Longtemps, la prise en charge des personnes attirées sexuellement par les enfants avant qu’elles ne passent à l’acte s’est cantonnée à de rares initiatives associatives. Mais depuis deux ans, les projets se multiplient, y compris à l’échelle nationale
« Un fantasme n’est pas un abus sexuel. Il vous appartient de chercher de l’aide si vous craignez de franchir la ligne rouge » : les messages comme celui-là, destinés aux personnes éprouvant une attirance envers les enfants, devraient se multiplier dans l’espace public suisse ces prochaines années. Avec pour objectif d’éviter tout premier passage à l’acte d’abus sexuel sur les mineurs.
«Ces personnes souffrent»
Une stratégie naïve ? Les expériences menées en Allemagne dans le cadre du projet national Kein Täter werden (« Ne devenez pas un criminel ») depuis 2005 et aux Etats-Unis avec le programme de prévention Stop it Now depuis 1992 montrent tout au moins que la demande existe : des personnes font bel et bien appel à ces services. Fin 2020, leur nombre s’élevait ainsi à 11’374 en Allemagne, selon les chiffres de Kein Täter werden.
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« On sait qu’il y a potentiellement beaucoup de gens qui en auraient besoin, car ces personnes ont peur de passer à l’acte. Et elles souffrent, du fait qu’elles constituent, sans doute, la population la plus stigmatisée », confirme Lorenzo Soldati, responsable de la consultation spécialisée de sexologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
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Convaincus du bien-fondé du projet allemand Kein Täter werden, le conseiller aux Etats socialiste Daniel Jositsch et l’ex-conseillère nationale UDC Natalie Rickli déposent en 2016 deux postulats pour que le Conseil fédéral s’empare de la question. Quatre ans plus tard, ce dernier publie un rapport de grande ampleur qui pointe les besoins et les lacunes de ce type de prévention en Suisse. Il s’y s’engage à octroyer davantage d’aides financières à la fois pour l’établissement d’offres de conseil et pour leur coordination sur le territoire national. Il envisage également de mieux intégrer le thème des troubles pédophiles dans la formation des médecins et des psychologues.
Zurich se profile en pionnière
Mais pour ce qui est de la création de structures de prise en charge et la mise à disposition d’une offre thérapeutique, le gouvernement renvoie la balle aux cantons. Message reçu par Zurich, qui finance depuis l’an dernier un pôle de prévention géré par la clinique psychiatrique universitaire PUK. La structure – la seule du pays à dépendre directement du canton – propose une aide gratuite et entièrement anonyme à celles et ceux qui en ressentent le besoin.
En parallèle, le secteur a vu émerger en 2021 Kein Täter werden Schweiz, un réseau national inspiré du projet allemand du même nom, qui aura notamment pour mission de répertorier, développer et faire connaître les différentes prestations existant en Suisse, comblant ainsi certaines des lacunes pointées par le gouvernement.
Il faut garder à l’esprit que la majorité des pédophiles ne passe jamais à l’acte Lorenzo Soldati, psychiatre et chef de clinique aux Hôpitaux universitaires de Genève
Mais de quel public cible parle-t-on ? « On estime qu’environ 1% de la population masculine serait pédophile [et donc attiré par des enfants dont le corps ne présente encore aucune trace de la puberté] ou hébéphile [attiré par des enfants ou des adolescents dont le développement physique porte déjà les marques de la puberté], si l’on s’en tient au critère de la préférence sexuelle », explique Lorenzo Soldati des HUG.
Or si l’on inclut les hommes qui, sans avoir une attirance exclusive pour les enfants, déclarent avoir déjà éprouvé de tels fantasmes, cette proportion pourrait atteindre 7%. Soit environ 300’000 personnes en Suisse. « Il faut toutefois garder à l’esprit que la majorité des pédophiles ne passe jamais à l’acte », tempère le psychiatre.
