Lorsque les denrées sont passées de date, les commerçants n’ont plus le droit de les vendre. Encore mangeables, elles sont souvent jetées. Face à ce constat des solutions existent pour lutter contre cette problématique.
Des carottes, de la salade, des petits pois, et même de la tourte de Linz étaient au menu de nos élus à Berne. Rien de plus normal, sauf qu’il s’agissait de produits invendables en magasin. “J’avais un peu peur que ce soient des aliments d’un fond de frigo. J’ai mis de côté mes préjugés et j’ai sauté le pas”, confie la PLR Jacqueline de Quattro. Chaque jour, pendant la session de printemps, une trentaine de kilos de nourriture destinée à être jetée, a été livrée dans les cuisines du Palais fédéral. Les aliments ont ensuite été transformés en deux mets, ajoutés à la carte du restaurant. La conseillère nationale poursuit: “Finalement, je n’ai remarqué aucune différence. Ces plats étaient délicieusement préparés. C’est intéressant de voir ce qu’on peut créer avec des invendus et c’est une bonne alternative à la poubelle!”
C’est justement ce que voulait démontrer Céline Weber conseillère nationale vert’libérale, en lançant cette action le 27 février dernier en collaboration avec Table Suisse. Les bénévoles de cette fondation collectent chaque jour, dans tout le pays, environ 24 tonnes de denrées alimentaires invendables, mais encore consommables. Dans la foulée, ces produits sont donnés gratuitement à 500 institutions sociales.
Peu d’invendus redistribués
L’équivalent de 700 piscines olympiques d’aliments est jeté chaque année en Suisse. Pour limiter la casse, diverses solutions existent: applications sur smartphone, associations caritatives ou encore centrales régionales de conditionnement. Avec comme dénominateur commun la lutte contre le gaspillage alimentaire.
Infographie: Le gaspillage alimentaire en chiffres
Une multitude de solutions anti-gaspi
En fin de journée, les commerçants sont face à un dilemme: jeter ou tenter de valoriser les produits qui ont une date de consommation échue. Pour limiter les dégâts, la plupart des enseignes font alors appel à des associations qui récupèrent ces denrées pour les redistribuer à des personnes dans le besoin. Mais cela ne fait pas tout. “Seuls 7% des invendus sont valorisés par manque de moyens logistiques”, insiste l’élue Céline Weber.
Un petit pain qui reste sur l’étalage, c’est l’assurance d’une perte sèche pour le vendeur. Pour éviter la poubelle, il devra investir du temps et de l’argent dans une opération de redistribution qui ne lui rapportera pas un sou. Par conséquent, beaucoup y renoncent et les associations caritatives ne se déplacent pas toujours. “On en a contactées, mais personne ne vient… Honnêtement, je trouve dommage qu’il n’y ait pas un système logistique mis en place. Par exemple, des camions pourraient faire le tour de tous les commerces pour amener la marchandise à un seul endroit. Ainsi, elles viendraient se servir dans ce centre en fonction de leurs besoins”, suggère Jessica Guzzo, directrice marketing des boulangeries Aimé Pouly.
Sauver des aliments avec son téléphone
Une des manières pour lutter contre le gaspillage est l’utilisation de l’application Too Good To Go, disponible sur smartphone. Développée à Copenhague en 2015, son fonctionnement est très simple: après s’être créé un compte, le consommateur peut acquérir, dans les enseignes partenaires, des paniers composés d’invendus avec un prix qui varie entre 5 et 12 francs. Une addition quatre fois moins élevée que s’il avait payé plein tarif.
Vidéo: un jeune récupère sa commande Too Good To Go
En Suisse, la plateforme compte 1,8 million d’utilisateurs et plus de 5500 entreprises ont adhéré au système, dont une majorité de boulangeries et de supermarchés. Sur chaque panier vendu, Too Good To Go prélève 2,9 francs. Le reste du solde revient à l’artisan. “C’est frustrant, parce qu’on ne récupère même pas le prix de la matière première… Mais on participe tout de même, car c’est tout ça en moins qui est ne sera pas jeté”, note Katia Godineau, gérante des boulangeries Au Pain Gourmand, présentes à Penthalaz et à Bussigny.
