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La Suisse bientôt plongée dans le noir?

Hausse des prix du gaz et du pétrole, et craintes sur l’approvisionnement: la crise énergétique qui sévit angoisse les autorités suisses. La guerre en Ukraine exhibe le manque de souveraineté énergétique de l’Europe. Malgré des incertitudes, la Suisse n’est pas la plus mal lotie. 

Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Cet événement remet l’Europe face à une réalité quelque peu oubliée: elle dépend en grande partie de la Russie pour son énergie. Pétrole, charbon et surtout gaz, le Vieux continent s’éclaire et se chauffe grâce à la Russie. Cette dernière possède les premières réserves mondiales de gaz. La Suisse aussi dépend de « l’or bleu » de Moscou. Selon l’Association suisse de l’industrie gazière, 43% du gaz consommé dans le pays vient de Russie. En Suisse, un ménage sur cinq se chauffe au gaz et un quart de l’industrie l’emploie pour sa production. Il représente 12% de l’ensemble du mix énergétique du pays.

GRAPHIQUE – Provenance du gaz consommé en Suisse en 2020

Source: Association suisse de l’industrie gazière

En réponse à l’invasion russe en Ukraine, l’Occident frappe économiquement Moscou. Pour ne plus financer cette guerre, l’Union européenne et la Suisse veulent se passer des hydrocarbures de Vladimir Poutine. La politique énergétique helvétique est bouleversée et les citoyens s’inquiètent: auront-ils assez de gaz pour se chauffer?

VIDEO – Jean-Michel et Florence Paccaud se chauffent au gaz. La situation actuelle les préoccupe. 

Des doutes avant la guerre

Cette situation n’est toutefois pas complètement inédite. Elle vient renforcer une préoccupation déjà tangible. Bien avant le début de la guerre en Ukraine, en octobre 2021, la Suisse s’inquiète pour son énergie. La faute au Ministre de l’économie, Guy Parmelin. Le Vaudois lance une phrase qui deviendra une bombe médiatique: « Après une pandémie, une pénurie d’électricité représente le plus grand risque pour l’approvisionnement de la Suisse. » A l’époque, ces propos choquent au pays de la modération sémantique. La problématique envahit l’espace public et fait réagir la population.

Audio – Micro-trottoir: les gens ont-ils peur d’une pénurie d’électricité ? 

Un emballement général que tempère Marianne Zünd, porte-parole de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN): « Il n’y a actuellement aucune pénurie d’électricité en Suisse (…) les médias ont produit une certaine confusion entre deux sujets. » Le message de l’ancien Président de la Confédération s’adressait aux 30’000 plus gros consommateurs d’électricité. « Il était préparé de longue date », explique Erik Reumann, porte-parole du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche. Il s’inscrivait dans une campagne réalisée par l’Organisation pour l’approvisionnement en électricité en cas de crise. L’objectif de cette communication: préparer les consommateurs les plus importants à une situation de contingentement en cas de black-out, soit une coupure temporaire du réseau, provoquée par une chute de câbles, de pylônes ou un tremblement de terre. 

Il n'y a actuellement aucune pénurie d'électricité en Suisse Marianne Zünd, porte-parole de l'OFEN

Un second document, commandité cette fois par l’OFEN, est sorti « deux semaines après la déclaration de Guy Parmelin », explique Marianne Zünd. Il avait pour objectif de rendre compte des conséquences du nouveau régime qui va entrer en vigueur sur le marché européen de l’électricité. Deux documents différents donc avec des destinataires différents. Un couac dans la communication pour Pierre Veya, journaliste économique au Matin Dimanche: « Il s’agit d’une coïncidence malheureuse et d’une maladresse dans la gestion de la communication. » 

Des importations mises à mal

Il n’y a donc aucun problème? Si. Dès 2025, les pays membres de l’UE devront réserver au moins 70% de leur capacité d’exportation à d’autres États membres. Ce nouveau régime pourrait créer une pénurie en Suisse. 

