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Football suisse : un terrain de jeu pour l’intégration

Selon les statistiques 2024 de l’Association Suisse de football (ASF), près d’un joueur licencié sur trois en Suisse a des origines étrangères. Il s’agit de la plus forte proportion jamais connue dans notre pays. Peut-on pour autant en conclure que le milieu du football suisse est aujourd’hui devenu un modèle irréprochable d’intégration et que la Suisse assume pleinement son multiculturalisme ?

« Eh, toi le capiane, tu sais jouer au foot ? » Voilà comment, en 1972, Giuseppe Vallone, un jeune immigré calabrais fraîchement arrivé en Suisse, a été « invité » pour la première fois à entrer sur un terrain de football. Cinquante ans plus tard, la situation a-t-elle évolué pour les joueurs binationaux ou issus de la migration ?

Le sport roi

Avec 10’000 matchs joués chaque week-end, le football est le sport le plus populaire en Suisse. Dans notre pays, c’est aussi le sport qui affiche la plus forte proportion de personnes d’origine étrangère. Selon les dernières statistiques de 2024, l’Association Suisse de Football (ASF) comptait un peu plus de 350’000 licenciés. Près de 35% d’entre eux étaient d’origine étrangère, issus de 177 nations différentes.

Evolution du nombre de nationalités et de joueurs licenciés par saison dans les clubs amateurs suisses

Source : ASF

Un phénomène constaté dans la grande majorité des clubs suisses amateurs, mais particulièrement évident et en constante augmentation au sein de l’équipe nationale. À l’instar des Mvogo, Ugrinic, Akanji, Jashari et Embolo, près de 70% des joueurs sélectionnés cet été lors de l’Euro 2024 ont des racines étrangères. À titre de comparaison, lors de la Coupe du monde de 2006, l’équipe de Suisse comptait 9 joueurs d’origine étrangère sur les 23 sélectionnés, soit 39% de l’effectif. En 2010, ils étaient 56%, puis 65% en 2014 et 2018, et 54% au Qatar en 2022.

La multiculturalité suisse, un héritage du passé

Comment expliquer ce phénomène ? Pour Marco Marcacci, pionnier de l’histoire du sport en Suisse, la réponse est à chercher dans les vagues migratoires qui ont successivement déferlé sur notre pays depuis le début du XXe siècle. « Que ce soit les Italiens dès le début des années 30, les Espagnols et les Portugais dans les années 60 et 80, les Kosovars, les Albanais et les Turcs dans les années 90 ou les Africains de nos jours, l’équipe nationale suisse de football a toujours fonctionné comme un miroir fidèle de la société », explique l’historien.

Face à certaines formes de discriminations, les immigrés de notre pays ont aussi pu voir le football comme une forme d’ascenseur social mais c’est aussi le cas pour des joueurs d’origine suisse issus de classes populaires ou défavorisées Marco Marcacci, historien du sport

Accessible à tous

Cette surreprésentation des étrangers dans le football en Suisse peut aussi s’expliquer par des aspects plus concrets. Certes, c’est un sport très répandu et peu cher, mais aussi facilement accessible pour les classes populaires qui peuvent l’exercer souvent proche de leurs lieux d’habitation par rapport à d’autres disciplines comme le ski par exemple, détaille Raffaele Poli, responsable de l’Observatoire du football au Centre international d’Étude du Sport (CIES) à Neuchâtel. « Et puis les règles du jeu étant identiques dans le monde entier, il est possible de jouer au foot ensemble, quelle que soit la langue, la culture ou la religion des joueurs », souligne-t-il encore.

Les étrangers : du banc de touche à la lumière des projecteurs

Si l’on comprend pourquoi la proportion de personnes d’origine étrangère est plus forte dans le football que dans d’autres sports, faut-il pour autant y voir le symbole d’une intégration réussie ? Et cette intégration se fait-elle plus facilement et de manière plus naturelle aujourd’hui qu’hier ? Pour se représenter l’évolution des questions d’intégration des personnes d’origine étrangère dans le football en Suisse, prenons deux exemples distants d’une cinquantaine d’années.

Giuseppe Vallone, un gamin de Calabre

Le premier nous fait remonter le temps jusqu’en 1971. Cette année-là, Giuseppe Vallone, un gamin italien, âgé d’à peine 14 ans, arrive à Payerne, dans le canton de Vaud, avec ses parents. Mis tout d’abord sur la touche, étant considéré comme un « capiane » (sobriquet vaudois pour désigner un immigré italien), le jeune homme se fait finalement une place grâce à sa volonté et à son talent de footballeur. « La première fois qu’on m’a fait rentrer sur le terrain, j’ai marqué trois buts dans la deuxième mi-temps et c’est depuis là que j’ai eu quelques sourires », raconte Giuseppe Vallone. Dans la foulée, le footballeur intègre les rangs des juniors du Stade Payerne et se fait rapidement un petit nom dans la région. Mais malgré cela, les discriminations, elles, n’ont pas disparu pour autant.

