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La médecine préventive,
à quel prix ?

Un dépistage génétique du cancer du sein permet depuis quelques années à des femmes d’anticiper leur avenir, au-delà de la mammographie proposée à toute la gente féminine. Mais cela soulève également des questions morales… 

Une prise de sang a bouleversé la vie de Lorelai*, depuis maintenant une année. A la recherche d’une maladie génétique ravageuse au sein de sa famille, elle apprend ne pas être porteuse de ce gène. Mais elle est testée positive au dépistage génétique du BRCA2 (Breast Cancer). En clair, elle a 80% de chance de développer un cancer du sein ou des ovaires au cours de sa vie. « On m’a dit que j’étais éligible pour le test alors je n’ai pas réfléchi, j’y suis allée. J’ai été étonnée par la rapidité des événements, je n’étais pas du tout prête pour ça.» Une annonce controversée qui lui permet d’un côté de pouvoir anticiper, voire éviter, une éventuelle maladie grave, mais avec un lourd revers de médaille: un impact conséquent sur son corps et son esprit, l’obligeant à prendre une décision radicale et sans précédent.

« Sur le moment j’étais dans une sorte de dénis. Puis j’ai eu beaucoup de colère, j’étais un véritable ouragan. Je me suis demandée: pourquoi vouloir à tout prix prolonger sa vie?»

Lorelai, atteinte du gène BRCA2

Une femme sur huit. Soit la statistique tristement réaliste du nombre de personnes touchées par le cancer du sein aujourd’hui. De plus en plus fréquent et notamment en hausse chez les jeunes patientes, il est le premier cancer chez la femme. Pourtant, cette augmentation ne s’explique pas forcément que par une flambée des cas, mais par des dépistages plus nombreux. Si le test le plus commun reste la mammographie, proposée à toute la population féminine, un autre dépistage a pointé le bout de son nez : le dépistage génétique.

Le dépistage génétique s’effectue par une prise de sang / Crédit: Unsplash

Le dépistage génétique, courant depuis 2000, et rendu connu du public par le biais de l’actrice Angélina Jolie, est un bilan qui permet de découvrir une mutation génétique. Réalisable pour différentes maladies génétiques que ce soit au niveau du fœtus, d’un enfant ou d’un adulte, ce test permet de détecter notamment la mucoviscidose ou la trisomie 21. Mais aussi le cancer du sein et des ovaires. Cette prise de sang va rechercher une mutation dans un gène qui devient déficient et augmente le risque de développer un cancer. La découverte de ces deux gènes présents dès la naissance, le BRCA1 et BRCA2 (ndlr : Breast Cancer 1 ou 2, définissant un risque de cancer du sein et/ou de l’ovaire) permet donc à la patiente d’anticiper une potentielle future maladie. 5 à 10% des cancers du sein sont expliqués par ces mutations génétiques.

Infographie: Les gènes mutants BRCA1 et BRCA2 sont détectés dans les chromosomes 17 et 13

Crédit: Gary Ferster/verywell

Sindy Monnier, doctoresse spécialiste en gynécologie obstétrique et chirurgie du sein à la clinique Hirslanden à Genève explique : « On ne dépiste pas un cancer, mais une mutation génétique, soit des prédispositions à avoir, un jour, un cancer. Si la patiente est positive, elle aura 60 à 80% de probabilité de développer un cancer au cours de sa vie. Alors que le risque pour une personne sans antécédent familial ni mutation génétique sera de 12% .»

Le dépistage génétique, comment et pour qui ?
Pour accéder au dépistage, il faut être éligible à une liste de conditions précises, comme Lorelai, patiente de la Dr. Monnier. Ses critères ? Elle est juive ashkénaze. Car si les dépistages sont avant tout proposés selon l’anamnèse familiale (cancers à chaque génération), certains types de population sont également éligibles, comme celle des juifs ashkénazes, chez qui la mutation est beaucoup plus fréquente.

En vidéo : Sindy Monnier explique les conditions d’éligibilité au test génétique

La prescription est alors réalisée par un généticien qui refait l’arbre généalogique de la patiente afin d’y rechercher des antécédents de maladies, puis effectue un calcul de risques. Le médecin s’assure que les assurances rembourseront, le dépistage génétique avoisinant les 4’000 francs (si le patient remplit effectivement les critères d’éligibilité). Une fois le consentement signé, la patiente donne son sang, puis reçoit ses résultats quelque trois semaines plus tard.