A l’instar du gaz, la Suisse dépend de l’étranger pour son électricité. Depuis 2007, la Confédération négocie un accord pour l’électricité avec l’Union européenne, mais les négociations sont gelées depuis 2018. L’UE a en effet lié ce dossier avec l’accord-cadre institutionnel pour lequel la Suisse a brutalement rompu les négociations en mai 2021. Sans accord global avec Bruxelles et avec cette réorganisation du marché européen, le Clean Energy Package, la Suisse sera considérée comme un État tiers et ne fera donc pas partie de ces échanges.

« La situation n’est pas catastrophique, mais nos échanges avec nos voisins pourraient être plus difficiles », prévient Jean-Philippe Bacher, responsable de l’Institut ENERGY à la Haute école d’ingénierie de Fribourg. Les politiques aussi se saisissent du dossier. Tous demandent plus d’autonomie énergétique, à l’instar de Delphine Klopfenstein Broggini, conseillère nationale verte genevoise. 

AUDIO- Delphine Klopfenstein Broggini, conseillère nationale verte: « la souveraineté énergétique est indispensable. »

La situation de deux fournisseurs importants pour la Suisse préoccupe en particulier. La France et l’Allemagne sont en phase de décarbonisation. En clair, en fermant progressivement leurs centrales à charbon, et en tentant eux aussi de s’émanciper de l’énergie russe, ces deux pays vont également devoir affronter une situation tendue sur leurs réseaux respectifs. Matthias Finger, professeur en gestion des industries de réseau à l’EPFL, prévient: « Si l’Allemagne et la France connaissent des problèmes de production, la première chose que ces États feront, ce sera de couper les exportations. »

En Suisse, le risque de pénurie existe surtout en hiver. En effet, la Confédération dépend à près de 60% de ses barrages pour son électricité. Leur production diminue durant les mois les plus froids de l’année. La Suisse doit donc importer du courant. Ainsi, le risque de ne plus pouvoir compter sur l’étranger devient une vraie problématique. 

Des investissements à la traîne

En plus de ces doutes liés aux importations, s’ajoute une autre problématique: la sortie du nucléaire votée par le peuple suisse en 2017. Avec l’arrêt de la centrale de Mühleberg en 2019, c’est 9,5 milliards de kilowattheures de courant en moins chaque année, soit près d’un sixième des besoins en électricité de la Suisse. « Or il faut bien remplacer cette énergie par une autre et pour le moment, nous n’avons pas fait le nécessaire. La Suisse n’a pas assez planifié sa sortie du nucléaire, en développant plus rapidement l’éolien par exemple », analyse Hans Püttgen, ancien directeur de l’Energy Center de l’EPFL.

La Suisse n’a pas assez planifié sa sortie du nucléaire Hans Püttgen, ancien directeur de l’Energy Center de l’EPFL.

Le solaire ne représente que 5% de l’électricité consommée en Suisse. KEYSTONE / Salavatore di Nolfi

 
 

Pour Jean-Philippe Bacher, responsable de l’Institut ENERGY à la Haute école d’ingénierie de Fribourg, c’est justement la proportion d’électricité renouvelable qui pose problème: « Pour le moment, le renouvelable ne permet pas de combler la sortie du nucléaire couplée à la hausse estimée de la consommation électrique. »

Et de poser ce constat: la Suisse n’a plus investi massivement dans des infrastructures pour produire de l’électricité depuis les années huitante avec l’ouverture des centrales nucléaires les plus récentes. Celle de Gösgen a été mise en service en 1979, celle de Leibstadt en 1984.

 
 

Mise en service en 1969, la centrale nucléaire de Beznau est la plus vieille en activité dans le monde. KEYSTONE / Alessandro Della Bella

 
 

Ce manque d’investissement pourrait avoir des conséquences d’ici à 2025-2030. Jacques Mauron, directeur de Groupe E met en garde: « Si on continue de ne pas investir, il va nous manquer entre 10 et 15 térawattheures en hiver. » La conséquence: pas l’obscurité totale, mais des coupures d’électricité deux à trois heures par jour sur différents secteurs du réseau.