Audio : « Rien n’a été facile », Giuseppe Vallone, ancien footballeur et immigré italien 

Martim Dos Santos, du Portugal à Fribourg

Depuis 1971, les mentalités ont-elles évolué ? Pour Martim Dos Santos, ça ne fait aucun doute. En 2010, alors à peine âgé de sept ans, ce jeune portugais, débarque en Suisse et s’installe dans le canton de Fribourg avec ses parents. Dans la foulée, il rejoint tout d’abord le FC Bulle, puis le FC Fribourg. Quant à son intégration dans les équipes qu’il fréquente, elle se passe de la manière la plus naturelle qui soit. « J’ai toujours été bien accueilli partout où je suis allé jouer », souligne le jeune garçon. De plus, sa pratique du football, tout comme son intégration au sein des clubs, a même d’heureuses répercussions jusqu’en dehors des stades. Elle lui a par exemple permis d’améliorer rapidement son apprentissage du français.

Audio : « Je n’ai jamais trouvé d’obstacles », Martim Dos Santos, footballeur et immigré portugais 

Aujourd'hui mieux qu'hier et moins bien que demain

Bien que l’herbe des pelouses semble être devenue plus verte qu’il y a 50  ans, le racisme n’a bien évidemment pas disparu comme par magie des terrains de football. S’il est aujourd’hui beaucoup moins présent au sein des clubs, c’est notamment grâce à toute une série de mesures mises en place ces dernières années par l’ASF. Des projets d’intégration pour les femmes d’origine étrangère par exemple, pas seulement comme joueuses mais aussi dans des fonctions de cadres ou des postes plus administratifs.

Plus fort ensemble

Autre exemple, le programme « TOGETHER – le football unit » lancé en 2016, également par l’ASF, et qui propose une aide financière ou matérielle à des clubs de football suisses accueillants des joueurs migrants ou réfugiés dans leurs rangs. Toutefois, notons qu’il n’est pas uniquement question ici d’altruisme ou d’une bienveillance purement désintéressée, puisque ce genre d’initiative offre aussi une très belle vitrine à l’association faîtière, ainsi qu’un excellent moyen pour cette dernière de dénicher de nouveaux jeunes talents.

Vidéo : « Il faut mettre l’accent sur la formation », Adrian Arnold, porte parole de l’ASF 

Peut mieux faire

Malgré l’évolution positive des questions d’intégration dans le football ces cinquante dernières années et la mise en place de mesures concrètes et incitatives, tout n’est pas pour autant tout rose au pays du ballon noir et blanc. Des progrès sont encore à faire, notamment en ce qui concerne les postes de cadres ou de dirigeants. Certes, il n’est plus rare aujourd’hui de voir des Italiens, des Kosovars ou des Turcs accéder à des postes à responsabilité dans le football. Le meilleur exemple étant sans doute Murat Yakin, fils d’immigrants turcs, né en Suisse et aujourd’hui sélectionneur de la Nati. « En revanche pour des vagues d’immigrations plus récentes, comme pour les personnes venues d’Afrique, c’est certain qu’il y a encore des formes de discriminations », nuance Raffaele Poli, responsable du CIES. « Si vous êtes noir, vous aurez par exemple encore beaucoup de peine à être reconnu comme une figure d’autorité », souligne-t-il.

Audio : « Il y a encore beaucoup de clichés », Raffaele Poli, responsable du CIES à Neuchâtel

Un avis partagé par Jérôme Berthoud, bien qu’en ce qui concerne l’exemple du sélectionneur suisse, le codirecteur de l’Observatoire du sport populaire à Lausanne tempère, expliquant qu’on valorise avant tout son passé d’ancien joueur et ses compétences techniques acquises sur le terrain. « En revanche, si vous regardez le profil des membres du comité de l’ASF ou de la Swiss Football League, vous n’allez pas retrouver la même diversité donc oui, on peut parler d’une forme de discrimination sur certains postes clés dans les fédérations », ajoute le sociologue.

De l'intégration à l'inclusion

En matière d’intégration dans le football suisse, on l’a vu, des pistes d’améliorations sont donc encore à explorer. Parmi elles, une des solutions envisagées pourrait être de rendre le football plus inclusif. Une autre manière de concevoir le vivre-ensemble en faisant passer la responsabilité de l’intégration de la personne qui fait la démarche, en l’occurence ici le joueur ou le sportif, vers la structure qui l’accueille, à savoir le club. En d’autres termes, transformer le cadre et non l’individu afin qu’il s’adapte le mieux possible à toutes les différences.

