Genève innove en matière de prostitution. Des cours de sensibilisation obligatoires seront mis en place dès le 1er octobre 2018. L’objectif : permettre aux travailleurs du sexe une plus grande autonomie. Si les milieux associatifs et les autorités s’entendent sur leur utilité, les travailleurs du sexe, quant à eux, sont plus sceptiques.
A Genève, la traite d’êtres humains est une réalité et les dérives en matière de prostitution illicite nombreuses. Grâce au travail des associations et au soutien des élus, Genève est devenu un exemple en matière de législation. Tout nouveau travailleur du sexe, homme ou femme, devra obligatoirement, et ce dès le 1er octobre, suivre une séance d’information pour entériner son inscription auprès de la police, inscription elle aussi obligatoire selon la loi sur la prostitution en vigueur depuis 2010.
Ce premier contact avec la police est utile à plus d’un égard, estime l’ancien chef remplaçant de la Brigade de lutte contre la traite d’être humains et de la prostitution illicite (BTPI), Ivan Caputo. « C’est important que les prostituées comprennent que nous sommes là pour les aider, les protéger. Cela nous permet aussi d’apprendre à les connaître, et de mieux combattre la prostitution illicite en réseaux. On voit ce phénomène grandir avec l’arrivée massive de Roumains. Alors, quand on croise un visage inconnu en patrouille, on se méfie. » Ce sont, en effet, les mêmes inspecteurs en charge du recensement le matin qui vont sur le terrain de jour comme de nuit.
700-900 travailleurs du sexe
sont actifs quotidiennement à Genève Romain Grand, ancien chef de la BTPI
En 2015, 1411 nouvelles inscriptions ont été recensées par la BTPI, 1457 en 2016. 700-900 travailleurs du sexe sont actifs quotidiennement à Genève, pour plus de 10000 personnes enregistrées, une différence importante. Méconnaissance du système de radiation ou simple oubli ? Les associations mettent en cause la difficulté d’accès à l’information qu’elle soit administrative, juridique ou pratique. Une vision partagée par la Cours des Comptes de Genève, qui, dans son rapport de 2014, avait déjà recommandé la mise en place de cours de prévention et de sensibilisation destinés aux nouveaux travailleurs du sexe.
Aussi, la question de la création d’une séance obligatoire a été soumise à la commission judiciaire et de la police au Grand Conseil genevois en 2017. Selon sa recommandation, la loi sur la prostitution a été modifiée le 12 mai 2017, et avance, dans son article 4, l’obligation de suivre « un cours de sensibilisation obligatoire et gratuit portant sur les droits et les devoirs des personnes exerçant la prostitution, leur santé, la détection des risques de traite des êtres humains et les structures d’aides auxquelles elles peuvent avoir recours ».
Le milieu associatif veut mieux informer les travailleurs du sexe
« Les cours visent à donner tous les outils à des personnes souvent migrantes, ne maîtrisant pas toujours la langue, afin qu’elles acquièrent des connaissances les aidant à prendre des décisions éclairées, et qu’elles aient ainsi une plus grande autonomie », explique Michel Félix, ancien porte-parole d’Aspasie.
L’association de soutien aux prostitué(e)s est en charge de la mise en place des cours à Genève. Les séances dureront deux heures et seront proposées chaque après-midi du lundi au vendredi. La coordinatrice de l’association, Isabelle Boillat, défend l’importance de ces cours qui, malgré les retards de mise en place, débuteront le 1er octobre 2018. Seuls changements au programme, la séance sera sous la responsabilité unique d’Aspasie et aura lieu après l’inscription auprès de la BTPI et non avant, comme prévu initialement. SOS Femmes ne participe plus au projet.