Toutefois, les enjeux sont plus complexes qu’une prise de sang anodine. «Le généticien explique longuement à la patiente les implications de la présence de cette mutation. Il est très important que la patiente comprenne bien les tenants et aboutissants de cette recherche», explique Sindy Monnier. Et d’ajouter, en rappelant l’importance d’encadrer la patiente: « Si le dépistage est négatif, tout le monde est soulagé. S’il est positif, cela va changer la façon de vivre de la patiente et de prendre ses décisions. Il va aussi falloir rapidement prévenir la famille.»

Ce deuxième cas de figure est malheureusement celui qu’a rencontré Lorelai, en mai 2021. Si aucune femme de sa famille n’a été atteinte d’un cancer, la quadragénaire passe le test sur les conseils de son généticien. Lorelai emmène une amie avec elle pour recevoir son résultat: Elle est positive au BRCA2. Tout comme sa sœur. « Sur le moment j’étais dans le déni. Je me suis d’abord dit que j’avais de la chance de le découvrir maintenant, pour pouvoir me faire opérer, m’éviter une maladie grave et ensuite laisser ce mauvais souvenir derrière moi », explique-t-elle.

Un résultat, puis un choix difficile

En effet, à la suite de ce résultat positif, c’est un choix que la patiente doit désormais prendre. Le choix de ne rien faire ou le choix d’anticiper. Soit en surveillant de manière rapprochée jusqu’à ce que la maladie se déclare (ou non), soit en passant par l’opération. Cette solution permet de retirer les parties du corps qui pourraient être touchées par le gène, et donc d’éviter au maximum les risques de présence de la maladie.

En vidéo: Prédisposée au gène mutant BRCA2, Lorelai doit choisir entre deux solutions, toutes deux lourdes de conséquences

Parmi ces choix, l’opération semble être la meilleure solution aux yeux de Lorelai. Mais la réalité est différente de ce qu’elle avait imaginé. Lorsque les spécialistes lui expliquent ce qu’implique réellement une mastectomie prophylactique (ndlr : ablation des seins) sa réaction change. «Je me suis rendue compte que ce n’était pas juste une mauvaise étape à passer. Ce sont de lourdes opérations.», comprend la genevoise qui s’est retrouvée face à un dilemme de taille. «C’est soit passer une IRM tous les six mois avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, jusqu’à ce que le cancer soit là. Ou rentrer dans un processus d’opérations à répétitions, puisqu’on ne peut pas tout enlever d’un coup et sans parler d’une reconstruction mammaire, suivi d’une surveillance intensive. Je n’étais pas du tout prête pour ça.»

En vidéo: La voie de l’opération, une valeur sûre?

A 43 ans, Lorelai vit une crise existentielle importante suivie d’une dépression. «J’avais beaucoup de colère, j’étais un ouragan.» Elle se laisse une année pour réfléchir avant de prendre sa décision. «On dit que le deuil dure un an. Je devais faire le deuil de ma santé et d’une partie de ma féminité.» Ayant peur de potentiels regrets, Lorelai se fait opérer en janvier 2022. Pour cette première étape, elle a subi une ablation totale des seins (double mastectomie), une reconstruction par prothèse et une ablation des trompes de Fallope.

Une solution préventive au développement du cancer du sein et des ovaires est l’opération, entre ablation des seins, des trompes de Fallope et des ovaires/ Crédit: Unsplash

Pour Emilie*, également patiente de la gynécologue Sindy Monnier, ce dépistage génétique n’était pas une surprise. Au vu de l’anamnèse familiale de la jeune femme (cas récurrents de cancers), Emilie est testée positive à 31 ans. «Je suis heureuse d’avoir été dépistée car j’ai pu organiser ma vie future en fonction.» Elle aussi prend la direction de la mastectomie et se fait retirer les deux seins une année plus tard. Avant de mettre au monde une petite fille, qui a 50% de chance d’avoir la mutation. Cela n’a pas entravé son envie de fonder une famille puisqu’Emilie attend à nouveau un enfant. «C’est un choix, personne ne nous oblige à faire le test. J’ai mis les chances de mon côté et me ferai enlever les ovaires lorsque j’aurai fondé ma famille.»