Les femmes, un tabou dans le tabou
Et les femmes, dans tout ça ? Poser la question revient à se pencher sur un trou noir, tant les données sont absentes et la thématique taboue. Mais elles existent : nos interlocuteurs ont eu affaire à quelques rares patientes condamnées par la justice pour des faits de pédocriminalité. Les statistiques suisses ne distinguent pas les femmes des hommes dans leurs chiffres, mais elles représentent par exemple 2,4% des auteurs condamnés par la justice allemande.
Or, comme pour les hommes, il est communément admis que l’immense majorité des cas passe sous le radar de la justice. Pour ce qui est de la prévalence dans la population générale, d’après le sexologue Peer Briken, cité par le magazine Der Spiegel, 0,4 % des femmes pourraient ressentir une attirance pédophile.
La plupart des gens qui nous contactent ont cette boussole morale. Ils savent distinguer le bien du mal dans leurs actions. Mais parfois, la part agissante en eux n’est pas sous contrôle Hakim Gonthier, directeur de l'association de prévention Dis No
Autre nuance de taille sur laquelle insistent les experts : moins de la moitié (40%, selon la clinique psychiatrique universitaire de Zurich) des atteintes à l’intégrité sexuelle des enfants sont le fait de pédophiles. Les 60% restants sont commis par d’autres profils agissant par opportunisme. En clair, ces personnes s’en prennent aux mineurs principalement du fait de la vulnérabilité de ces derniers, quand bien même elles auraient une attirance sexuelle plus marquée pour les adultes.
ECOUTER: Camille Bajeux, doctorante en études de genre, souligne l’importance de distinguer pédophilie et pédocriminalité. AUDIO
Parmi les profils susceptibles de s’en prendre aux enfants sans être stricto sensu des pédophiles, on retrouve notamment les personnalités antisociales, à savoir les psychopathes et les sociopathes. Une catégorie vraisemblablement hors du champ d’action de la prévention.
« Il n’y a pas de certitude absolue, mais il est très peu probable que ces personnes fassent appel à nous, car elles n’ont pas le sens moral qui sous-tend une telle démarche, souligne Hakim Gonthier, directeur de l’association valaisanne Dis No, qui offre des services de conseils gratuits et anonymes à destination des personnes attirées par les enfants ou de leurs proches. « Or la plupart des gens qui nous contactent ont cette boussole morale. Ils savent distinguer le bien du mal dans leurs actions. Mais parfois, la part agissante en eux n’est pas sous contrôle, pour des raisons diverses. »
REGARDER: Le psychiatre Dominique Marcot explique quels facteurs augment les risques de passage à l’acte. VIDEO
En Valais, une approche avant-gardiste
Pionnière en Suisse dans ce domaine, l’association Dis No a entièrement repensé son action de prévention en 2014. Avant cette date, elle s’occupait exclusivement de sensibiliser les enfants à la thématique. « On a pu constater, particulièrement s’agissant des enfants les plus susceptibles d’être abusés, que les messages de prévention ne se convertissaient pas forcément en comportements de protection », explique son directeur.
Quand la structure oriente sa stratégie pour atteindre les auteurs potentiels, elle arrive sur un terrain vierge. Il n’existait alors aucune offre en Suisse s’adressant spécifiquement aux pédophiles n’ayant jamais été inquiétés par la justice.
ECOUTER: Hakim Gonthier, directeur de l’association Dis No, reçoit de nombreuses demandes d’aide par e-mail. AUDIO
Une situation qui a changé depuis : dans la foulée de la publication du rapport du Conseil fédéral, les acteurs de la branche se sont attelés à étendre ces services dans toutes les régions linguistiques et à harmoniser leurs pratiques.
C’est dans ce contexte qu’ont vu le jour Beforemore à Berne et Io No au Tessin, deux associations fondées sur le même modèle que Dis No, mais dont l’offre est encore en cours d’élaboration. A l’instar de leur homologue valaisanne, les deux structures entendent proposer à terme des prestations d’informations et de conseil, mais pas d’offre de traitement direct : elles redirigeront au besoin les personnes vers des cliniques spécialisées ou des thérapeutes qualifiés pour les prendre en charge.
