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La violence du
foot amateur déborde du terrain

Depuis la reprise des matchs post-mesures sanitaires, les cartons et les sanctions pleuvent sur les terrains de foot amateur. Entre insultes et voies de fait, comment expliquer cette augmentation de la violence, sur et à côté des pelouses? Enquête.

« Lors d’un match de coupe, quelques semaines après la reprise, il y a eu cinq cartons rouges, je n’avais simplement jamais vu ça! » Après une saison bouleversée par les mesures sanitaires, Mario Chatagny, président de l’Association neuchâteloise de football amateur (ANF), constate une claire augmentation de la violence depuis la reprise. « Sur l’ensemble de la saison 2018-2019, d’août à juillet, il y avait 87 cartons rouges distribués lors de 78 matchs. Depuis août de cette année, en seulement trois mois, on comptait déjà 77 cartons rouges pour 65 matchs concernés. » Une situation loin d’être isolée.

Dominique Filletaz, président de la Commission de Jeu et Fair-Play de l’Association cantonale vaudoise de football (ACVF), est témoin du même phénomène. Chaque mardi, lui et son équipe épluchent les rapports d’arbitres des matchs de la semaine écoulée. « Au premier tour 2021-2022, on a comptabilisé plus de 30% d’augmentation de violence sur les terrains de foot vaudois. Cela représente notamment plus de 6400 cartons jaunes distribués. »

INFOGRAPHIE: En une décennie, le nombre de cartons jaunes distribués sur les pelouses vaudoises a plus que triplé.

Après des mois d’arrêt et de perturbations à cause de la pandémie, les terrains de foot seraient-ils devenus le défouloir des frustrations liées aux restrictions? Si les chiffres montrent une augmentation de cartons après le semi-confinement, les différents acteurs du foot amateur n’y voient en réalité que l’évolution d’une situation problématique constatée depuis plusieurs années.

Les archives des médias font effectivement largement écho d’actes de violence dans le foot amateurs depuis déjà des années. On se souvient par exemple de la bagarre générale qui a éclaté en juin 2018 à Genève lors d’un match de 4e ligue entre Versoix 2 et Kosova 2. Un joueur avait frôlé la mort.

Rixes entre joueurs, entraîneurs et public, agressions d’arbitres; même si certains matchs dégénèrent sévèrement, ils restent encore aujourd’hui une exception.

Il y a une tension générale qui règne sur les terrains. Même au vestiaire, les joueurs n’arrêtent pas de s’insulter ! Quentin Fallet

Plus que la quantité, c’est plutôt la nature de ces fautes graves qui interpellent et inquiètent. Les acteurs du monde du foot amateur dénoncent de façon unanime une ambiance toxique générale. Selon Mario Chatagny, l’augmentation de cartons est surtout liée aux insultes et aux voies de faits, à savoir coups de pied, coups de poing ou encore baffes. On est bien loin d’un carton pour jeu dur distribué sur un tacle un peu trop appuyé. « Il y a toujours eu des coups revanchards et des insultes dans le foot, mais la situation prend des proportions inédites. »

Si toutes les catégories sont concernées, le président de l’ANF pointe le comportement des jeunes adultes. « Ils ont l’insulte beaucoup trop facile. Ce phénomène descend jusque dans les classes plus jeunes. Il y a de plus en plus souvent des Juniors E ou D, (11-12-13 ans), qui se permettent des remarques complètement déplacées. »

Les associations de football amateur s'inquiètent de voir des joueurs de plus en plus jeunes 'se permettre des remarques complètement déplacées'. Photo: Tatiana Huf

Quentin Fallet fait le même constat. Ce joueur au FC Bevaix II est aussi entraîneur des Juniors A pour le Groupement FC Coffrane Peseux Comètes et responsable du foot régional pour le quotidien neuchâtelois ArcInfo. Selon lui, cette violence n’a pas de réel lien avec les mesures sanitaires. « Depuis quelques années, les cartons sont moins liés à des fautes de jeu qu’à des insultes ou des coups. Il y a une tension générale qui règne sur les terrains. Même au vestiaire, les joueurs n’arrêtent pas de s’insulter, ‘fils de p***’ par-ci, ‘nique ta m***’ par-là, c’est terrible! »

Des entraîneurs expulsés du terrain
Face à cette situation, les associations se démènent pour trouver des solutions. l’ACVF a notamment publié le 15 octobre 2021 déjà un communiqué qui dénonce sans détour les débordements constatés. Dans ces lignes, l’association fait état d’une importante recrudescence de cas « d’insultes (également à caractères racistes) envers les arbitres, entre les joueurs et de plus en plus de la part du public. Comportement irrespectueux des entraîneurs qui acceptent (voir encouragent) une certaine violence de leurs joueurs. Fautes graves commises dans le but de blesser l’adversaire. Agressions de joueurs et d’arbitres pendant et après le match. Provocations de bagarres générales qui amènent à des interventions de la police et dans les cas les plus graves, de l’ambulance. »

Les sources de cette violence dépassent donc le terrain et ses joueurs. Dominique Filletaz donne un chiffre parlant: « Plus de cinquante entraîneurs se sont fait expulser du terrain, ce qui veut dire que cinquante entraîneurs ont reçu un carton rouge de l’arbitre… C’est énorme, on a jamais vu ça. »