«On dit que le deuil dure un an. Je devais faire le deuil de ma santé et d’une  partie de ma féminité»

Lorelai, atteinte du gène BRCA2

L’entourage, entre victime et soutien

Si l’annonce d’un test génétique positif et les décisions qui s’y rapportent sont lourdes à prendre pour la patiente, ce choc ne se cantonne pas à la seule personne dépistée. Il impacte également l’entourage, autant émotionnellement que moralement. Car si un membre de la famille ouvre la brèche du gène défaillant -donc héréditaire- la question va s’imposer auprès de la famille entière, chez les femmes comme chez les hommes, chez les parents comme les enfants. Une annonce qui n’est pas forcément toujours bien accueillie par l’entourage, qui n’a, lui, pas eu l’occasion d’exprimer son droit de savoir ou de rester dans l’ignorance.

En audio: la rancoeur familiale chez Lorelai

Pour Lorelai, c’est sa fille Rory* qui a endossé le rôle de soutien pendant cette période de dépistage, d’opération puis de la convalescence. A 18 ans, elle a non seulement appris malgré elle qu’elle était potentiellement porteuse du gène mutant du cancer, tout en étant auprès de sa maman. Limitée par ses mouvements après l’opération, Lorelai ne pouvait plus porter d’objets, ouvrir des fenêtres, faire ses courses ni se doucher correctement à cause des drains, et ce, pendant près de deux mois. Rory est alors devenue les bras de sa maman pendant cette période. Une étape lourde, mais que la jeune femme a pris avec philosophie. Une bénédiction pour Lorelai.

En audio: Rory et le lourd héritage familial

Au-delà de la famille avec qui la patiente partage un code génétique (les parents, les enfants, les frères et soeurs) et qui est donc physiquement impactée, les partenaires sont également pris dans l’engrenage du dépistage. Ariane Torné, thérapeute au Centre Otium à Genève, reçoit régulièrement les patientes (dépistées positives, ayant subi une opération ou développé un cancer) et leur famille. Mais une grande partie de son travail s’attarde aussi sur les couples. Impacts sur la vie émotionnelle et sexuelle, questionnements, remise en question de l’avenir, de l’envie et de la possibilité d’avoir des enfants… nombreuses sont les inquiétudes qui découlent d’un tel résultat.

En audio: La thérapeute Ariane Torné et les impacts sur le couple

L’après: les thérapies

Tout comme Ariane Torné, nombreux sont les spécialistes mobilisés pour entourer les patientes atteintes du cancer, ou d’un gène défaillant, qui les a contraintes à passer par le chemin de l’opération. Au Centre Otium à Genève, près de 40 thérapies classiques et alternatives sont proposées aux patientes et à leur famille pour passer cette épreuve. Physiothérapie, auriculothérapie, yoga du rire, marche, accompagnement familial, pilates, hypnose ou encore art-thérapie sont autant de prestations dispensées au sein du centre de soutien pendant et après le cancer.

Quatre mois après son opération, Lorelai poursuit ses rendez-vous au Centre Otium, pour récupérer de manière physique, mais également psychique, en soignant son anxiété et le stress accumulé. Si après deux mois de convalescence elle a pu reprendre son activité professionnelle, Lorelai est suivie de près par les spécialistes, jusqu’à ce qu’une prochaine opération soit potentiellement nécessaire.

Tout anticiper, un besoin malsain ?

A la clinique Hirslanden, de nombreuses patientes font face à ce lourd choix après l’annonce d’un test positif. « Les patientes sont maintenant plus impliquées dans leur traitement, mieux informées et plus ouvertes qu’avant. Une majorité sont maximalistes et décident de tout enlever, d’autres fatalistes et font surveiller. Quoi qu’il en soit, le gène est hérité, il est là depuis la naissance», explique Sindy Monnier. Et il n’y a rien d’autre à faire.