« C’est sans doute illusoire d’inclure tout le monde mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas aller dans ce sens-là » Jérôme Berthoud, sociologue

L’inclusion, une utopie ?

Reste que dans un domaine méritocratique comme le sport, où la compétition fait figure de principe fondamental, réussir à inclure tout le monde, n’est-ce pas un peu illusoire ? « Pour favoriser l’intégration et l’inclusion, il nous faut changer notre manière de faire du sport en privilégiant par exemple des activités non compétitives qui permettent de développer plus de lien social et qui mettent davantage l’accent sur le sport », explique Jérôme Berthoud.

Audio : « Il y a un shift qui doit s’opérer aujourd’hui », Jérôme Berthoud, sociologue à l’UNIL

Quand l’inclusion sauve un club de foot

Être plus inclusif, c’est ce qu’a tenté le FC Perrefitte. En 2023, ce petit club du Jura bernois évoluant en 5ᵉ ligue, était menacé de dissolution faute de joueurs. Sur l’impulsion du comité, une solution a pu être trouvée avec des requérants d’asile d’un centre voisin, situé dans le village de Sornetan (BE). Depuis maintenant six mois, une vingtaine de nouveaux joueurs aux origines diverses et variées s’entraînent chaque semaine avec la formation beutchine. Fort de ses nouveaux membres, le club a même pu réintégrer récemment le championnat de 5ᵉ division. Si tout n’a bien entendu pas été facile, la barrière de la langue compliquant ou empêchant parfois la communication entre les joueurs, la plupart de ces nouveaux arrivants semblent s’être plutôt bien intégrés parmi les locaux. « J’ai même pu obtenir une licence », raconte Martin Koulemou, réfugié guinéen et nouvelle recrue du FC Perrefitte.

Vidéo : reportage lors d’un entraînement du FC Perrefitte

Le nerf de la guerre

Du côté du club et de ses dirigeants, on se dit très satisfait de cette situation. Bien sûr, accueillir d’un coup une vingtaine de nouveaux joueurs pose quelques problèmes logistiques tels que les transports, les équipements ou les infrastructures. Et naturellement, tout ça a un coût, pour l’heure entièrement supporté par le club. Ce qui soulève un point essentiel à ce stade de l’enquête. Effectivement, les finances sont indissociables des questions d’inclusion car pour que les clubs puissent mettre en place des mesures efficaces pour favoriser toujours plus d’intégration, il faut de l’argent.

Dès lors, une question se pose : avec de petits budgets et une poignée de bénévoles, les clubs amateurs suisses ont-ils réellement les moyens de faire plus en matière d’inclusion ? Quant à la passion des bénévoles, pourrait-elle suffire à réinventer la manière d’envisager l’intégration dans le football suisse ? « Il y a une limite, c’est celle du bénévolat », répond Jérôme Berthoud.

Vidéo : Jérôme Berthoud, sociologue à l’UNIL , à propos de l’inclusion dans le football amateur en Suisse

À nous de jouer

Le football suisse sera-t-il plus inclusif demain ? Ce qui est sûr, c’est que cette évolution de l’intégration vers l’inclusion est pour l’heure encore assez confidentielle dans notre pays, particulièrement dans les petites structures. Mais à l’instar des exemples comme le FC Perrefitte, ces questionnements font également peu à peu leur chemin auprès des pouvoirs publics. Il existe d’ailleurs déjà des villes et des cantons qui ont sauté le pas. À Genève notamment, où l’Office cantonal de la culture et du sport a créé l’an dernier un centre de compétence pour l’inclusion. L’objectif étant d’encourager et d’accompagner la mise en place d’offres inclusives dans le sport.

Certes, nous avons pu démontrer que les questions d’intégration et d’inclusion dans le football suisse dépendent avant tout de quatre critères ; la détermination ou la volonté, à la fois des individus et des structures, la formation, le temps et les moyens mis à disposition. Mais rappelons que même en combinant tous ces facteurs, cela ne représente pas pour autant une formule magique garantissant l’intégration de toutes et tous. « En Suisse comme ailleurs, il y a des intégrations qui sont réussies et d’autres non et ce n’est pas que parce qu’il n’y pas de skieurs d’origine africaine dans l’équipe suisse de ski qu’on peut parler d’un échec d’intégration », rappelle l’historien Marco Marcacci.

De la même manière, on retiendra qu’une forte représentation de joueurs issus de l’immigration dans les clubs de football suisses n’atteste pas forcément à elle seule d’une intégration parfaitement réussie.

Texte et multimédia: Régis Mérillat
Photos: Keystone et BGE, Centre d’iconographie genevoise
Date: 3 octobre 2024

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