L’inscription de sites au patrimoine mondial de l’humanité présente souvent des avantages, notamment sur le plan touristique. À l’étranger, nombre d’entre eux ont cependant souffert de cette nouvelle popularité. Et en Suisse?
Avec son patrimoine mondial de l’humanité, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) tend à préserver les lieux dotés d’une «valeur culturelle universelle». Mais l’inscription d’un site à cette liste est bien souvent accompagnée d’effets collatéraux, au premier rang desquels une nouvelle affluence touristique.
Souvent bénéfique pour les économies locales, cette popularité liée au label Unesco peut être compliquée à gérer selon les cas. À l’étranger, la préservation de nombreux sites s’est ainsi vue compromise suite à l’explosion du nombre de visiteurs. C’est notamment le cas du parc national des «Cinque Terre», sur la côte de Ligurie, en Italie, inscrit au patrimoine mondial depuis 1997. Alors que les habitants y vivaient essentiellement de la viticulture, ces derniers ont peu à peu délaissé le travail de la terre au profit du tourisme, plus rentable. En moins de trente ans, le vignoble est ainsi passé de 1 600 hectares de vignes à 90.
L’afflux de touristes circulant entre les terrasses agricoles a également peu à peu détérioré les sentiers de randonnée, les autorités locales ne parvenant plus à les entretenir. Selon les chiffres officiels, ce ne sont pas moins de 2,5 millions de visiteurs qui foulent chaque année les terres de ces cinq villages accrochés à flanc de montagne. Pour réguler les flux et préserver le site, les autorités ont finalement mis en place en 2016 un système de billetterie payante pour accéder aux sentiers.
Le site archéologique d’Angkor, au Cambodge, s’est lui aussi vu victime de sa nouvelle popularité suite à son inscription à l’Unesco en 1992. Placé sur la liste du patrimoine en péril pendant dix ans, le site a attiré près de cinq millions de visiteurs en 2017 et devrait en accueillir le double d’ici 2025. Une affluence grandissante qui engendre de nombreuses conséquences, notamment des problèmes d’eau.
À Angkor, le pic de la saison touristique a en effet lieu durant la saison sèche et l’eau nécessaire aux voyageurs et aux hôtels est alors principalement pompée dans les nappes souterraines. Résultat: les aquifères se vident et rendent le terrain sur lequel les temples sont bâtis sec et instable, ces derniers commençant alors à s’effondrer. La pollution, le vandalisme ou les nombreuses constructions illicites aux abords des temples sont encore d’autres éléments, en grande partie liés au tourisme, menaçant la conservation du site.
Bilan positif en Suisse
Avec ses douze biens inscrits au patrimoine mondial (neuf culturels, trois naturels), la Suisse pourrait-elle également faire face à pareil cas de figure? «On n’a pas vraiment de sites sensibles en Suisse, à part peut-être la Villa «Le Lac» de Le Corbusier, [ndlr: à Corseaux (VD)], où on ne peut pas recevoir 3 000 personnes à la fois tous les jours, indique Oliver Martin, chef de la section Patrimoine culturel et monuments historique à l’Office fédéral de la Culture (OFC). Mais premièrement, ce n’est pas le cas et deuxièmement, c’est géré avec un accès limité.» Et d’ajouter: «L’objectif premier du patrimoine mondial est de protéger les sites qui ont une importance universelle, pas d’augmenter leur fréquentation.»
En dépit de cette visée protectrice, l’afflux de nouveaux visiteurs apparaît néanmoins comme une conséquence quasi inévitable d’une inscription à l’Unesco et de la publicité qui lui est liée. Du côté de La Chaux-de-Fonds / Le Locle et de son urbanisme horloger, cette dernière est toutefois vue de manière extrêmement positive. Pour Vincent Matthey, coordinateur chez Tourisme neuchâtelois-Montagnes, l’inscription au patrimoine mondial en 2009 a permis au site d’enfin exister sur la carte du tourisme international. «On a vraiment ressenti l’effet label. Il y a eu une internationalisation de nos visiteurs, explique-t-il. Dans un premier temps, c’étaient essentiellement des locaux qui venaient pour voir comment on montrait la ville aux touristes. Et ils revenaient ensuite avec leurs amis pour la leur présenter. Il y a eu une réelle prise de conscience de la population sur l’importance patrimoniale du lieu dans lequel elle vit, une fierté d’appartenir à ces villes.»
