers de son patron sans être rétribué. Après une procédure au prud’homme, il attend toujours que son ancien patron, qui a déjà entre-temps relancé une société, lui verse plus de 24’000 francs de salaires.

AUDIO – Pedro N., ouvrier victime d’un entrepreneur peu scrupuleux. « Cette banqueroute m’a mis dans un situation économique impossible. Je ne pouvais plus subvenir aux besoins de ma famille ».

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Un système trop laxiste

Avec son économie très libérale, la Suisse est un eldorado pour les entrepreneurs qui souhaitent se lancer rapidement et à moindre coût. Une opportunité en or qui comporte pourtant de nombreux risques. De fait, plus de 19’000 faillites ont été enregistrées en 2023. Un chiffre en augmentation de 23% en comparaison à la période pré-covid selon l’entreprise Creditreform spécialisée dans la gestion de créances . Avec un taux de dépôts de bilan de 25%, la branche de la construction est la plus durement plus touchée par cette hausse. Des chiffres qui interrogent et qui persistent en 2024.


Si la majorité des échecs dans le bâtiment est imputable à une conjoncture plus rude qu’auparavant, avec notamment la hausse des prix du bois et de l’acier, une minorité d’entre eux s’inscrit dans un mode opératoire qualifié de « faillite frauduleuse », parfois à la chaîne. Bien connue des entrepreneurs malintentionnés et avides de gains, la pratique est très simple.

« Le patron qui a accumulé plusieurs avances de fonds pour divers chantiers décide, du jour au lendemain, de ne plus payer ses employés, ses loyers et ses fournisseurs. Il laisse son entreprise partir en faillite. En parallèle, il engage une personne de son entourage pour transférer ou racheter à prix modique le matériel et l’équipement à l’office des faillites, souvent flambant neuf, et repart avec elle sous un autre nom de société ou après avoir racheté une entreprise « coquille vide » à bon prix », explique Serge Aymon.

Des moutons noirs qui coûtent cher à la collectivité

Si au niveau national l’Office Fédéral de la Statistique (OFS) publie régulièrement des chiffres concernant les procédures de faillite et actes de poursuites, il n’existe aucune donnée précise sur les « faillites abusives » pour le pays. Et pour cause : la majorité des cas d’abus ne sont pas identifiés comme tels car les offices des faillites et les polices judiciaires manquent de ressources.

Dans le sillage de l’escroquerie d’ampleur à la caisse cantonale de chômage vaudoise révélée par nos confrères du 24 heures en 2017, la police zurichoise lançait une alerte nationale en dévoilant que tout secteur confondu, les faillites abusives causeraient annuellement des dommages économiques de plus de 200 millions de francs dans ce seul canton. Allant même jusqu’à parler d’une industrie de la fraude.

Les faillites frauduleuses coûtent chaque année plus de 200 millions de francs au canton de Zurich Police cantonale de Zurich

En comparaison, le Valais estime de son côté un manque à gagner de 52 millions de francs. Pour lutter tant bien que mal contre le phénomène, le canton est le premier à s’être doté en 2018 d’une brigade financière spécialisée dans ces crimes.  Ses agents spécialisés traitent chaque année une quinzaine de liquidations illicites liées à la construction.

« Chaque faillite laisse un découvert compris en moyenne entre 200’000 et 500’000 francs. Les cas qui nous sont rapportés se chiffre annuellement à près de 10 millions de francs de pertes. La réalité est probablement autre car beaucoup de cas passent entre les mailles du filet », précise le lieutenant de l’unité anti-fraude économique, Hervé Veuthey. Malgré ces efforts, 80% des banqueroutes sont suspendues faute d’actif et les victimes ne revoient jamais leur argent.

AUDIO – Hervé Veuthey, lieutenant de la brigade financière valaisanne. « Nous arrivons souvent trop tard et il ne reste plus rien à récupérer ».

Michel Heinzmann, professeur ordinaire au département de droit commercial de l’Université de Fribourg, nuance : « Au niveau national, les entreprises qui se comportent mal sont marginales. La liberté d’entreprendre est fondamentalement positive pour notre société, mais il faut prendre des mesures ciblées pour éviter des abus. De la même manière, ce n’est pas parce qu’il y a des gens qui abusent de l’aide sociale qu’il faut abolir l’aide sociale dans son ensemble ».

Une justice trop lente et un secteur peu scrupuleux

Face à l’ampleur de la fraude, les sanctions sont jugées insuffisamment dissuasives par les syndicats. « Les condamnations sont trop faibles. Ces personnes-là recommencent souvent avec le même système. Normalement, elles ne devraient plus pouvoir exercer une activité d’employeur dans ce pays », martèle Serge Aymon.

