Les autorités vaudoises veulent modifier la loi sur l’exercice de la prostitution pour y intégrer une obligation d’annonce et d’information. Dans le milieu, la question divise.
Texte et images par Samantha Lunder
@samlunder
Assise sur le canapé d’un petit local aménagé en fumoir, Julie* échange quelques mots avec d’autres filles. Entre deux cigarettes et une gorgée de café, elle lance à voix basse: « Je n’imaginerais pas devoir aller au poste de police pour assumer que je suis une travailleuse du sexe. » Le silence s’installe dans la pièce, elle plonge son regard vers le sol.
A 26 ans, la jeune Française vend son corps à des hommes dans ce salon lausannois. Malgré les années passées dans le milieu, elle l’a toujours fait à l’abri des regards, sans dévoiler la réalité de son quotidien à ses proches. Alors quand elle apprend que la loi pourrait changer et ainsi obliger les femmes et les hommes débutant dans le métier à s’annoncer aux autorités, le malaise s’installe.
AUDIO: Julie* a accepté de témoigner.
Le canton de Vaud souhaite en effet modifier sa loi de 2004 sur l’exercice de la prostitution (LPros) pour contraindre les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS) à s’annoncer et à s’informer avant d’exercer. A la suite de sa mise en consultation au mois de janvier 2017, puis réétudié par l’équipe de projet, l’objet sera prochainement inscrit à l’ordre du jour du Conseil d’Etat.
La police cantonale explique que cette nouvelle disposition lui permettra de tenir un registre précis des personnes travaillant dans le domaine, et aussi d’offrir la possibilité aux TDS de recevoir les bonnes informations avant de débuter: « Il est difficile, lorsque vous ne savez pas qui travaille dans le canton, de vous assurer que ces personnes le font en toute sécurité », explique Olivia Cutruzzolà, porte-parole de la police cantonale vaudoise.
A ce jour, nous ne pouvons avoir que des estimations, et ce chiffre peut varier entre 2000 et 10 000 travailleurs du sexe sur la totalité du sol vaudois. Olivia Cutruzzolà, police cantonale vaudoise
Aujourd’hui, les travailleurs du sexe exerçant sur le sol vaudois sont pour la plupart méconnus. La loi actuelle n’impose pas ce recensement, pourtant obligatoire dans tous les autres cantons romands. Lorsque le texte est entré en vigueur, autorités et politiques du canton de Vaud pensaient que les registres tenus dans les salons – ceux-ci étant obligatoires et légalement consultables par la police – suffiraient à énumérer les personnes se prostituant. Une pratique qui s’est finalement avérée peu convaincante: « Actuellement, la loi ne dit pas qui doit tenir ce registre et nous voyons que la démarche est peu fiable pour le recensement car il n’y a pas de responsable officiel chargé de cette tâche dans les salons », constate Vincent Delay, juriste à la police cantonale vaudoise. C’est au responsable du salon qu’incombe officiellement cette tâche dans les autres cantons de Suisse romande.
Dans la rue, les prostitués et prostituées sont identifiés au cas par cas, en fonction des contrôles de police effectués sur le terrain par les patrouilles. Et Olivia Cutruzzolà de compléter: « A ce jour, nous ne pouvons donc avoir que des estimations, et ce nombre peut varier entre 2000 et 10 000 travailleurs du sexe sur la totalité du sol vaudois. » Des chiffres qui démontrent la complexité de la situation actuelle.
Lister pour mieux protéger
En mettant en place une obligation d’annonce, la police espère créer un premier contact et instaurer un climat de confiance avec les TDS. « Il y a encore aujourd’hui une réticence de la part de certains travailleurs du sexe à aller vers la police, précise Olivia Cutruzzolà. Par exemple, ceux qui proviennent de pays étrangers n’ont très souvent pas le même rapport à la police dans leur pays que celui qu’ils pourraient avoir en Suisse. Ces personnes sont souvent victimes de désinformation de la part de certains malintentionnés, tels que des proxénètes. »
Violences physiques ou morales, séquestrations, traite d’êtres humains, ou même dans le pire des scénarios, des meurtres, les dangers pour les travailleurs du sexe sont identifiés comme nombreux par les autorités mais difficiles à repérer. La police cantonale vaudoise a toutefois refusé de nous transmettre les chiffres quant aux violences et plaintes déposées dans le canton de Vaud. Ceux-ci étant des données confidentielles.