REGARDER: Quelle différence entre les services de Dis No et une psychothérapie? Les explications de son directeur, Hakim Gonthier. VIDEO
La demande existe, donc, et l’offre se tisse petit à petit. Mais quid de l’efficacité de ce type de prévention ? « La vérité, c’est qu’on ne peut pas encore répondre de façon scientifique à cette question », déclare Lorenzo Soldati. Le rapport du Conseil fédéral ne dit pas autre chose : « Il n’existe jusqu’à présent aucune preuve empirique solide de l’efficacité spécifique de ces offres de prévention ».
Le tabou qui entoure ce sujet complique la recherche dans ce domaine. On l’a vu lors de l’élaboration du rapport, on n’arrive pratiquement pas à faire des interviews avec ces personnes Sabine Scheiben, cheffe du secteur enfance et jeunesse à l’Office fédéral des assurances sociales
Une réalité qui tient principalement au fait qu’une telle preuve est très difficile à recueillir sur le plan méthodologique. En outre, « le tabou qui entoure ce sujet complique la recherche dans ce domaine. On l’a vu lors de l’élaboration du rapport, on n’arrive pratiquement pas à faire des interviews avec ces personnes, il y en a très peu qui sont prêtes à répondre à des questions », relève Sabine Scheiben, cheffe du secteur enfance et jeunesse à l’Office fédéral des assurances sociales.
Pas de guérison, mais un meilleur contrôle
Il existe toutefois quelques éléments de réponse, issus des projets menés ces dernières années à l’étranger, qui tendraient à démontrer en partie l’impact positif de ces services sur les principaux intéressés. Ces données, obtenues grâce à des auto-évaluations effectuées par les patients avant et après la prise en charge, font état d’une meilleure prise de conscience des souffrances engendrées chez les victimes, par exemple, et d’une meilleure capacité à remettre en question leur comportement, à le contrôler et à le modifier.
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« Ce que l’on constate, ce sont des personnes qui stoppent leur consommation de matériel pédopornographique en ligne, par exemple. D’autres prennent conscience de la nécessité de devoir contrôler leur attirance, et y parviennent. Elles nous en font part dans des témoignages souvent poignants. Ça, c’est ce que nous pouvons retirer de notre action », résume Hakim Gonthier de l’association Dis No. Pour autant, les acteurs du terrain ne prétendent pas pouvoir éliminer l’attirance en elle-même. « Le but des thérapies n’est pas d’enlever ce désir, mais de parvenir à le gérer », précise le psychiatre Lorenzo Soldati.
Des interlocuteurs de confiance pour l’entourage inquiet
Enfin, pour Kim Carrasco, responsable de l’Unité de pilotage de la prévention à la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) du canton de Vaud, « l’utilité de ce type de prestations ne tient pas uniquement à l’effet préventif qu’elles peuvent avoir sur les personnes qui présentent un risque de passage à l’acte, mais aussi aux informations et aux conseils qu’elles fournissent à des proches inquiets et aux professionnels confrontés à ces questions ».
Au début de l’été, le centre de prévention du canton de Zurich tirait le bilan de sa première année d’activité : en moyenne, une personne a contacté le centre de consultation chaque semaine entre juin 2021 et fin mai 2022. Au total, 48 hommes et 2 femmes, âgés de 16 à 69 ans, ont bénéficié de prestations allant de l’assistance par e-mail à la psychothérapie.
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La plupart d’entre eux ont appris l’existence de ce service grâce aux annonces de prévention publiées sur divers sites internet, notamment pornographiques. Leur nombre devrait croître ces prochains mois : le réseau Kein Täter werden Schweiz s’apprête à lancer une vaste campagne de communication nationale dans les transports publics et sur les réseaux sociaux. Un virage radical dans la manière dont la société perçoit les pédophiles et traite la problématique des abus sexuels sur les mineurs.