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La solitude, l’épidémie silencieuse qui ronge la jeunesse helvétique

En Suisse, les jeunes souffrent d’une solitude qui gagne du terrain. Depuis la pandémie de Covid-19, le mal-être de la jeunesse helvétique est de plus en plus alarmant, constaté par les spécialistes de la santé et les travailleurs sociaux. Pourtant, nos autorités continuent d’ignorer ce fléau imperceptible. 

“Moi, c’était trop bien, j’ai adoré“, se souvient Luka (nom d’emprunt), 17 ans, lorsqu’il évoque le confinement
de 2020. Contrairement à la plupart des adolescents, cette période de retrait l’a soulagé. “Je n’avais plus
de devoirs, je ne voyais personne et je pouvais enfin faire ce que je voulais de mes journées.“ Isolé chez son grand-père dans la campagne genevoise, Luka a passé ses journées seul, loin des tensions de l’école
et des moqueries de ses camarades. “Je regardais beaucoup Netflix et je faisais des jeux. C’était une bulle d’air,
loin de tout le stress social.“

Dans la société hyperconnectée dans laquelle nous évoluons, tout nous porte à croire que les jeunes entretiennent activement des relations et sont dès lors bien entourés. Pourtant au milieu d’eux se cachent
des jeunes isolés et en réelle détresse. Le parcours de Luka illustre ce paradoxe. Solitude choisie ou imposée
par les circonstances ou les soubresauts de la vie, reste que chez certains, elle s’est imposée comme mode
de vie. Luka a trouvé refuge dans cet isolement forcé.

Entretien avec Luka (nom d’emprunt)

Difficile d’être un adolescent
Derrière les écrans d’ordinateur et les jeux vidéo, la solitude des jeunes prend de nombreuses formes,
souvent invisibles et insidieuses, à l’heure où au contraire, l’adulte en devenir devrait se confronter à la vie.
Le psychologue genevois Nino Rizzo nous rappelle que cette étape est cruciale : “L’adolescence est une période de transition où l’on sort du cocon familial pour entrer dans la société. Ce passage est particulièrement délicat car il n’existe pas de cadre structuré pour aider les jeunes à devenir adultes. Sans ces repères, beaucoup de jeunes se sentent perdus, désemparés et peinent à trouver leur place dans un monde qui leur apparaît étranger.“

De tout temps, ce passage à l’âge adulte a constitué une transition délicate. Aujourd’hui, peut-être plus que jamais. Dans notre société, il n’existe plus de rituels, les codes sont un peu brouillés et cela peut engendrer chez le jeune adolescent de l’insécurité et des tensions importantes. Pour s’en protéger, la solitude s’impose comme un rempart. Quatre murs autour de soi, un cocon protecteur et un écran d’ordinateur pour pouvoir continuer de se dire qu’on est en contact avec les autres. Comme pour Luka, c’est le quotidien de milliers de jeunes suisses.

Quelles sont les causes profondes de cette solitude ? Pourquoi la choisir au détriment de moments de vie
et de partage. Comment dès lors aider ces jeunes à renouer avec la société ?

La solitude, le mal invisible
En Suisse, la solitude touche donc particulièrement les jeunes. Selon l’Office fédéral de la santé publique
(OFSP, 2022), près de 60 % des jeunes de 15 à 24 ans se disent parfois ou souvent affectés par ce sentiment, un chiffre en constante augmentation. Pour 7% d’entre eux, ce sentiment de solitude a des conséquences psychologiques graves.

Malgré ces chiffres alarmants, les autorités politiques et médicaux-sanitaires ne considèrent pas le traitement de la solitude comme une priorité.

Une crise silencieuse ignorée par les autorités
La Suisse en effet n’a mis en place aucune procédure pour aborder ce phénomène de manière systématique.
La solitude, en particulier celle des jeunes, est un phénomène sous-estimé et peu pris en charge par nos institutions. Les autorités politiques n’interviennent que lorsque la solitude entraîne des complications graves, comme des passages à l’acte suicidaire ou autodestructeurs. Tant que ces jeunes ne deviennent pas
un problème visible pour la société, leur souffrance reste ignorée.

Brigitte Crottaz, conseillère nationale socialiste, souligne que, malgré les discussions à Berne
autour de l’impact du Covid-19 sur la santé mentale, la solitude reste un sujet négligé au niveau politique.
Le récent rapport de l’OFSP, publié le 4 septembre 2024, montre une augmentation des consultations psychiatriques depuis la pandémie, mais ne mentionne aucune mesure pour lutter contre la solitude.
Contrairement à des pays comme la Grande-Bretagne ou le Japon, qui ont créé des ministères de la Solitude,
la Suisse n’a jamais légiféré dans ce sens.

