Les chiffres relatifs au sentiment de solitude ont augmenté en Suisse entre 2017 et 2022, notamment chez les 15-24 ans. La situation s’est détériorée et endiguer le phénomène n’est pas la priorité des pouvoirs publics. Enquête.
« La solitude est le fléau de notre société. » Les mots de Saëlle Bornet, directrice de la Main Tendue valaisanne, résonnent comme un cri du cœur. La solitude frappe toutes les catégories d’âge et toutes les classes sociales. Elle est partout. En Suisse, 42,3% de la population déclare se sentir parfois ou souvent seule, selon l’enquête sur la santé réalisée par l’Office fédéral de la santé publique en 2022. Ce pourcentage a augmenté de près de cinq points par rapport à la précédente étude, effectuée en 2017.
Les jeunes vivent plus intensément ce mal silencieux. Le sentiment de solitude chez les 15-24 ans a grimpé à 59,1% (48,2% en 2017). Bien qu’il faille nuancer ce chiffre, car les variables « je me sens très souvent seul/e » et « je me sens souvent seul/e » représentent 10,1%, cette classe d’âge est nettement la plus touchée. Il suffit d’observer une cour d’école, d’arpenter les couloirs d’une université ou simplement de se balader dans la rue pour le percevoir.
Et cela n’est pas qu’une impression. La solitude se ressent sur le terrain. « De plus en plus de jeunes nous appellent », confirme Säelle Bornet. « Sur la cinquantaine de suivis que j’ai annuellement, la solitude est présente dans les trois quarts des cas », ajoute Célia Roh, travailleuse sociale hors-mur en Valais avec les 15-24 ans.
Pauline, aujourd’hui âgée de 29 ans, faisait partie de cette jeunesse qui se sentait seule entre 15 et 24 ans et qui entrait dans les statistiques nationales. Pour elle, tout est parti du divorce de ses parents lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant. « En raison des nombreux déménagements et changements d’école, je n’ai jamais eu l’occasion de nouer des amitiés profondes et sincères », raconte-t-elle. Cette absence de relation stable se manifeste encore aujourd’hui, même si elle se sent plus épanouie.
VIDÉO: Pauline témoigne de l’impact de la solitude sur sa vie
L’augmentation de la solitude chez les jeunes est démontrée, mais comment la situation a-t-elle pu se dégrader en quelques années? Avant de répondre à cette question centrale, il convient de mieux poser le cadre de la solitude.
Pandémie et individualisation de la société
Le phénomène est très vaste et prend plusieurs contours, parfois positifs. « La solitude est à la fois un sentiment et un état d’être, résume Daria Michel Scotti, psychologue et mère de trois enfants dans la tranche d’âge concernée. Parfois, elle est recherchée, agréable et appréciée. Supporter la solitude est le signe d’une très bonne santé psychique. En revanche, quand elle devient excessive, volontairement ou non, elle n’est plus positive. »
L’état de solitude s’exprime de multiples façons. À commencer par l’isolement social. Ce terme s’utilise lorsqu’une personne est coupée du monde. Le rejet social représente la configuration de la solitude la plus visible pour le reste de la société. « Pour ces jeunes, l’école, le monde extérieur et les relations sociales riment avec danger, d’autant plus s’ils ont vécu des épisodes de harcèlement », relève Daria Michel Scotti.
Sous ses autres formes, la solitude s’avère bien plus difficile à déceler, ce qui en fait un mal sournois, perfide et compliqué à traiter. « On peut être entouré de nombreuses personnes et tout de même se sentir totalement seul », confirme Philippe Conus, le chef du service de psychiatrie du CHUV. Des signes existent néanmoins. Le changement d’attitude, la perte de contact soudaine ou encore le repli sur soi-même sont autant de marqueurs de souffrance pouvant induire un état de solitude, qui est souvent le résultat final causé par différents facteurs.
