Une entreprise sur trois est créée par un étranger en Suisse. C’est la statistique qui ressort de l’étude du cabinet Bisnode D&B. Parmi les secteurs les moins prisés par ces chefs d’entreprises, l’horlogerie (26%) et l’immobilier (16%). Qui sont ces entrepreneurs audacieux, prêts à concurrencer les natifs dans leur environnement ? Comment tirent-ils leur épingle du jeu ?
C’est une des success-story qu’on aime raconter. La marque horlogère genevoise Akrivia a à peine cinq ans. Et pourtant, elle fait sa place dans l’industrie horlogère de luxe. À l’origine de cette histoire Rexhep Rexhepi. Né au Kosovo, il arrive en Suisse à l’âge de 12 ans, où il s’oriente rapidement dans la voie horlogère. Après un apprentissage chez Patek Philippe, puis quelques années dans diverses sociétés de la branche, il décide de lancer en 2012, à 25 ans, Akrivia. Dans un secteur dominé par les patrons quinquagénaires, Rexhep Rexhepi, 30 ans, le jeune entrepreneur a su tirer son épingle du jeu.
Cette réussite entrepreneuriale reflète une tendance dans notre pays, où la part d’entrepreneurs étrangers augmente de plus en plus. Ainsi, une entreprise sur trois est créée par un étranger en Suisse, d’après l’étude du cabinet Bisnode D&B.
Si les créateurs d’entreprise étrangers ont particulièrement prisé l’industrie chimique et pharmaceutique, l’industrie horlogère et le marché immobilier sont les domaines où ils sont le moins nombreux.
Genève est le canton qui a attiré le plus de créateurs d’entreprises étrangers. Leur proportion a même dépassé celle des créateurs d’entreprises suisses (50,4%). Il est suivi par le Tessin (47,8%), Bâle-Ville (43,5%), Zoug (42,7%) et Vaud (40,5%). Ces cantons sont également ceux qui abritent le plus grand nombre de résidents étrangers, relève l’étude. A l’autre bout de l’échelle, trois cantons se situent sous la barre des 20%. Il s’agit de Glaris (17,8%), Berne (17,8%) et Uri (14,7%).
Si Rexhep Rexhepi est un signe de la montée de l’entrepreneuriat étranger en Suisse, il est néanmoins une excepetion dans son secteur, au vue des résultats de l’étude de Bisnode. Son entreprise produit aujourd’hui une vingtaine de modèles uniques par année, qu’elle vend à des clients établis en Europe, en Asie et aux Etats-Unis pour des prix compris entre 79.000 et 240.000 francs.
Au départ, j’appréhendais un peu la réaction de mes concurrents du fait de mon origine. Mais je dois dire que je n’ai jamais ressenti de discrimination ou de racisme. Au contraire, certains collectionneurs me demandent même pourquoi je ne mets pas mon nom et prénom sur les montres, tant il est original.
Sa société, basée dans la Vieille-Ville de Genève, emploie actuellement cinq personnes, dont trois horlogers à plein temps. «Il faut savoir qu’en 2012, le secteur horloger connaissait une légère crise. Il était alors très risqué à l’époque de lancer son entreprise dans ce secteur, raconte Rexhep Rexhepi. Mon jeune âge a fait que je ne mesurais pas les risques de la même manière qu’aujourd’hui. L’insertion dans ce milieu a été difficile car il a fallu qu’on se fasse connaître assez rapidement. » Quant aux difficultés de s’insérer dans un milieu aussi conservateur que l’horlogerie, Rexhep Rexhepi confie : «Au départ j’appréhendais un peu la réaction de mes concurrents du fait de mon origine. Mais je dois dire que je n’ai jamais ressenti de discrimination ou de racisme. Au contraire, certains collectionneurs me demandent même pourquoi je ne mets pas mon nom et prénom sur les montres, tant il est original.»