Une augmentation de l’affluence touristique a également pu être constatée dans la région viticole de Lavaux, inscrite au patrimoine mondiale depuis 2007. «On a plus de visiteurs qui viennent dans la région mais ça n’a pas été une explosion, indique Grégoire Chappuis, directeur adjoint de Montreux-Vevey Tourisme. On parle de manière générale de 20 à 30% de fréquentation de plus depuis 2007.» Si on est donc loin de l’exemple de «Cinque Terre» et de son tourisme de masse, la hausse du nombre de visiteurs a tout de même amené son lot de problèmes, certes mineurs, dans le vignoble vaudois. «Il y a des gens qui se baladent dans les vignes sans se rendre compte que c’est un terrain privé et qui cassent bêtement des branches sur lesquelles il y a des grappes qui s’apprêtent à pousser. Ce sont des petits dégâts collatéraux», explique Emmanuel Estoppey, gestionnaire du site. Et d’ajouter: «Il y a aussi une fréquentation très importante sur les chemins de vignes. Ces derniers sont d’abord faits pour la viticulture et ses machines. C’est déjà pas évident de travailler dans ce vignoble, donc ça vient en rajouter une couche.»
«On a maintenant une notoriété à l’étranger qu’on n’avait pas avant l’inscription.»
Emmanuel Estoppey, gestionnaire du site Lavaux Patrimoine mondial.
Paradoxalement, cette nouvelle fréquentation n’a pas eu les effets escomptés sur l’économie viticole dans la période qui a suivi l’inscription du site au patrimoine mondial. «Sur le même laps de temps, les ventes de vin étaient même en baisse. On voyait bien que le public visiteur n’avait pas de connexion avec le site», indique le gestionnaire. Avec son équipe, ce dernier s’est donc attelé à développer une stratégie marketing basée autour de l’œnotourisme afin de créer une rencontre entre le visiteur et le vigneron et ainsi attirer un public qui soit en adéquation avec le site. Dix ans après, il tire un bilan très positif de l’inscription de Lavaux à l’Unesco. «On a de plus en plus de gens qui viennent s’intéresser au vin, explique-t-il. Lavaux et les vins vaudois n’existaient pas à l’international. On a maintenant une notoriété à l’étranger qu’on n’avait pas avant l’inscription.»
Des sites sous tension
Les sites suisses semblent donc relativement épargnés par les dérives du tourisme et du danger de surfréquentation. «La Suisse est une destination chère, c’est ce qui nous protège», estime pour sa part Grégoire Chappuis. Mais dans certains cas, l’inscription au patrimoine mondial est en partie à l’origine de conflits, notamment avec les habitants des sites. Dans le Lavaux, les terrains attirent ainsi les convoitises des régies immobilières, qui voient dans le label Unesco un nouvel argument de vente. Dès lors, des voix s’élèvent contre un potentiel bétonnage du paysage, que certains estiment insuffisamment protégé.
Suzanne Debluë, psychologue et secrétaire de l’association «Sauver Lavaux»
Pourtant, si des projets immobiliers voient bel et bien le jour dans la région viticole, cela ne signifierait pas pour autant une augmentation des chantiers. «Aujourd’hui dans le Lavaux, il ne reste plus que quelques petites dents creuses à réaliser, qui sont de petites parcelles pas forcément intéressantes pour un entrepreneur, explique Yvan Schmidt, consultant en immobilier. Ce n’est donc clairement pas la région la plus intéressante pour trouver un projet à développer.» Ce nombre très limité de terrains disponibles s’expliquerait en partie par l’inscription du site au patrimoine mondial, mais également par la révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT), entrée en vigueur en 2014 et limitant les zones à bâtir. Pour le consultant, les inquiétudes des habitants au sujet du Lavaux paraissent donc infondées. «Il faut arrêter cette désinformation, on est en train de prendre un canon pour tirer sur un moineau. Quand on dit qu’on est en train de bétonner le Lavaux, c’est faux!»