Pour être partenaires de la plateforme, les commerçants doivent toutefois remplir certaines conditions, précise Aurélia Guillot, directrice marketing chez Too Good To Go. En sus de s’acquitter d’une cotisation annuelle de 59 francs, ils doivent s’engager à fournir au moins quatre paniers par mois.
L’app qui ne plaît pas à tous
Du côté de Migros et Coop, les deux détaillants utilisent cette solution numérique, tout en donnant également le surplus de marchandises invendues. “Too Good To Go est un dispositif très utile pour écouler ce qui ne peut pas être distribué aux associations caritatives, car la durée de conservation du produit en question est trop courte”, commente Tristan Cerf, porte-parole de Migros Suisse romande.
Pourtant, le concept de cette application est loin de faire l’unanimité. “C’est insensé de se faire de l’argent sur des produits qui vont être jetés! Quand je donne, je le fais avec bon cœur”, s’indigne un boulanger qui tient à l’anonymat. Confiseur à L’Isle, Yves Hohl partage l’agacement de son confrère. “Too Good To Go est trop gourmand, malgré un concept de base qui est louable. On reçoit des clopinettes alors que nous devons nous occuper de l’emballage et de la préparation de ces paniers. Tout ça pour vendre à perte, c’est de l’abus!”
Produire à mesure ou donner
L’artisan a donc opté pour une autre solution. Son équipe de production travaille tout au long de la journée pour coller au mieux aux demandes des consommateurs. “Les quelques restes, nous les donnons à nos bons clients et à notre personnel.”
Marilyn Béguin dénonce aussi ce business florissant autour des denrées encore consommables. “Sur un coup de tête”, elle a lancé un concept de frigo solidaire et a créé l’association Free Go en 2019. Celle-ci réunit une soixantaine de bénévoles qui l’aide à gérer, à nettoyer et à remplir une vingtaine de frigidaires répartis dans les cantons de Neuchâtel, Vaud et Berne. Installés dans des locaux tels que des bâtiments communaux, des commerces ou des laveries et mis gracieusement à disposition par les propriétaires, ils sont accessibles en libre-service.
Son objectif n’est pas de faire du profit, mais de faire en sorte que tout le monde puisse bénéficier gratuitement des invendus. Cette neuchâteloise estime que la lutte contre le gaspillage alimentaire concerne tout le monde et que chacun peut y participer. Ce qui lui vaut des critiques. “Notre association dérange, car nous ne mettons pas d’étiquettes sur les personnes. Peu importe le salaire que vous gagnez, vous pouvez vous servir dans les frigos. Encore dernièrement, un partenaire nous a lâchés, puisqu’on n’aidait pas uniquement les personnes pauvres.”
Vidéo: Marilyn Béguin présidente de Free Go, n’a pas hésité à se lancer avec son propre argent
Une vraie fourmilière
Une autre solution existe pour revaloriser toutes ces marchandises encore consommables. Direction la centrale alimentaire de la région lausannoise (CA-RL). Elle tourne à plein régime. Des tonnes de dons arrivent chaque jour dans les locaux. “La plupart du temps, les produits que nous recevons ont des dates de consommation très courtes. Ce n’est pas un problème, étant donné que nous avons un grand rendement”, explique Milos Pekic, responsable logistique de la CA-RL.
Dans cet entrepôt, une vingtaine de personnes œuvrent tous les jours pour ranger, trier, et reconditionner des tonnes de denrées alimentaires. “Nous donnons les aliments à une quarantaine d’associations caritatives. Ensuite, ce sont elles qui les acheminent directement aux personnes dans le besoin”, affirme Milos Pekic. Toutes les personnes qui s’activent à la centrale sont bénévoles, en réinsertion professionnelle, à l’Assurance Invalidité (AI) ou encore civilistes.