Un environnement favorable à l'entrepreneuriat
Si la Suisse attire des créateurs d’entreprises, c’est que parce que ses dispositions légales et administratives favorisent ce processus. Ainsi, si l’on se réfère aux directives écrites sur le site de la Confédération, «tous les ressortissants des Etats membres de l’UE/AELE, à l’exception de la Roumanie et de la Bulgarie, ont le droit de vivre et de travailler en Suisse. Cela signifie qu’ils peuvent également entamer une activité lucrative indépendante», précise la Confédération. Ainsi, selon l’accord sur la libre circulation des personnes, un entrepreneur indépendant peut aussi travailler en Suisse sans autorisation d’établissement (livret C). L’autorisation de séjour (livret B) d’une durée de validité de cinq ans suffit. Lors de l’enregistrement en arrivant en Suisse, l’entrepreneur doit toutefois pouvoir prouver l’existence de son activité lucrative prévue. Il peut faire cela en pré- sentant un numéro de TVA, une inscription au registre professionnel et auprès d’une assurance sociale en tant qu’entrepreneur indépendant, un business plan, les chiffres comptables ou une inscription au registre du commerce. A noter que si le passage à l’activité lucrative indépendante se révèle un échec et si l’entrepreneur devient dépendant de l’assistance, l’autorisation de séjour perd sa validité. En sachant que cet entrepreneur peut chercher un nouvel emploi en Suisse en tant que salarié.
Les étrangers se lancent dans des marchés de niches
Pour Giovanni Ferro-Luzzi, Directeur de l’Institut de recherche appliquée en économie et gestion (IREG) et professeur à l’Université de Genève, les entrepreneurs européens relèvent en outre la simplicité et la flexibilité administrative de la Suisse. Elle est perçue comme un pays accueillant et ouvert au dialogue, au sein duquel les affaires se basent sur la confiance. « La fiscalité est omniprésente, mais les institutions viennent vers les entreprises et cherchent à trouver une solution acceptable pour les deux partis. De plus, comme les procédés administratifs sont simples, les entreprises n’ont pas besoin de payer des consultants.» L’économiste et expert du marché du travail souligne également la grande flexibilité du système suisse, qui permet de tester les employés ainsi que l’entreprise elle-même. «Dans les pays limitrophes, il est extrêmement compliqué de licencier quelqu’un.»
Néanmoins, d’après l’étude Bisnode, on constate que les créateurs d’entreprises étrangers ont tendance à se lancer plutôt dans les secteurs du commerce, de l’artisanat ou de l’hôtellerie. D’après l’économiste, les entrepreneurs étrangers se sont emparés de marchés de niches délaissés par les Suisses. «L’hôtellerie est un secteur assez rude avec des horaires difficiles et des recettes commerciales incertaines. Et des milieux comme la restauration ou le commerce sont plus accessibles pour les entrepreneurs étrangers. Ainsi, si on regarde le secteur des machines-outils, il y a probablement plus de personnes qui sont de nationalité suisse.»
Et pour ceux qui se sont lancés dans des secteurs hautement qualifié comme l’horlogerie ou l’immobilier, ils ont nécessairement une certaine expérience et ont une bonne connaissance du milieu.
Comment tenter le pari de l’immobilier?
Ugo Togni est un jeune entrepreneur d’origine italienne qui s’est lancé, avec son père, dans l’immobilier à Genève, avec l’entreprise Togni Immobilier. Auditeur dans l’industrie immobilière, avec comme bagage trois ans d’expertise en étude de faisabilité et un master en finance, l’entrepreneur de 29 ans confie pourtant que son origine italienne est son grand atout. «Dans le secteur bâtiment-construction, nous travaillons énormément avec des italiens. Alors que pour la prospection et promotion immobilière, nos contrats sont généralement signés avec des natifs, de grandes familles genevoises. Le fait d’être parfaitement intégré me permet de lier parfaitement le monde de la construction avec celui de la promotion immobilière.»
