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Football, champion de l’intégration en Suisse

Comptabilisant plus de 189 000 joueurs étrangers licenciés, l’Association Suisse de Football (ASF) a marqué un but incontestable en matière d’intégration. Cependant, que ce soit au niveau amateur ou professionnel, elle peut encore améliorer sa tactique pour encourager la diversité culturelle et favoriser le vivre-ensemble.

A 16 ans, Dino Fetahovic coche presque toutes les cases pour devenir joueur professionnel. Il ne lui manque plus que le passeport rouge à la croix blanche. Une formalité administrative qu’il doit encore réaliser pour acquérir la binationalité comme son idole Xherdan Shaqiri. Né en Suisse et d’origine macédonienne, il rêve de marquer des goals avec l’équipe nationale.

Seul un jeune sur mille arrivera à mener une carrière sportive professionnelle. Statistiques Jeunesse + Sport

Depuis six ans, il s’entraîne quatre fois par semaine et a intégré le Team AFF, la structure de formation cantonale pour les footballeurs d’élite du canton de Fribourg. Selon les statistiques de Jeunesse + Sport, seul un jeune sur mille arrivera à mener une carrière sportive professionnelle. Soutenu par toute sa famille, Dino Fetahovic n’envisage aucun avenir en dehors du foot. Si le garçon mènera une carrière aussi glorieuse que Shaqiri, il est encore trop tôt pour le savoir. Mais son parcours semble un modèle d’intégration réussi que de nombreux joueurs étrangers amateurs pourraient envier.

United Colors of Football

Un ballon, une paire de baskets, un terrain et quelques copains, il ne faut pas grand-chose pour commencer à jouer au foot en Suisse. Au départ, la maîtrise du ballon rond est plus utile que celle d’une langue nationale. Matías Vitkieviez, ancien joueur professionnel d’origine uruguayenne, l’a bien compris, quand il a atterri sur le sol genevois à l’âge de 14 ans. « J’habitais Carouge, je ne parlais pas français et je ne connaissais personne. En face de mon immeuble, il y avait un terrain synthétique. C’est là que j’ai commencé à jouer avec mon frère, qu’on s’est fait des amis et qu’on a appris le français », se souvient celui qui a porté le maillot du FC Servette ou du BSC Young Boys. « Tous les jours, on frappait le ballon avec des copains espagnols, italiens ou africains.
Ces moments-là, plus fréquents que les entraînements dans le club de foot, étaient vraiment intégrateurs. »

A son arrivée en 1999, Matías Vitkieviez a dû côtoyer de nombreux joueurs des Balkans. Cette année-là, la Suisse connaît un pic de migrants originaires d’ex-Yougoslavie. Presque 394 000 réfugiés. Sport populaire, le football est un reflet fidèle des différentes vagues migratoires que notre pays a connues.

Le football est le miroir de la société suisse. L'ASF compte 179 nationalités licenciées. Adrian Arnold

Adrian Arnold, directeur de la communication à l’ASF, constate une forte augmentation des joueurs issus de la migration depuis la guerre des Balkans. De 1950 à 1970, les Italiens et les Espagnols qui ont répondu à la pénurie de main-d’œuvre en Suisse ont aussi formé des clubs de foot communautaires. Puis suivent le Portugal et l’ex-Yougoslavie dans les années 1990. Il y a 50 ans, les clubs de foot comptaient un peu plus de 24 000 joueurs pour 33 nationalités. Actuellement, avec plus de 352 000 licenciés, c’est le sport le plus pratiqué en Suisse, devançant la gymnastique et le tennis. « Le football est le miroir de la société suisse. Aujourd’hui, l’ASF compte 179 nationalités licenciées », souligne Adrian Arnold. Pour lui, le football contribue à la réussite de l’immigration en Suisse.

Audio – Adrian Arnold, directeur de la communication à l’ASF: « L’histoire de l’immigration est une histoire de succès en Suisse. »

Depuis longtemps, l’intégration fait partie des objectifs stratégiques que l’ASF vise. Les chiffres prouvent que 35% des licenciés sont d’origine étrangère. Néanmoins, la thématique est aussi un bel argument marketing et donne une image positive du football suisse.