AUDIO: Isabelle Boillat, coordinatrice d’Aspasie, défend l’utilité des cours de sensibilisation
L’association a l’expérience du métier et des difficultés qui en découlent. Grâce à l’action de soutien-écoute des psychologues et travailleurs sociaux de son équipe, avec et sans rendez-vous et à ses bus boulevards qui fonctionnent comme lieux d’accueil temporaires la nuit, Aspasie est confrontée régulièrement aux problèmes que peuvent rencontrer les travailleurs du sexe à Genève.
Dans son action, l’association peut compter sur le soutien de certains élus, notamment de celui de la députée PDC au Grand Conseil, Anne-Marie Von Arx Vernon. Rapporteuse pour la commission judiciaire et de police, responsable de la modification de la loi au Grand Conseil, elle est également experte sur les questions de violences faites aux femmes et de traite d’êtres humains, auprès du Foyer « Au cœur des Grottes » notamment.
VIDÉO: Anne-Marie Von Arx Vernon sur la question des victimes depuis le foyer pour femmes maltraitées, Au cœur des Grottes
https://youtu.be/tX5BAzmPJZo
Les prostitué(e)s auraient donc besoin d’outils, autrement dit d’informations touchant à plusieurs aspects de leur vie professionnelle : droits et obligations, santé, gestion des risques ou encore réorientation professionnelle. Il sera par exemple expliqué aux futurs travailleurs du sexe qu’un patron de salon ne doit pas exiger plus que 100-120CHF par jour pour une chambre ou prélever plus que 40% sur une passe. Il ne peut pas lui interdire non plus de sortir, ou confisquer son passeport.
En matière de santé, il sera certes question du VIH ou de l’hépatite C, mais également de gestion de la pression au travail, du stress ou encore des déséquilibres alimentaires. Enfin, par réorientation, il faut entendre la facilitation de l’acquisition de compétences nouvelles, qu’elles soient sociales, linguistiques ou administratives en vue d’un éventuel changement de voie.
Les prostituées contre un cours obligatoire
Les autorités et les associations sont d’accord. Les cours de sensibilisation sont indispensables. La question est désormais à adresser aux principaux concernés, les travailleurs du sexe eux-mêmes.L’accès au monde de la prostitution est compliqué, rares sont ceux qui acceptent de parler. Seul le Venusia a accepté d’ouvrir sa porte. Sa patronne, Madame Lisa, réagit à l’initiative législative. « Des cours obligatoires ? Comment ça se fait que de vieilles putes comme moi n’aient pas été interrogées ? Je ne vois pas de quel droit ils se permettent d’infantiliser les nanas en les forçant à ingérer de l’information qui existe déjà! » Elle se sent exclue du processus de mise en place, et questionne l’utilité de leur force contraignante.
AUDIO: La patronne du Venusia, Madame Lisa, remet en cause l’utilité d’un cours de sensibilisation
Madame Lisa est claire: si elle ne sait pas comment informer ses filles, avec ses années d’expérience dans le milieu de la nuit, qui le peut ? Elle gère effectivement son salon comme une petite entreprise. Son registre comporte 1500 noms. Elle perçoit 60 CHF par prestation, seule façon de garantir, selon elle, un travail bien fait. Elle tient à fournir les préservatifs aux femmes qu’elle emploie, mais refuse de se livrer à faire la police sur les précautions prises ou non. « Elles ont l’information et sont responsables. Je ne veux pas les bêtifier, mais les considérer. »
Les associations ne se déplacent pas dans son salon. Elle estime par conséquent ne pas avoir besoin d’elles. La preuve que le travail de terrain de ces dernières ne suffit pas est faite quelques minutes après le début de l’entretien avec Madame Lisa. La discussion est interrompue par l’arrivée de Sokna dans le Cigar Lounge. La jeune Française ne sait pas comment régulariser sa situation et lui demande de l’aide.