Même s’il fait partie des 16% d’entrepreneurs étrangers dans le secteur de l’immobilier, Ugo Togni n’a pas ressenti la moindre discrimination de la part de ses concurrents. «J’ai décidé de me lancer dans l’entrepreneuriat car c’est quelque chose qui me stimulait depuis toujours. Je voulais devenir mon propre patron. Le système suisse offre une flexibilité que je n’aurais pas forcément trouver en Italie, par exemple.» L’entrepreneur souligne également que le marché suisse de l’immobilier se porte bien, avec des possibilités d’assurer des affaires. «L’accès à la propriété suscite toujours un fort intérêt en Suisse. De plus, la progression du pouvoir d’achat et l’amélioration du moral des consommateurs soutiennent le marché bien plus qu’ailleurs.»
Un atout pour la Suisse
De grandes entreprises emblématiques du tissu économique suisse ont été fondées par des étrangers. Henri Nestlé était d’origine allemande, et s’est exilé en Suisse en 1833, pour y fonder Nestlé 33 ans plus tard.
L’ingénieur Stefan Kudelski a quant à lui quitté la Pologne au début de la seconde guerre mondiale. Crée en 1951, le groupe portant son nom est aujourd’hui le leader mondial de la sécurité numérique et des solutions pour la livraison de contenu numérique.
Quant au secteur de l’horlogerie, véritable symbole de la Suisse, Antoine Norbert de Patek n’était-il pas Polonais? Et son associé Jean-Adrien Philippe Français? Hans Wilsdorf, fondateur de Rolex, n’était-il pas Allemand?
Plus récemment, n’est-ce pas un Libanais, Nicolas Hayek, qui a su lancer la Swatch et revamper des marques telles qu’Omega, Longines et Tissot? N’est-ce pas un Sud-Africain, Johann Rupert, qui – rachetant et dynamisant des marques telles que Vacheron Constantin, Piaget, Jaeger-LeCoultre ou Cartier – a fait du groupe Richemont un leader du luxe mondial?
L’entrepreneuriat étranger ne date donc pas d’hier, et ces divers exemples – qui sont entre-autres des success-story – le prouvent. Ils illustrent comment des étrangers ont su tirer leur épingle du jeu dans des secteurs dominés par les natifs. À tel point que l’entrepreneuriat étranger fait partie de l’histoire suisse.
Pour M.Ferro-Luzzi, il ne fait aucun doute que cet élan de l’entrepreneuriat étranger doit perpétuer. «Attirer des entrepreneurs étrangers permet d’avoir une économie plus dynamique» souligne-t-il.
Néanmoins, si la Suisse représente un lieu idéal pour ceux qui souhaitent créer une entreprise, ces derniers apportent une vraie culture de l’entrepreneuriat, avec ce goût du risque qui fait tant défaut aux Suisses. «Nous sommes des entrepreneurs, certes, mais à notre rythme, explique l’économiste. Celui d’une entreprise prudente, qui ne se précipite pas. La Suisse est, ne l’oublions pas, un pays d’assurances et d’horlogers. Nous voulons du temps, des garanties. Nous n’aimons pas le risque. C’est cela qui nous fait défaut aujourd’hui : aimer le risque. Et donc, aimer son corollaire : l’échec. Or, la Suisse n’aime pas l’échec. En Suisse, un entrepreneur qui a fait trois faillites est un loser. Aux Etats-Unis, c’est un serial entrepreneur.»
Si aujourd’hui, Allemands, Italiens, Français, Portugais, Kosovars, Turques et Espagnols se sont bien intégrés au tissu économique suisse en étant les créateurs étrangers d’entreprises les plus représentés, qu’en sera-t-il de la nouvelle vague d’immigration en provenance d’Afrique du Nord ou subsaharienne?
L’ancien ambassadeur suisse Dominik Langenbacher, qui a travaillé notamment en Somalie, en Ethiopie et en Côte d’Ivoire, proposait en décembre dernier d’instaurer des visas de travail pour les Africains. Il verrait bien un système à l’image de celui utilisé aux Etats-Unis. Ces derniers gèrent l’immigration à l’aide de «greencards», c’est-à-dire des permis de travail. Des immigrés qui amèneraient une nouvelle forme d’entrepreneuriat?
Texte et médias: Matteo Ianni