Infographie – Top ten des nationalités les plus représentées dans le football suisse

Source: ASF, nombre de joueurs en % par nationalité, 10/2024


Avec plus de 17 500 licenciés en Suisse, le Portugal est la nationalité la plus représentée dans le football suisse. Cependant, selon Antonio Da Cunha, professeur honoraire à l’Université de Lausanne et originaire du Portugal, la communauté portugaise n’est pas celle qui cherche le plus à s’intégrer dans des équipes helvétiques. Elle a fondé de nombreux clubs communautaires, comme le FC Association des Portugais de Genève ou le Sport Genève Benfica, ce qui a pu créer des tensions avec les autres clubs.

Rester sur le banc de l'intégration

On pourrait surnommer Martim Dos Santos, 21 ans, le pendulaire du foot. Débarquant du Portugal en 2010, il intègre le FC Bulle dans lequel il améliore son français. Après dix ans, il retourne vivre avec sa famille dans son pays natal. Depuis un an, il est à nouveau en Suisse. Grâce au football, le jeune homme a vite retrouvé sa place dans la société suisse et participe aux entraînements hebdomadaires et aux matchs avec la deuxième équipe du FC Fribourg : « Franchement, je n’ai pas rencontré d’obstacle, j’ai toujours été bien accueilli dans les clubs, même quand je ne maîtrisais pas encore bien la langue. »

Une étude menée en 2021 par l’institut des sciences de sport de l’Université de Berne et commandée par l’ASF révèle que l’intégration, la convivialité et l’esprit de compétition sont les trois buts principaux visés par les 42 clubs et les 145 équipes de Suisse alémanique et romande interviewés.

Infographie – Les buts de l’intégration en 2021 (en %)

Source: Buser & Nagel, Abschlussbericht SFV-Projekt « Soziale Integration in Schweizer Fussballvereinen », 2021

Des valeurs comme la convivialité et l’intégration semblent donc plus essentielles pour les clubs que l’esprit de compétition. Ce qui a sûrement permis à Martim Dos Santos de retrouver facilement une équipe de foot avec laquelle jouer. A l’inverse, Giuseppe Vallone, d’origine italienne, pose ses valises à Payerne en 1971, à l’âge de 14 ans. Jusqu’à cette date, les enfants de saisonniers n’avaient pas encore le droit de séjourner en Suisse avec leurs parents et le jeune Vallone retournait en Calabre après chaque été. Lorsqu’il rejoint enfin sa famille, il veut continuer à pratiquer sa passion. C’est son bon niveau de jeu qui lui a ouvert les portes du club payernois. Pourtant, il n’a pas été épargné par les commentaires xénophobes au bord du terrain lorsque l’équipe perdait. Pour l’obtention de sa licence, il a aussi attendu plus longtemps que les joueurs suisses. Rien n’était facile pour le Calabrais.

Audio – Giuseppe Vallone, ancien joueur au Stade Payerne: « C’est vrai que la barre était haute pour moi. »

Au fil du temps, Giuseppe Vallone a multiplié ses fonctions au sein du Stade-Payerne et de l’Association Cantonale Vaudoise de Football (ACVF). Après plus de 20 ans d’engagement bénévole, il a été enfin récompensé par le mérite de l’ACVF. Mais n’aurait-il pas eu des chances de prétendre à un poste de cadre au sein de l’ASF ? Raffaele Poli, chercheur au Centre International d’Étude du Sport (CIES) à Neuchâtel, relève que certains stéréotypes persistent pour les étrangers qui veulent postuler comme arbitre, entraîneur ou dirigeant de club. Selon lui, le monde du football est encore très cloisonné et réservé à une élite masculine et blanche. Dans les années à venir, les étrangers chercheront à acquérir des compétences qui faciliteront leur postulation à des fonctions importantes. C’est juste une question de temps.

Audio – Raffaele Poli, chercheur au CIES: « Il y a quand même des stéréotypes qui ont la vie dure. »

La popularité du football permet à l’ASF de bénéficier d’un large réseau de bénévoles ou de personnes peu rémunérées. Pour que les 10 000 matchs hebdomadaires puissent avoir lieu, 33 130 entraîneurs et 5 070 arbitres officient régulièrement autour des terrains. Quant aux 16 137 fonctionnaires travaillant pour l’ASF, le pourcentage d’étrangers ou de binationaux reste inconnu.