EN VIDEO: Vincent Delay explique les problèmes causés par les réseaux qui exploitent les péripatéticiennes.
Dans les années 2000, le Grand Conseil avait refusé d’intégrer cette obligation d’annonce en craignant que les étrangères clandestines soient marginalisées. En effet, à cette époque, la majorité des filles de joie travaillant dans le canton étaient des Brésiliennes dénuées de papiers, selon le document exposant les motifs et projet de loi. Le problème provenait donc du fait que si on les obligeait à s’annoncer à cette période, elles auraient été identifiées comme illégales. Mais en plus de quinze ans, la situation a évolué et ces femmes sont désormais autorisées à exercer légalement 90 jours dans le pays. Dès lors, intégrer une obligation d’annonce ne les prétériterait plus.
Le lien avec les travailleurs du sexe ne se crée pas grâce à un papier administratif. Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
Les autorités estiment également que rencontrer les travailleurs du sexe avant qu’ils ne commencent à exercer permettrait aux enquêteurs d’obtenir des informations utiles à l’identification de ces réseaux dont ils seraient victimes: « cela pourrait ensuite déboucher sur l’interpellation d’auteurs de faits contraires à la loi » , souligne Olivia Cutruzzolà. Chez Fleur de Pavé, association lausannoise active au quotidien auprès des travailleurs et travailleuses du sexe, on pense que révéler de telles pratiques ne se fera pas si facilement. « Le travail sur le terrain a beaucoup plus de valeur en termes de récolte de données, constate Sandrine Devillers, chargée de communication. Pour nous il permet d’être proche de cette population et de pouvoir sentir des choses, les interpréter, et dans un second temps, agir s’il y a matière à agir. Le lien ne se crée pas grâce à un papier administratif. »
AUDIO: Sandrine Devillers considère que les travailleurs du sexe se confieraient davantage sur le terrain. Plutôt qu’au poste de police.
Informer avec des séances
Pour respecter l’esprit de cette loi – soit protéger et informer les personnes qui vendent leur corps – l’association Fleur de Pavé souligne la nécessité d’y intégrer des séances d’information obligatoires: « Nous ne voyons pas directement l’avantage de l’obligation d’annonce car cela tend à marginaliser encore ce métier. Celui-ci étant légal, pourquoi faudrait-il faire une démarche administrative supplémentaire? Indirectement, l’avantage peut se voir si on y assortit des séances d’information. Car là, il y a la volonté de leur apporter des informations prévention-santé, leur expliquer quelles sont les règles du pays, ce que signifie d’avoir une assurance maladie. Ainsi que les ficelles de cet emploi sur le territoire suisse », réagit Sandrine Devillers.
Les lignes exactes de ces séances restent encore à définir. Elles traiteront de toutes les questions inhérentes au métier de travailleur du sexe: maladies sexuellement transmissibles, droits et devoirs, ou permettront de fournir les numéros des différentes associations à contacter en cas de besoin. Vaud s’inspire de cette manière du modèle genevois. En effet, au bout du lac, le projet est sur le point d’aboutir: des cours d’une heure trente pour les prostituées et prostitués devraient voir le jour au printemps 2018, selon Aspasie, association genevoise travaillant auprès de cette population au même titre que Fleur de Pavé.
Sur le terrain vaudois, les médiateurs sociaux-sanitaires constatent aujourd’hui que ces informations sont relativement bien transmises lorsqu’il existe un contact avec les travailleurs du sexe. Mais des problèmes apparaissent avec ceux qui n’accèdent pas aux structures médico-sociales et qui restent donc mal informés. Plusieurs soirs par semaine, l’association Fleur de Pavé se déplace dans les quartiers chauds de Lausanne et ouvre également son bureau de Sévelin certains jours durant la semaine. Le but, être en contact direct avec cette population. Travailleuse sociale, Alice Bernaschina explique: « Même de cette manière, on ne peut pas toucher toutes les personnes qui arrivent pour exercer la prostitution car beaucoup peuvent échapper à notre travail de prévention. » Elle considère que ces séances seraient un réel complément au travail de terrain.