Entretien avec Maria Bernasconi, ancienne conseillère nationale du parti socialiste


En manque de contact humain
A l’âge des envies d’émancipation, des premières soirées, des premiers flirts, des premières rebellions, certains jeunes s’enferment dans leur chambre en regardant la vie sur un écran de téléphone. Leur imaginaire ne se construit pas sur une projection d’eux dans le temps et l’espace, mais par un regard passif sur la vie idéalisée et mise en scène par d’autres personnes. Des séances de jeux vidéo en ligne avec des inconnus remplacent les jeux sportifs ou les discussions entre amis qui avaient autrefois le mérite d’aérer le corps et l’esprit.


Luka (nom d’emprunt) joue régulièrement aux jeux en réseau.


Ce manque de contact humain n’est pas sans conséquences pour les jeunes entre 15 et 24 ans. L’isolement a
un effet pervers puisque le jeune croît se protéger alors qu’en réalité l’absence de confrontation au monde réel
le fragilise pour sa vie d’adulte. La solitude est invisible et silencieuse mais ses effets sont bien réels.
Les psychologues, éducateurs et psychiatres en font le constat. Les cabinets des spécialistes ne désemplissent pas, au contraire depuis la pandémie Covid 19 ils ne cessent d’augmenter. La psychologue Daria Michel-Scotti
constate que les autorités ne proposent pas assez d’espaces entièrement dédiés et gérés par la jeunesse.

Le Covid 19, amplificateur de solitude
La pandémie de Covid-19 de 2020 a agi comme un révélateur. La fragilité des liens sociaux des jeunes
a été mise à l’épreuve maximale. Privés de leurs repères habituels, nombre d’entre eux se sont retrouvés
confrontés à un sentiment d’isolement qui a durablement affecté leur santé mentale.

Pour Daria Michel-Scotti, psychologue, cette rupture des contacts a eu des conséquences profondes sur de nombreux adolescents : “Le confinement a permis une réponse concrète à la maison, renforçant l’évitement social chez ceux pour qui l’école représentait déjà un environnement anxiogène.“

Célia Roh, éducatrice Hors-mur à Monthey, observe un changement de paradigme dans les comportements
des jeunes : “Depuis la pandémie, les jeunes sont moins dehors, moins enclins à fréquenter les lieux
de rencontre. Cette transformation des habitudes sociales a amplifié leur isolement. Les jeunes qui
se sentent seuls sont souvent ceux qui vivent des situations compliquées. Que ce soient des conflits
familiaux ou un harcèlement à l’école, la pandémie leur a permis de fuir temporairement des situations
difficiles. Mais en se coupant de l’extérieur, ils ont perdu toute opportunité de créer des liens sociaux solides.“

L’illusion des réseaux sociaux : connectés, mais seuls
Cette pandémie a bouleversé le quotidien de toute une génération. Privés de contact physique avec le monde
extérieur, le monde numérique a été la solution de refuge. Le seul lien social autorisé était par écrans interposés.

Mais cette hyperconnexion n’a pas réussi à combler le vide créé par l’absence de relation réelles. Au contraire,
elle a amplifié un sentiment d’isolement déjà latent. Les jeunes n’ont jamais été autant connectés, tout en étant aussi seuls.

La pandémie a offert un prétexte pour se couper du monde, et beaucoup ne sont pas parvenus à renouer avec
la réalité. La peur des contacts sociaux s’est installée durablement chez certains au point qu’ils ont perdu l’habitude de fréquenter leurs pairs.

Le paradoxe des réseaux sociaux
Nous retrouvons Luka, 17 ans, collégien à Genève. Malgré ses études qui se déroulent normalement, il n’a
toujours pas de vrais amis au sein de son établissement scolaire. Il s’enferme des heures pour jouer en ligne
face à des inconnus. Mais grâce à ces réseaux de joueurs, il a sociabilisé et est allé à la rencontre physique de certains. Le numérique lui aura ouvert une porte vers l’autre.

Entretien avec Luka (nom d’emprunt) 

Les réseaux sociaux ont permis à Luka de sortir de son isolement en tissant des liens qui ont débouché
sur des amitiés réelles. Cependant, pour la plupart des jeunes, passer de longues heures devant un écran
ne fait qu’accentuer leur solitude. Les spécialistes, qu’il s’agisse d’éducateurs ou de psychologues rencontrés
lors de cette enquête, s’inquiètent de voir ces adolescents constamment connectés. Les plus vulnérables
se comparent souvent à des modèles très médiatisés sur les réseaux sociaux, ce qui les fragilise davantage
et peut engendrer un mal-être profond.