Même son de cloche du côté d’Emmanuel Estoppey, gestionnaire du site. «La zone inscrite au patrimoine mondial est déjà surprotégée. Il n’y a quasiment plus aucune possibilité de construire. Il y a tout qui est verrouillé à ce niveau-là.» Quant aux chantiers qui émergent dans certaines communes, ils seraient en réalité aussi inévitables que nécessaires. «Dans le conscient des gens, quand on veut protéger quelque chose on aimerait le figer, qu’il ne bouge plus, estime le gestionnaire. Mais lorsqu’on travaille sur un paysage, on ne peut pas figer les choses. Si on fige un paysage, il meurt.»
Lavaux n’est pas le seul site suisse où l’inscription au patrimoine mondial est à l’origine de tensions avec les habitants. À Genève, l’immeuble «Clarté», conçu par l’architecte Le Corbusier, a gagné en popularité auprès des visiteurs depuis son inscription en 2016. De par cette nouvelle attractivité, la Ville de Genève, en collaboration avec le canton, a décidé fin 2016 d’y acquérir un duplex afin d’en faire un appartement témoin et d’en ouvrir l’accès aux visiteurs. Une initiative qui a été très mal reçue de la part de nombreux résidents de l’immeuble, très peu enclins à voir des groupes de touristes défiler dans leurs couloirs. «Ils sont contre l’intervention de l’État, contre cette acquisition, explique Michel Noiset, habitant de l’immeuble qui ouvre sa porte à près de 450 visiteurs par an. Moi, je suis pour ce genre de partenariats public-privé. Mais pour la plupart de mes voisins, l’autorité publique n’a pas à intervenir dans cet immeuble privé, et c’est aux habitants et aux propriétaires de décider de ce qu’on en fait.»
Du côté de la Ville de Genève, on affirme cependant que cette démarche va dans l’intérêt des résidents, permettant ainsi de réguler les flux de visiteurs et d’éviter les visites intempestives.
Philippe Bochat, conseiller en patrimoine architectural, Ville de Genève
Si un accès aux visiteurs n’est pas une condition obligatoire pour l’inscription d’un site à l’Unesco, cette option était bel et bien prévue dans le dossier de candidature de l’immeuble «Clarté». Dans sa démarche, la Ville de Genève peut en tout cas compter sur le soutien de l’Office fédéral de la culture. qui gère ces projets. «C’est important qu’il y ait une possibilité de visiter le lieu et qu’une gestion des visiteurs soit mise en place. Il faut éviter que des gens sonnent aléatoirement aux portes des habitants sans réellement savoir où aller», indique Oliver Martin, chef de la section patrimoine culturel et monuments historiques.
Dans le cas de l’immeuble «Clarté», habitants et visiteurs pourraient donc finalement trouver des intérêts dans la volonté de la Ville. Mais le duplex acquis par cette dernière en 2016 n’est cependant toujours pas ouvert au public, et l’achat d’un deuxième appartement est actuellement bloqué suite au recours en justice d’un groupe d’habitants.
«Perte de valeur»
La frontière entre les avantages et les conséquences d’une inscription au patrimoine mondial paraît donc relativement fragile. Dans le cas suisse, l’aura publicitaire du label Unesco semble néanmoins être plutôt bénéfique pour la grande majorité des sites inscrits, tant on est loin des dérives qu’ont connues Angkor ou «Cinque Terre». Rappelons cependant que cette inscription n’est pas forcément quelque chose d’immuable et qu’il est arrivé que certains sites soient retirés de la liste des années plus tard. C’est notamment le cas de la vallée de l’Elbe, à Dresde en Allemagne, qui a été retirée suite à la construction d’un pont au beau milieu du paysage culturel qui avait valu au site son inscription.
Mais pour Oliver Martin, ce scénario paraît peu plausible en Suisse. «Ce cas est survenu parce que l’impact touristique n’a pas été géré correctement, parce que la législation sur place s’est avérée insuffisante ou parce que des intérêts économiques ou politiques ont prévalu sur la protection, explique-t-il. On n’est jamais à l’abri de rien, mais j’ose croire que notre législation et notre volonté politique de protéger ces sites de valeur universelle sont assez fortes pour éviter une perte de cette valeur.»