Pour l’avocat Aba Neeman, spécialiste en droit des faillites, le problème est à chercher ailleurs. « Le système judiciaire est surchargé donc l’instruction prend plusieurs années. Entre deux, l’entrepreneur a le temps de transférer ses actifs et de refaire une société. La fonction dissuasive de la loi arrive souvent trop tard, après la nouvelle infraction. »

Genève, le 24 avril 2024. Clémence Jung, juriste au syndicat SIT à Genève. (Marie-Lou Dumauthioz/24heures)

Mais alors comment expliquer que la construction soit autant concerné par ce fléau ? Si ce milieu n’est pas le seul concerné, il s’agit d’un domaine favorable aux agissements délictueux. « Les opérations financières se déroulent en cash et impliquent souvent plusieurs sociétés. Dans ce contexte, ces transactions peuvent être difficiles à suivre et à documenter », argumente Hervé Veuthey.

Les travailleurs immigrés sont vulnérables aux abus en cas de débâcles Serge Aymon, responsable construction chez UNIA

De son côté, la main d’œuvre, à majorité étrangère et sans formation préalable, ignore souvent tout de la législation. Elle devient alors une proie facile pour le patron malintentionné qui a le champ libre pour mener ses actions déloyales. « Les travailleurs maîtrisent mal le français, car ils sont souvent issus de l’immigration. Ça les rend vulnérables aux abus car ils acceptent parfois du travail au noir et ne savent pas faire respecter leurs droits en cas de débâcle », nous confirme Serge Aymon.

Un homme vu de dos portant une veste de travail orange et grise dans une pièce à l'intérieur d'une maison.

Les ouvriers immigrés sont une proie facile pour les patrons mal intentionnés. © Marie-Lou DUMAUTHIOZ – 24 heures


Un durcissement de la loi qui sonne creux

Conscients des failles du système et du coût pour la collectivité, les parlementaires à Berne tentent de mettre en place des garde-fous depuis plus de treize ans. Une latence propre au modèle bicaméral suisse qui prendra bientôt fin. Début 2025, la nouvelle modification de la législation de la Confédération a pour ambition de mieux lutter contre les banqueroutes frauduleuses. Pour Sidney Kamerzin, conseiller national du centre responsable du dossier au sein de la commission des affaires juridiques (CAJ), cette mise à jour de la loi est équilibrée.

VIDÉO – Sidney Kamerzin, conseiller national du centre. « C’est un bon pas en avant qui permet de maintenir un modèle économique performant ».

Concrètement, les changements majeurs concernent l’échange d’informations systématique entre les différentes autorités et l’interdiction de l’usage d’entreprises « coquille vide ». Dans un premier temps, l’office cantonal des faillites sera obligé de dénoncer pénalement les délits constatés au ministère public.

Dans un second temps, si une interdiction d’exercer envers l’entrepreneur est prononcée par le tribunal, le registre du commerce en est notifié et pourra empêcher la création d’une entreprise par la personne incriminée. Cela mettra un terme à la situation actuelle où un patron véreux arrivait à passer entre les mailles du filet et repartait en achetant à bas coût auprès de fiduciaires, avocats ou juristes, des sociétés anonymes dormantes sous-capitalisées.

Ça ne va pas faire disparaître les faillites frauduleuses. Il faudrait des mesures plus strictes Michel Heinzmann, professeur ordinaire au département de droit commercial de l’Université de Fribourg

En lisant les nouvelles mesures de l’ordonnance, beaucoup ont le sentiment que l’éléphant parlementaire a de nouveau accouché d’une souris. « Ce n’est pas un changement incroyable. Il y a certainement une petite amélioration, mais ça ne va pas faire disparaître le phénomène des faillites frauduleuses. Il faudrait des mesures plus strictes. J’aurais aimé que l’on soit encore plus incisif », analyse le professeur Michel Heinzmann.

Même son de cloche du côté de David Equey, directeur adjoint de la Fédération vaudoise des entrepreneurs (FVE), qui enfonce le clou. « Très honnêtement, cette loi n’apporte pas grand-chose. Si on n’adapte pas notre législation au cadre européen, comme nos voisins français et allemands, on devient un eldorado pour tous les desperados de ces pays. C’est ce qui se passe actuellement ».

Un homme en chemise blanche et blazer noir se tient devant une bibliothèque blanche remplie de classeurs fédéraux à l'intérieur d'une pièce.

David Equey, directeur adjoint de la Fédération vaudoise des entrepreneurs estime que l’adaptation de la loi ne va pas assez loin. © Marie-Lou DUMAUTHIOZ – 24 heures


Dans une même énergie, il conclut en abordant quelques pistes d’amélioration pour une future modification de la loi. « Nous devrions agir préventivement, avant même la faillite. Les français par exemple condamnent lourdement « l’abus de biens sociaux », c’est-à-dire le fait de disposer dans ses propres intérêts de biens qui appartiennent à une entreprise. Ensuite, il faudrait punir l’organisation responsable de l’insolvabilité. En clair, sanctionner les personnes qui mettent leurs avoirs au nom de leur conjoint ou de leur grand-mère en cas de problème ».

Quant à Manou et Isabelle, la construction de leur maison a repris grâce au soutien d’entreprises de la région. En parallèle, une enquête a été ouverte par la police judiciaire valaisanne à l’encontre de l’ancien constructeur.

Texte  : Antoni Da Campo
Multimédia : Antoni Da Campo, Marie-Lou Dumauthioz
Photos : Keystone, Rhône FM, 24 heures
Date de publication : 3 octobre 2024

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