Les associations ne nous représentent pas,
ce ne sont pas des putes Madame Lisa, Venusia
Réalité fortuite ou mise en scène de la patronne ? La question peut se poser. Elle révèle toutefois un climat de méfiance et le véritable nœud du problème. « Les associations ne nous représentent pas vraiment. Ce sont des psychologues et des travailleurs sociaux, pas des putes. On veut nous parler de réorientation alors qu’on commence à peine l’activité ? C’est une forme de jugement ! Pute, pour eux, ce n’est pas assez bien ! » Peut-être, Sokna n’aurait-elle pas eu besoin de Madame Lisa si elle avait eu accès aux informations à son arrivée. Impossible de le dire.
En apparence, il fait bon vivre au Venusia. Le salon sent effectivement le propre, il est même chaleureux. Et ce ne sont pas les travailleuses du sexe qu’elle emploie qui diront le contraire. Elles se sentent en sécurité sous la chaleur des néons de la rue Rodo, juste en face de l’école primaire Hugo-de-Senger.
VIDÉO: Ambre et Bambi, travailleuses du sexe au Venusia, témoignent de leurs conditions de travail
https://youtu.be/f5_wSH6H0Bk
Les prostituées du Venusia ne ressentent pas de manque en termes d’informations, puisqu’elles sont bien entourées et en sécurité. Elles assument le choix de leur métier et se sentent libres de quitter le salon quand elles le veulent, mais sont reconnaissantes de ne pas être exposées à la rue. Cette confiance repose, elles le savent, sur les rapports respectueux avec leur patronne. « C’est différent de travailler pour une femme dont c’est le métier. Elle sait ce qu’elle fait et connaît les clients. C’est rassurant. »
Dans la rue, le manque d'information laisse apparaître les dérives
Le Venusia ne représente qu’une partie infime de la réalité du milieu de la prostitution. A Genève uniquement, la police a recensé 160 salons actifs dans le domaine de la prostitution en 2016. A cela s’ajoute évidemment la prostitution de rue. De nouveaux problèmes apparaissent, auxquels la police ne peut faire face seule.
« L’évolution de la population montre une augmentation de certaines nationalités, hongroise et roumaine par exemple, ce qui engendre inévitablement des problèmes de communication, de langues », explique l’ancien chef de la BTPI, Romain Grand. « En outre, certaines populations ne sont pas du tout enclines à parler à la police. Sans compter le fait que les travailleurs du sexe ne restent souvent pas plus de trois mois, si elle sont issues de l’espace Schengen, ce qui rend difficile la mise en place de relations de confiance à long terme. » Le recensement est toutefois une aide importante à la prévention et à la lutte contre les dérives.
La cinéaste Elise Shubs a fait l’expérience de la difficulté d’entrer en contact avec ce milieu, en partant à la rencontre de femmes au coeur du quartier de Sévelin à Lausanne pendant plusieurs mois. Elle en a fait un film sorti en 2017, L’Impasse.
VIDÉO: Extrait du film L’Impasse d’Elise Shubs (2016), témoignage des difficultés rencontrées par les prostituées dans la rue
https://youtu.be/uc0ZGvR_bIs
Les témoignages des femmes de Sévelin révèlent la peur et les difficultés que peuvent rencontrer les travailleurs du sexe dans des cas d’abus de pouvoir de proxénètes ou simplement une méconnaissance réelle de leurs droits à leur arrivée en Suisse. Auraient-elles osé agir autrement avec plus d’information? Peut-être. Elles auraient tout du moins eu des choix, et des solutions.
Elise Shubs se souvient: « J’avais imaginé un impact pas forcément positif de la prostitution sur leur vie, mais à ce point, jamais. Il faut savoir qu’ici nous avons affaire essentiellement à des femmes migrantes et que la prostitution est une solution qui s’offre à elles. Si la société proposait d’autres solutions à ces femmes, leur vie serait probablement différente. »
« Les associations sont présentes sur le terrain, je l’ai vu, elles font un travail incroyable, mais cela ne suffit pas », poursuit-elle. « Face au drame qui se déroule sous nos yeux, je ne comprends pas que la société laisse faire, qu’elle ne réagisse pas. » A Lausanne, les autorités ont choisi de réagir. Dans le quartier de Sévelin, le nombre de travailleurs du sexe est important, trop selon certains. Aussi, le périmètre d’exercice de la prostitution a-t-il été revu à la baisse depuis avril 2018. Le but est d’éloigner les travailleurs du sexe dans une zone qui se densifie fortement. Un bilan sera établi dans deux ans.