Quelles solutions pour briser la solitude
La solitude n’est pas seulement une question de santé mentale, c’est aussi un problème de société qui reflète
un mode de vie axé sur l’individualisme. Dans ce contexte, ce ne sont pas uniquement les politiques qui peuvent apporter des solutions. La lutte contre la solitude doit aussi venir de la société civile, des initiatives locales
et d’un engagement de chacun pour recréer un tissu social solide où chaque individu peut trouver sa place et se sentir soutenu.

Face à l’ampleur de la solitude chez les jeunes, certaines initiatives locales et nationales se mettent en place pour briser le silence et leur offrir un soutien essentiel. Ces programmes, souvent menés par des travailleurs sociaux, des psychologues ou des associations, se concentrent sur un élément fondamental : écouter sans juger, afin d’aider les jeunes à retrouver la confiance et l’envie de se reconnecter aux autres.


Luka (nom d’emprunt) pratique depuis peu un art martial


Luka, notre jeune collégien solitaire pratique depuis peu un art martial, sa mère et sa petite sœur l’ont encouragé et surtout accompagné dans cette démarche. Malgré le contact physique, il a réussi à surmonter ses craintes et vit cette activité avec beaucoup de joie. Le psychologue Nino Rizzo encourage cette approche : “Il ne s’agit pas de donner des conseils mais d’aider les jeunes à trouver leurs propres ressources, les amener à ouvrir leur coffre à bijoux personnel et à découvrir les trésors cachés en eux.“

Le rôle crucial des initiatives locales et des associations
À Genève, des associations comme Carrefour-Rue & Coulou s’engagent auprès des jeunes en situation de précarité pour les aider à se réintégrer socialement. L’éducateur social de 22 ans, Thibault Mutter partage des activités simples avec des jeunes, comme cuisiner ou manger ensemble. Ces moments de partage suffisent parfois à recréer des liens et permettre peu à peu de retrouver une estime de soi. D’autres associations telles que Ciao, Nuit blanche et Stop Suicide offrent également un espace de parole sans jugement où les jeunes peuvent se libérer sans crainte d’être jugés ou stigmatisés.

Pour un futur plus solidaire
Le concept de logement transgénérationnel, qui vise à briser la solitude, est encore peu développé en Suisse mais un projet pilote a vu le jour à Lancy Pont-Rouge dans le quartier des Adrets à Genève. Ce modèle, inspiré des pays scandinaves, permet aux jeunes et aux aînés de cohabiter, d’échanger et de s’entraider au quotidien. Les interactions intergénérationnelles renforcent le tissu social en créant un environnement où chacun apporte son soutien et son expérience. “La création de quartiers mixtes comme Les Adrets vise à favoriser les interactions entre générations pour lutter contre la solitude“, explique Sandrine Grether Cueto la coordinatrice de ce projet.

Ces quartiers, en mélangeant générations et profils variés, recréent un tissu social et permettent aux plus jeunes de bénéficier de l’expérience des aînés, tandis que ces derniers trouvent un soutien précieux auprès de la jeunesse. Elle ajoute “Notre société moderne nous pousse à vivre chacun pour soi, oubliant que le partage est essentiel pour notre équilibre“.

Entretiens avec étudiants résidants dans cet immeuble  transgénérationnel 


Les associations jouent un rôle essentiel dans la lutte contre la solitude des jeunes. En créant des espaces de rencontre, en proposant des activités collectives et en libérant la parole, elles permettent à une nouvelle génération de ne pas grandir dans l’isolement.

Ce combat pour restaurer les liens sociaux ne peut se limiter aux politiques et aux institutions. Il s’agit avant tout d’un enjeu collectif : recréer des moments de partage, reconnaître cette souffrance invisible et offrir aux jeunes les moyens de se reconstruire sont autant d’actions indispensables. Ne rien faire, c’est risquer de voir la solitude s’enraciner profondément, avec des conséquences graves pour l’avenir social et émotionnel.

Aucun jeune ne devrait être condamné à affronter seul cette épreuve silencieuse qu’est la solitude.

Texte et multimédia Thibaut Kahlbacher

Photos, reconstitutions : Luka et cours du Collège  / © Thibaut Kahlbacher

Vidéo, entretien avec Maria Bernasconi © Thibaut Kahlbacher & Ruben Steiger

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