AUDIO – Jacques Mauron, directeur de Groupe E: « On a des procédures extrêmement longues. » 

Autre répercussion pour les consommateurs: le prix de l’énergie va prendre l’ascenseur. « L’énergie était jusqu’à présent trop bon marché », affirme Nicolas Weber, directeur de l’Institut de génie thermique de la Haute école d’Yverdon. Une chose est désormais évidente: cela va changer. « Réduire les importations de gaz russes amène surtout une volatilité économique. L’approvisionnement est assuré, mais une hausse des prix va se répercuter sur les consommateurs en 2023 », prévient Pascal Abbet, directeur de Groupe E Celsius. 

La technologie pour se passer du gaz russe

Alors que faire pour assurer de l’énergie en suffisance en Suisse? Pascal Abbet a son idée: « Tout le gaz ne vient pas de Russie, il faut se tourner vers d’autres fournisseurs. » Pour le faire, il propose d’employer des voies d’approvisionnement alternatives: « Jusqu’à présent, les livraisons de gaz se font surtout par des gazoducs russes. A l’avenir, nous devons nous tourner de plus en plus vers des méthaniers. » Les méthaniers? Ce sont des navires qui transportent du gaz naturel liquéfié, le GNL, du gaz sous forme liquide. Il a l’avantage de pouvoir être acheminé depuis l’Algérie ou les Etats-Unis. Les USA se sont d’ailleurs engagés à livrer, cette année déjà, davantage de GNL vers l’Union européenne.

Vidéo – Pascal Abbet, directeur de Groupe E Celsius: « Des clients peuvent passer sur le mazout. »

Il existe plusieurs solutions techniques pour s’émanciper du gaz russe. Nicolas Weber tient néanmoins à rappeler un élément fondamental: « Avant de développer de nouvelles technologies, il faut optimiser. Il faut diminuer notre consommation. » Selon le directeur de l’Institut de génie thermique de la HES d’Yverdon, rien qu’en optimisant les procédés dans l’industrie, il est possible de baisser de 20 à 40% la consommation du gaz.

Nicolas Weber place aussi beaucoup d’espoir dans le « power-to-gas ». Cette technologie emploie le surplus d’électricité, produite par l’énergie solaire ou éolienne, pour en faire de l’hydrogène qui peut être stocké. Cet hydrogène peut ensuite être mélangé avec du CO2 pour produire du méthane qui est lui du gaz naturel. Avec ce procédé, on obtient donc du gaz naturel renouvelable.

 
 

La première usine « power-to-gas » de Suisse a été inaugurée fin avril à Dietikon. KEYSTONE / Ennio Leanza

 
 

Le retour du nucléaire 

Pour tenter de contrer la possible pénurie d’électricité annoncée, certains veulent relancer le nucléaire. En Europe, la France et la Grande-Bretagne notamment prévoient de nouvelles constructions ou sont même déjà en train de bâtir des centrales. En Suisse, l’UDC croit en cette technologie. Pierre-André Page, conseiller national UDC fribourgeois, propose de prolonger la durée de vie des centrales existantes. « En 2017, le peuple a voté la sortie du nucléaire, mais il n’y a pas de délai fixé pour cette sortie », argumente le Fribourgeois. La gauche fustige cette volonté de retourner vers l’atome.

Audio – Delphine Klopfenstein Broggini, conseillère nationale verte: « Nous avons les plus vieilles centrales du monde. »

Il est dangereux et illusoire de vouloir prolonger la durée de vie des centrales nucléaires suisses, prévient Matthias Finger: « Le réacteur de Beznau est le plus vieux en activité au monde. Il devra être arrêté d’ici à 2030, c’est une certitude. En plus d’être dangereux, cela ne serait pas rentable économiquement de prolonger son activité. » Et d’être catégorique: « La solution face à la pénurie est politique et globale. On doit s’entendre avec l’Union européenne. Cela n’est pas pensable pour la Suisse de vouloir devenir complètement autonome en matière de production électrique. » Une chose est sûre. En Suisse, les partis politiques vont encore s’affronter sur le sujet, surtout que les élections fédérales de 2023 approchent à grands pas.

Photo : KEYSTONE                                                   

Vincent Dousse

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