Quels sont ces facteurs? Il y en a pléthore, mais trois semblent se dégager selon les diverses études et les propos des spécialistes rencontrés sur le terrain. Tout d’abord, même si ce point ne fait pas consensus, il y a la pandémie de Covid-19. Un changement de paradigme dans les relations sociales a été constaté: les jeunes sortent moins et sont plus repliés sur eux-mêmes. Ceci, bien que la période d’isolement social total n’ait duré que quelques mois en 2020.
Cette rupture soudaine des contacts a accentué l’évitement pour les gens peu à l’aise en communauté. Daria Michel Scotti, psychologue
« Dans le vécu subjectif d’un jeune, trois mois ne représentent pas la même chose que pour un adulte, précise Daria Michel Scotti. Cette rupture soudaine des contacts a accentué l’évitement pour les gens peu à l’aise en communauté. » Sans pour autant qu’il n’y ait que du négatif. « J’ai adoré cette période, témoigne un Genevois de 18 ans (14 ans lors du confinement). J’étais tout le temps seul à l’école alors que j’étais avec ma famille pendant la pandémie, cela m’a fait du bien moralement. Le retour en cours a marqué le retour à l’isolement. »
Cette période a changé le prisme des relations sociales en les rendant plus numériques qu’auparavant. Avec l’avènement de TikTok ou le développement croissant d’Instagram, les réseaux sociaux ont pris une place plus importante dans les contacts humains. Mais là encore, la nuance est de rigueur. Bien que les relations soient moins franches que dans la vraie vie, les réseaux sociaux possèdent tout de même leur lot de bonnes choses. « Le thème de la santé mentale y est abordé par de nombreux influenceurs et cela peut aider les jeunes à se rendre compte de leur problème », estime Daria Michel Scotti.
Tant la pandémie que les réseaux sociaux ont apporté un brin de positif. Mais alors, existe-t-il un facteur prépondérant menant à la solitude? Il faut probablement creuser dans l’individualisation de la société. « Notre société met en avant l’individu, ses droits, sa protection et moins les liens sociaux », avance Philippe Conus. Plusieurs études, dont « L’adolescent et l’épreuve de la solitude » de Sébastien Dupont, sortie en 2016, font ce même constat implacable.
La solitude accroît le risque d’AVC et de crise cardiaque
L’aide passe souvent par la parole. À en croire nos divers experts, il s’agit d’un sujet encore tabou sur lequel les jeunes ont de la peine à s’exprimer. « Ils perçoivent cela comme un manque de confiance et se disent qu’il y a quelque chose qui cloche en eux, souligne Célia Roh. Il y a un vrai travail de mise en confiance à réaliser afin de libérer la parole. »
AUDIO: Célia Roh et le tabou des jeunes de parler de la solitude
S’adresser à des personnes compétentes est primordial, car les problèmes de santé qui découlent de la solitude sont nombreux. « Elle peut être une source de grandes souffrances et influencer la santé mentale (trouble du sommeil, stress, angoisses, consommation excessive de substances) », avertit Santépsy.ch sur son site internet.
« La solitude chez les jeunes crée une souffrance certaine qui peut, à terme, engendrer une dépression, appuie Nino Rizzo, psychologue spécialisé dans l’adolescence à Genève. Dans les cas les plus extrêmes, elle peut déboucher sur des comportements dangereux pour la société ou des suicides. »
Tous ces troubles psychiques ont évidemment un impact sur la santé physique d’une personne seule. Une étude de l’American Heart Association, parue le 4 août 2022, met en lien la solitude et le risque accru d’être victime d’un AVC (+32%) ou d’une crise cardiaque (+29%).
Sur ce point, les effets de la solitude se rapprochent de ceux de la cigarette selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). « Le taux de mortalité engendré par l’isolement social est similaire à celui de fumer jusqu’à 15 cigarettes par jour », écrit Vivek Murthy, chirurgien général des États-Unis et co-président de la commission sur le lien social de l’OMS, dans un rapport du service de santé publique américain publié en 2023 et intitulé Our epidemic of loneliness and isolation.
Une étude, dirigée par des chercheurs des Universités de Vienne et de Cambridge, conclut que huit heures de solitude équivalent à huit heures de privation de nourriture. Enfin, la Florida State University, établit un lien entre la solitude et la maladie de Parkinson (+37% de risque de la développer). La liste n’est pas exhaustive, mais l’impact sur la santé n’est pas négligeable.