EN VIDEO: Alice Bernaschina explique les thèmes habituellement abordés par les travailleurs du sexe lors des rencontres.
Assumer son statut
L’association Fleur de Pavé soulève toutefois qu’une telle loi ne se mettra pas en place facilement. Sandrine Devillers doute que les travailleurs du sexe iront s’annoncer de leur plein gré: « Cela reste, selon nous, une démarche stigmatisante, qui colle une étiquette, constate-t-elle. Souvent, elles ne maîtrisent pas les langues nationales, ou très mal, et on leur demande de faire une annonce dans une langue qu’elles ne vont pas comprendre… c’est compliqué. Nous avons demandé que cela se fasse dans une langue qu’elles connaissent mais cela reste des paramètres qui devront se mettre en place. »
Dans les salons, les avis des filles sont mitigés. Certaines, comme Julie*, n’assumeraient pas de devoir passer la porte du poste de police pour s’annoncer. C’est également le cas de Chloé* ou de Nathalie*. Cette dernière est Lausannoise et, pour elle, le sentiment de honte serait trop fort.
Au contraire, Jade* et Léa* sont étrangères, elles ont donc dû passer par la police pour obtenir leur autorisation d’exercer en Suisse. Une étape qui ne leur a pas posé de problème.
TEMOIGNAGES: les filles se confient sur cette obligation d’annonce et d’information.
Forte de son expérience en tant que responsable d’un salon, Shana, est convaincue que ses filles ne se rendraient pas facilement à des séances d’information: « Ils n’ont peut-être pas pensé à ça mais s’ils font des cours, tout le monde devra s’y côtoyer! Et il y a des filles qui vont connaître une autre fille sans savoir qu’elle se prostituait… La discrétion tombe à l’eau. » D’après elle, ces demoiselles devraient pouvoir s’annoncer et être informées directement sur leur lieu de travail.
J'étais contente de savoir qui appeler et que je devais prendre la pilule du lendemain. Rania*, travailleuse du sexe
Aujourd’hui, Fleur de Pavé se déplace déjà pour faire de la prévention au coeur des salons. Les retours des péripatéticiennes sont positifs à cet égard: « Une fois les dames de Fleur de Pavé sont passées pour nous expliquer des choses sur les maladies sexuelles et les risques de grossesse, raconte Rania*, travailleuse du sexe. Elles nous ont dit comment faire si le préservatif craque et tout ça. En fait, ça m’est arrivé quelques jours plus tard avec un client. J’étais contente de savoir qui appeler et que je devais prendre la pilule du lendemain. »
Même si cette façon de sensibiliser séduit dans le milieu, cela ne résout pas le problème que tous, ne sont pas forcément touchés. Mike, responsable du salon Extasis le confirme: « Si une association vient c’est un moindre mal, mais j’ai bien vu que les filles partent toutes dans les chambres quand ces dames arrivent... je pense que dans la pratique c’est compliqué à appliquer. » Pour lui, la solution idéale serait de recevoir un dossier complet de la part de ces associations, que les responsables de salon seraient tenus de transmettre aux filles et de commenter avec elles.
EN VIDEO: Mike témoigne des difficultés qui se présenteront sur le terrain si on oblige ses filles à suivre une obligation d’information.
Prostituée aux yeux de tous
Finalement, même si ce fichage incite à la stigmatisation selon les principaux concernés, les autorités vaudoises campent sur leurs positions. Elles se basent notamment sur l’expérience des autres cantons romands, où la méthode semble convaincre, d’après les services de police questionnés par l’équipe de projet. Il n’existe pourtant à ce jour aucune donnée chiffrée de son efficacité.
Les travailleurs et travailleuses du sexe s’accordent sur le fait que ces questions de loi cachent une problématique plus vaste, celle de l’image que leur métier, pourtant légal, reflète encore aujourd’hui. Qu’on les protège ou qu’on les stigmatise avec ce nouveau système d’annonce, les femmes interrogées tiennent un même constat: tant que le tabou autour de la prostitution ne changera pas, cette activité restera difficile à assumer et les regards continueront à être, pour la plupart, empreints de jugements.
*Prénoms d’emprunt