Carton rouge pour le football professionnel

Si aujourd’hui, les joueurs amateurs d’origine étrangère rencontrent peu de problèmes d’intégration, on pourrait croire qu’il en est de même pour les joueurs professionnels. Venant d’un autre continent et éloignés de leur famille, ces derniers sont livrés à eux-mêmes et les clubs qui les engagent pour quelques saisons n’investissent pas forcément du temps pour les accueillir. Depuis 2018, Baltazar Costa a quitté le Brésil et joue au FC Sion. Sans le soutien amical de l’entraîneur-assistant José Sinval, aussi brésilien, le milieu de terrain âgé de 24 ans se retrouverait souvent seul dans son appartement. Avec un programme d’entraînements et de matchs serré, il essaie tant bien que mal de maîtriser la langue de Molière et n’a pas beaucoup de temps pour étendre son réseau en dehors de la communauté brésilienne.

Audio – Baltazar Costa, milieu de terrain au FC Sion: « C’est difficile parce qu’on ne sort pas beaucoup. »

Originaire d’Amérique du Sud comme Baltazar Costa, Matías Vitkieviez a aussi vécu ce changement abrupt d’environnement lorsqu’il a été titulaire au BSC Young Boys ou au FC Saint-Gall. Après avoir joué dans des clubs romands et appris le français, il a dû se mettre à l’allemand. « En Suisse alémanique, les cours d’allemand étaient obligatoires pour les joueurs professionnels étrangers. Si tu ne t’y rendais pas le mercredi après-midi, tu recevais des amendes de plus en plus chères », se rappelle-t-il. « Tu dois t’intégrer et t’habituer au pays qui t’accueille. C’est normal. En plus, deux fois par semaine, nous avions droit à des séances avec un coach mental qui te demandait comment tu allais, si tu te sentais bien. » Dans un même pays, les structures d’accueil mises en place au sein des clubs de foot peuvent être donc très inégalitaires. Aucune règlementation sur l’intégration des joueurs étrangers n’existe, tout dépend de la volonté des clubs.

En route vers l'inclusion

Le football professionnel a encore bien des progrès à faire en matière d’intégration et s’inspirera peut-être du football amateur qui s’engage peu à peu sur la voie de l’inclusion. Intégration et inclusion, mais quelle est la différence ? Dans une démarche d’intégration, l’individu doit s’adapter à la société qui veut bien l’accueillir. Selon la Fondation Special Olympics Switzerland attachée à promouvoir le sport pour les jeunes et les adultes handicapés en Suisse, l’inclusion implique plutôt une inversion des rôles. Cela signifie qu’une société crée un lieu ouvert à tous et tient compte des différences et des besoins des personnes afin de s’adapter elle-même. Une vision utopique de la société ? Certains milieux comme l’école ou le handicap ont déjà assimilé cette notion d’inclusion et tentent de la mettre en application. En ce qui concerne les milieux sportifs, la route vers l’inclusion est encore longue.

La démarche inclusive nécessite beaucoup plus un travail de fond et ce travail n’est pas forcément fait. Jérôme Berthoud, sociologue et vice-président de l’observatoire du sport populaire

Le sport est par essence un milieu compétitif et il ne met pas vraiment en avant l’égalité des chances. Afin que les mentalités changent, Jérôme Berthoud, sociologue et vice-président de l’observatoire du sport populaire, affirme que les clubs et les associations devront réfléchir à leur fonctionnement. « La démarche inclusive nécessite beaucoup plus un travail de fond et ce travail n’est pas forcément fait. On a souvent l’impression que le sport est un outil d’inclusion naturel et qu’on n’aura pas besoin de mettre en place quelque chose de spécifique pour faire en sorte d’être diversifié et accueillant. »

Pour le sociologue, les questions auxquelles les milieux sportifs seront confrontés sont nombreuses : les comités sont-ils ouverts aux personnes aux origines diverses ? Des femmes migrantes jouent-elles dans les clubs ? Ou occupent-elles des fonctions dirigeantes ? « Ce qui est important dans cette démarche inclusive, c’est qu’on est moins focalisé sur un seul domaine. En devenant inclusif, on s’ouvre à d’autres formes de minorité. Que ce soit au niveau du handicap, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou du rattachement à une religion, changer la structure d’un club ou d’une organisation permet d’être beaucoup plus accueillant », relève le spécialiste.