«Quoi qu’il en soit, le gène est hérité, il est là depuis la naissance»

Sindy Monnier, médecin

Mais ne vaudrait-il pas mieux, comme certaines patientes, faire le choix de l’ignorance ? Car si le risque est accentué, la probabilité de ne jamais développer de cancer reste existante. La bioéthicienne, médecin et professeur à l’Université de Genève Samia Hurst nuance: «On ne se demande pas si on veut savoir ou pas, mais quand on veut le savoir. A quel moment de notre biographie on veut intégrer cette information, pour des décisions que l’on prendra plus tard. Comme faire des enfants.» Mais aussi de savoir si on veut le dire ou non à ces enfants, qui seront automatiquement concernés par ce gène. «Peut-on faire porter le poids de cette information à un futur adulte qui aurait peut-être préféré faire valoir son droit de ne pas savoir?», soulève le Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé dans une étude sur la réflexion éthique.**

Emilie est en phase avec sa décision. «J’ai fait ce qu’il fallait et je me sens sereine. Ne pas faire le test, c’est se voiler la face.» Lorelai, elle, a douté. «A un moment, je me suis demandée pourquoi j’étais allée fouiner et j’aurai préféré ne pas savoir. Puis je me suis rendue compte que ce n’était pas juste pour prolonger ma vie, c’était pour éviter de traverser une maladie affreuse.»

«Je me suis rendue compte que ce n’était pas juste pour prolonger ma vie, c’était pour éviter de traverser une maladie affreuse»

Lorelai, atteinte du gène BRCA2

Pourtant, pour Samia Hurst comme d’autres scientifiques, le BRCA « rend malade », sans même développer le cancer, car il influe fortement sur la charge psychologique: «C’est un lourd fardeau pour la biographie. Une modification irréversible de notre vie.» Marcela Gargiulo, psychologue, précise dans son ouvrage sur les tests génétiques que « la prédiction que comporte le résultat du test, raccourcit notablement la temporalité qui sépare l’état de santé de l’état de maladie. Dans ce sens, un tel test peut produire un téléscopage du temps: l’avenir peut devenir présent.» ***

Enjeux moraux

«Si le dépistage génétique de manière générale se démocratise, on va découvrir de nombreux cas à risque et cela aura l’avantage de banaliser ces anomalies», explique Samia Hurst, spécialiste en bioéthique. D’un autre côté, l’enjeu économique contredit cet avantage. Actuellement, même si le test est accessible à tous, il n’est pris en charge par les assurances que si les critères mentionnés plus haut sont remplis. Si l’on en vient à un dépistage génétique de masse, le test ne sera plus remboursé pour les personnes qui en ont réellement besoin. Alors est-il toujours moral de faire passer la collectivité à la caisse (via les impôts ou les assurances) pour rembourser des tests préventifs pour tous? Samia Hurst précise: «C’est toujours une question financière et de priorité. Si la médecine dépense plus dans ce domaine, elle devra se restreindre ailleurs. Il y a une inégalité entre les femmes qui peuvent se le faire rembourser ou non, mais est-ce véritablement inéquitable?»

En vidéo: La question financière expliquée par Samia Hurst, bioéthicienne

Aujourd’hui, ce sont près de 3000 femmes qui se font conseiller pour un dépistage génétique tu cancer du sein en Suisse, et 1500 qui franchissent le cap. Si certaines font le choix de savoir ou non, en invoquant leur droit à la connaissance ou à l’ignorance, d’autres se retrouvent face à une information anxiogène non voulue, comme la famille ou les enfants, soulevant de nombreuses questions morales. D’autant que le dépistage génétique prend de plus en plus d’ampleur et s’étend à d’autres maladies génétiques.
A quel âge doit-on informer les enfants? Et si, par l’avancée génétique, nous pouvions tout savoir à l’avance? Va-t-on vers une société anxieuse et malade d’inquiétude? «Ce n’est pas une boule de cristal, la génétique révèle des facteurs de risque. Les gens ont l’impression que s’ils ont le gène, ils auront pour sûr la maladie et inversement. Ni l’un ni l’autre n’est vrai. C’est probabiliste», rappelle Samia Hurst. «Sera-t-on capables de vivre dans le déni ? Je ne pense pas que l’on va devenir hypocondriaques. Les informations sont déjà disponibles, même si c’est une responsabilité en plus car dans ce cas, on doit décider quoi en faire.»

Texte et multimédias: Léa Perrin

*Noms d’emprunt
**Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé,  « Réflexion éthique sur l’évolution des tests génétiques liée au séquençage de l’ADN humain à très haut débit », Avis n°124, 2016
*** Gargiulo M et Durr A. « Anticiper le handicap. Les risques psychologiques des tests génétiques ». Dans Esprit, 2014, p. 52-65.

Image de couverture: crédit @Unsplash

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