Toutefois, le canton vaudois ne s’arrêtera pas là. La gestion genevoise de la question de la prostitution inspire. Alors que le canton de Neuchâtel demande, lui aussi, une inscription obligatoire de ses travailleurs du sexe selon la Loi sur la prostitution du 30 août 2016, et le canton de Fribourg également selon la Loi sur la prostitution du 17 mars 2010, le canton de Vaud planche aujourd’hui sur un nouveau texte de loi en la matière. Ce dernier devrait suivre l’exemple genevois.
Un cours contraignant pour une prostitution licite
Si l’accès aux informations, autrement dit aux droits et devoirs en matière de prostitution, est indispensable selon toutes les parties engagées, la question de la légitimité à les donner se pose. Retour au Venusia avec Madame Lisa. « Une fille qui veut avoir de l’information, elle la trouve. Les filles parlent entre elles. Et ce n’est pas à une vieille pute comme moi, qu’on va apprendre à tire une pipe. » Derrière la colère de la patronne du Venusia se cache une vraie question: peut-on légitimement prétendre à une information juste si toutes les parties ne sont pas impliquées dans le processus?
L’inspecteur Grand abonde en ce sens: « Je peux bien entendu donner des informations sur ce que doit ou ne doit pas faire un patron de salon, mais je ne suis pas médecin. Certaines questions ne sont pas de mon ressort. » L’objectif d’Aspasie est donc de créer un lien entre toutes les parties pour que les femmes et les hommes ne soient pas victimes de leur situation. Elle a toutefois choisi de mener seule la séance sans intervenants extérieurs, qu’ils soient du milieu ou non. Pour ce faire, Aspasie s’est munie d’un guide disponible en plusieurs langues et de présentations didactiques.
Sans l'attestation du suivi de la séance d'information obligatoire,
le travailleur du sexe pratiquera une prostitution illicite Judith Aregger, Coordinatrice d'Aspasie
La séance d’informations sera obligatoire pour pouvoir pratiquer une prostitution dite licite. « Sans l’attestation obtenue après le suivi de la séance de deux heures proposée chaque jour du lundi au vendredi dans les locaux de l’association, toute pratique de la prostitution sera considérée comme illicite au même titre qu’une pratique sans annonce à la BTPI », explique Judith Aregger, également coordinatrice d’Aspasie jointe par téléphone.
Le recensement auprès de la police se fait donc indépendamment. La coordinatrice de l’association ajoute qu’un délai relativement flexible sera mis en place pour les travailleurs du sexe qui ne seraient pas en mesure de suivre la séance immédiatement. Comment l’aspect contraignant sera-t-il mis en pratique et le suivi fait dès lors? « Nous sommes encore en train de nous organiser avec la BTPI pour trouver la meilleure solution. », poursuit Judith Aregger. Une chose est certaine: sans attestation, le travailleur du sexe sera amendé en cas de contrôle par la police.
Reposer le succès du cours sur la bonne volonté uniquement des personnes concernées semble un peu délicat. Aspasie compte toutefois sur une collaboration étroite entre les différents acteurs pour permettre une diffusion optimale des informations auprès du plus grand nombre, et la garantie d’un suivi. Car là réside l’objectif porté par la modification de la Loi sur la prostitution à Genève: mieux informer. Les travailleurs du sexe sauront-ils saisir l’opportunité qui leur est donnée? Et les cours permettront-ils une meilleure prévention des dérives et protection des travailleurs du sexe? Réponse, dès le 1er octobre 2018.
Zelda Chauvet
Images: © Matthieu Gafsou, © Zelda Chauvet