Vidéo- Jérôme Berthoud, sociologue et vice-président de l’observatoire du sport populaire: « Il y a une limite évidemment. C’est celle du bénévolat. »

Comme le souligne Jérôme Berthoud, la responsabilité des milieux sportifs qui touchent des subventions de la part des collectivités publiques deviendra plus importante avec la mise en pratique d’un modèle inclusif. Ce qui les conduira à une nouvelle forme de professionnalisation. Le chercheur estime que les limites du bénévolat ont été atteintes. En effet, il faudra des personnes compétentes et disponibles dans les associations cantonales et dans les clubs pour amorcer ce changement.

Les clubs de foot n’ont cependant pas attendu les réflexions du sociologue pour aborder la question de l’inclusion. Grâce à l’initiative encore rare de l’entraîneur Daniel Mariano, le FC Morat a monté une équipe de réfugiés parce qu’il n’en existait pas dans le canton de Fribourg. Plusieurs tentatives ont été faites pour former l’équipe idéale. La première solution a été de composer une équipe uniquement de réfugiés. Ce modèle intégratif s’est vite essoufflé, puisque les joueurs réfugiés n’avaient pas de contact avec les autres membres du club. Puis, Daniel Mariano a eu l’idée de mélanger les jeunes joueurs locaux et les réfugiés, ce qui a permis de créer du lien entre les joueurs de l’équipe. Mais pour passer à l’inclusion, l’implication du club, autant au niveau des entraîneurs que des joueurs, a dû être plus significative.

Vidéo – Daniel Mariano, entraîneur au FC Morat: « Il faut ouvrir ce microcosme qu’est le football à la société en général. »

Organiser des rencontres avec les juniors du FC Morat ou des repas interculturels, aider lors de manifestations sportives ou villageoises sont autant d’activités que Daniel Mariano a mises en place pour casser les barrières, mettre en contact les réfugiés avec la population locale et favoriser leur inclusion. Pour développer son projet, il a obtenu un soutien de l’Association Fribourgeoise de Football (AFF). Quant à l’ASF avec son programme Together censé aider les clubs dans leur démarche d’accueil de réfugiés, depuis deux ans, l’entraîneur attend toujours une réponse.

Dès le début, Ali Panahi, originaire d’Afghanistan, a fait partie de cette équipe du FC Morat. Pour lui, l’expérience a été enrichissante et lui a permis de trouver sa place dans la société suisse. Actuellement, le football n’est plus sa priorité, Ali Panahi est passé à d’autres préoccupations qui concernent autant les Suisses que les migrants.

Vidéo – Ali Panahi, réfugié afghan: « Il faudrait penser à fonder une famille et à trouver du travail. »

Amour, travail, famille, loisirs… A 24 ans, Ali Panahi réunira bientôt tous les ingrédients nécessaires pour mener une vie heureuse en Suisse. Son inclusion réussie contribue également à renvoyer une image positive des 98 851 personnes migrantes vivant dans notre pays. Cependant, l’initiative développée par Daniel Mariano ne devrait pas s’arrêter au microcosme d’un club de foot. Les collectivités publiques et les institutions qui planchent déjà depuis plusieurs années sur les questions du vivre-ensemble et d’inclusion ont tout intérêt à promouvoir les actions émanant d’associations sportives et à collaborer avec elles.

C’est le cas du projet République des Sports dans lequel l’association whatSport a mis son énergie depuis 2019, durant la préparation des Jeux Olympiques de la Jeunesse (JOJ) de Lausanne. Soutenu par le canton de Vaud, la ville de Lausanne, le Bureau lausannois de l’immigration (BLI) ou encore le Comité international olympique, il vise à intégrer dans le tissu régional des jeunes migrants, souvent mineurs, au travers d’initiations sportives, de camps multisports, de la découverte de clubs sportifs locaux ou de propositions de stage et de bénévolat dans le cadre d’événements sportifs. Le but ultime étant toujours d’améliorer la cohabitation harmonieuse entre les individus et les communautés.

Texte et multimédia : Martine Machy

Photos : Keystone, Martine Machy

Date: 3 octobre

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