Vidéo: Milos Pekic responsable logistique de la centrale alimentaire de la régions lausannoise (CA-RL) explique son fonctionnement
Toutes ces solutions semblent bien rodées, mais pourquoi seulement 7% des invendus sont revalorisés? “Les associations sont confrontées à des problèmes logistiques. Les frais liés aux véhicules des bénévoles sont parfois épongés par des dons, mais ce n’est pas toujours le cas”, rapporte Céline Weber.
Un outil pour lutter contre la pauvreté
La plupart du temps, ces denrées sont redistribuées à des personnes vivant dans une situation de précarité. C’est ainsi qu’interviennent les associations caritatives. Elles font le lien entre la marchandise et les bénéficiaires. À la centrale alimentaire de la région lausannoise, chaque semaine, des personnes comptent sur cette aide pour se nourrir.
Infographie: Les personnes en situation de précarité se nourrissent avec des invendus
Les produits reçus de leurs différents partenaires sont variés et rangés dans trois zones distinctes. Dans la halle à l’étage, on trouve tout ce qui est sec comme des pâtes, des lentilles, du café soluble ou encore des boîtes de conserve. En bas de l’escalier, dans les deux compartiments réfrigérés, on aura les produits frais et surgelés. Des palettes avec des fruits et légumes arrivent également, pour plusieurs raisons. Par exemple, un surplus de production ou encore leur taille qui est inconforme aux normes de calibrage.
“C’est ce gaspillage alimentaire qui nous permet d’avoir autant d’articles.”
Milos Pekic responsable logistique de la CA-RL
Cette centrale existe depuis une vingtaine d’années et tourne à plein régime. Elle a trouvé son équilibre entre les denrées qui arrivent et qui repartent dans la foulée. Les personnes qui y travaillent sont bénévoles, mais qui paie les locaux, les camions et le matériel?
Audio: “C’est ce gaspillage alimentaire qui nous permet d’avoir autant d’articles”, Milos Pekic responsable logistique de la CA-RL
La lutte contre le gaspillage alimentaire et les personnes en situation de précarité semblent étroitement liés, qu’en pense Céline Weber?
Vidéo: “On a tellement de gaspillage alimentaire”, Céline Weber conseillère nationale vert’libérale
Sous la coupole, cette problématique est prise au sérieux
Plusieurs pistes de réflexions existent pour réduire davantage le gaspillage alimentaire. La Fédération romande des consommateurs (FRC) émet une hypothèse sur la question des emballages: “L’industrie pourrait proposer de plus petites portions, les personnes seules auraient ainsi la bonne quantité, exemplifie Rebecca Eggenberger, de la FRC. Mais je sais que c’est délicat, car cela engendrait des coûts supplémentaires…” Une chose est toutefois certaine, selon elle, d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire, chacun a un rôle à jouer pour limiter ce gaspillage.
Le 12 mai 2022, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) ainsi que 28 dirigeants d’entreprises et d’associations de la filière alimentaire suisse ont signé un accord. Celui-ci a pour objectif d’inverser la tendance et de réduire les pertes de moitié d’ici à 2030, par rapport au niveau de 2017. Cette stratégie fait partie du plan d’action adopté par le Gouvernement le 6 avril 2022. La Confédération fera un point de situation en 2025 et rectifiera le tir si nécessaire.
Un objectif de taille
Pour s’y tenir, il faut trouver des solutions pour pallier les problèmes logistiques, d’après Céline Weber. “La grande distribution ne peut pas se contenter de donner gratuitement ses denrées encore consommables sans participer aux frais d’acheminement.” C’est pourquoi, elle a déposé un postulat de commission en automne dernier qui a été accepté. Celui-ci demande au Conseil fédéral de convier tous les différents acteurs lors d’une table ronde pour trouver une solution quant à ces frais d’essence et de matériels.
Que les denrées “soient revendues ou données, il reste de la marge de progression pour réduire de 50% le gaspillage alimentaire par rapport à 2017 d’ici à 2030. Les solutions en place sont fonctionnelles, mais ce marché a de quoi se développer encore davantage.
Adeline Hostettler, 27 avril 2023
Multimédia Adeline Hostettler
Photos Adeline Hostettler, Loic Georgy,Sigfredo Haro/La Côte