Les politiques suisses jouent la carte de l’attentisme
La solitude est dangereuse. Et elle augmente en Suisse. « Il s’agit d’un échec de la politique, lâche sans hésiter Maria Bernasconi, conseillère nationale (PS, GE) entre 1995 et 2015. C’est un échec de la société en général. On se préoccupe des jeunes qui sont visibles et qui font des bêtises, mais ils ne représentent qu’une minorité. Les jeunes qui souffrent de la solitude, on ne les voit pas, on ne les entend pas et donc on les oublie. Nous vivons dans un pays riche, il y aurait les moyens de mettre quelque chose en place. »
En Suisse, les choses bougent, mais lentement. « Il existe la stratégie de lutte contre les maladies non transmissibles », explique Brigitte Crottaz, conseillère nationale (PS, VD) membre de la commission de la santé. Celle-ci inclut indirectement les questions de santé mentale.
AUDIO: Brigitte Crottaz sur le traitement politique de la santé mentale en Suisse
En mars 2021, le postulat « Quel est l’état de la santé mentale des Suissesses et des Suisses? » a été accepté. Le rapport, en réponse à l’intervention parlementaire de Baptiste Hurni (PS, NE), est sorti en septembre 2024 et évoque trois champs d’action: prendre en compte la santé psychique dans la gestion de crise, renforcer la santé psychique en situation normale et renforcer de manière ciblée la santé psychique des enfants, des adolescents et des jeunes adultes en situation normale.
Les postulats demandant le traitement politique de l’isolement social et le financement pérenne des organisations dans les domaines de la santé mentale et de la prévention du suicide ont quant à eux été rejetés.
Cet immobilisme politique ne surprend pas Nino Rizzo. « Les autorités ont tendance à intervenir lorsque la solitude crée des complications comme des passages à l’acte suicidaires ou destructeurs pour la société. Elles prennent beaucoup plus facilement soin de la santé physique. Leur attitude pendant le Covid est significative. »
VIDÉO: Nino Rizzo évoque l’attentisme politique sur les questions de santé mentale
Le constat est identique au niveau des cantons. À l’instar de Genève, où aucune mesure directe n’est mise en place pour lutter contre le phénomène. « Elle est traitée indirectement par les écoles qui accompagnent les jeunes dans leurs problématiques, qu’elles soient sociales ou économiques, souligne la PLR Natacha Buffet-Desfayes, présidente de la commission de la santé genevoise. Mais il reste un effort à faire et la question de la solitude doit être intégrée dans les politiques publiques. »
À Genève, comme dans les autres cantons, les rares initiatives qui aboutissent sont d’ordre privé et principalement destinées aux personnes âgées. Le quartier intergénérationnel de l’Adret à Lancy fait office d’exception. Si ce projet pilote a été pensé pour lutter contre la solitude des aînés, il accueille tout de même 28 étudiants qui profitent de la compagnie de plus de 100 séniors.
VIDÉO: Gabriella raconte les bienfaits de vivre à l’Adret
Preuve que le danger d’une épidémie silencieuse guette, la Grande-Bretagne a instauré un Ministère de la Solitude en 2018. Le Japon l’a fait en 2021. D’autres pays réfléchissent à une telle mesure tant le phénomène devient préoccupant. En Suisse, l’attentisme fait office de stratégie politique.
Texte Ruben Steiger
Multimédia Thibaut Kahlbacher, Ruben Steiger
Photos Imago
Liens vers les différentes études
Office fédéral de la santé publique: Enquête suisse sur la santé
Étude de l’American Heart Association: Social isolation, loneliness can damage heart and brain health
Rapport du service de santé publique américain: Our epidemic of loneliness and isolation
Étude des Universités de Vienne et de Cambridge: Homeostatic Regulation of Energetic Arousal During Acute Social Isolation: Evidence From the Lab and the Field
Étude de la Florida State University: Loneliness and Risk of Parkinson Disease