VIDEO: Basile, jeune arbitre qui a démissionné: « Il y a avait un irrespect envers moi, c’était juste pas possible »

Les coachs, figures d’autorité sur les pelouses, sont donc des acteurs du manque de respect qui gangrène ce sport. Cette ambiance toxique touche particulièrement les arbitres, principales cibles des insultes et des incivilités. Basile, 19 ans, a décidé de raccrocher son sifflet face aux menaces répétées. « Lors de mes deux derniers matchs, j’ai dû expulser un des entraîneurs. En général, du côté des coachs, de la famille ou des joueurs, le niveau du respect de l’arbitre et de l’adversaire est devenu pitoyable. »

Des démissions comme celles de Basile, Hisham Matni, président de la commission des arbitres de l’ACVF, en a reçu des dizaines. « Depuis les cinq dernières années, nous avons des arbitres de plus en plus jeunes. C’est à double tranchant. D’un côté, ils peuvent faire carrière, mais ils sont aussi plus vite dégoûtés. Ils se disent qu’ils ont autre chose à faire que de se faire insulter tous les week-ends. » Une situation qui aggrave encore le problème récurrent de la pénurie d’arbitres au niveau amateur.

Les entraîneurs vaudois assistent à un cours de sensibilisation à la violence, une mesure obligatoire mise en place par l’ACVF.  Photo: Joël Brunner

Pour renouer avec les valeurs du Fair-Play, protéger leurs arbitres et redonner sa place d’exemple à l’entraîneur, de nombreuses associations cantonales mises sur la sensibilisation. l’ACVF propose ainsi depuis cette année des cours de prévention de ces violences, obligatoires pour les entraîneurs du canton.

Mais au-delà des coachs, le comportement de supporters et de parents est aussi mis en cause. « On observe des groupes de jeunes qui viennent provoquer et insulter des équipes adverses et qui n’ont rien à faire au bord du terrain », confirme Dominique Filletaz.
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AUDIO: Léonard Negro, joueur au FC St-Blaise « Des supporters nous attendaient à la sortie du terrain avec des barres de fer »

Un événement a particulièrement marqué le président de l’ACVF: « Cette année, dans les Juniors D, on a eu le cas d’une maman qui a traité trois fois l’arbitre de fils de p***! L’arbitre de 17 ans! C’est grave, les gens ne se rendent pas compte dans quel état ils se mettent aux abords du terrain! C’était un match de Juniors D, il n’y a pas de classement… »

« Aujourd’hui, certains parents sont sûrs d’avoir un petit Messi »
Là encore, on cherche à réagir. « Après les coachs, l’étape numéro deux, et là ce sera vraiment l’idéal, sera de sensibiliser les parents. Aujourd’hui, le problème principal vient des matchs de Juniors. On n’a pratiquement jamais de problème avec les matchs d’adultes », explique Hisham Matni.
Ce sont donc les matchs de Juniors, pourtant sans enjeu, qui cristallisent particulièrement les tensions qui règnent sur le foot amateur.

Plutôt qu’un effet défouloir pour expliquer ces violences, les personnes interrogées mettent toutes en avant une autre explication qui dépasse le cadre du club de foot: le manque d’éducation. « Si un jeune a des problèmes à la maison et à l’école, il aura les mêmes au foot. A l’époque, quand un enfant prenait un carton rouge, ses parents en remettaient une couche derrière pour le réprimander », se souvient Quentin Fallet. « Aujourd’hui, certains parents sont sûrs d’avoir un petit Messi. Ils hurlent depuis les tribunes et insultent l’arbitre devant les gamins », ajoute Dominique Filletaz.

Les parents, les supporters et les entraîneurs sont des sources importantes de l'augmentation de la violence constatée sur les pelouses. Photo: Muriel Antille

Thomas Busset, historien au Centre International d’Etude du Sport (CIES), s’est penché sur cette problématique. Il confirme que si on veut s’attaquer aux problèmes de violence dans le foot, l’éducation devrait débuter au niveau de Juniors. « Beaucoup de parents rêvent que leurs enfants deviennent des stars du football dans les grands clubs. Cela crée un climat très malsain qu’on observe au niveau de certains clubs Juniors. Plutôt que de transmettre le plaisir de jouer et de comprendre que les enfants sont là pour apprendre à jouer en équipe, trop de parents poussent à la performance et à l’égoïsme. »

AUDIO: Une solution pour les Juniors? Thomas Busset évoque la charte

Le foot amateur, bastion de la violence?
Parents, coachs, joueurs: les provocations qui ternissent le foot amateur sont-elles finalement que le miroir grossissant d’une augmentation de l’incivilité dans la société en général? A l’heure où la bienveillance et la tolérance sont plus que jamais des valeurs mises en avant, où les footballeurs professionnels mettent un genou à terre avant chaque match pour protester contre le racisme, comment expliquer cette disparition du respect dans le foot amateur?

Christophe Jaccoud, sociologue à l’Université de Neuchâtel et collaborateur scientifique au CIES, analyse: « Le football est un bastion dans lequel il faut exprimer une masculinité hégémonique dans une société qui prône le respect et l’écoute de l’autre. On est effectivement face à un phénomène complexe qui peut paraître absurde. »

Le chercheur met en avant l’hypersensibilité actuelle à la violence ordinaire. Ce qui était considéré comme normal à une époque est devenu intolérable. Les arbitres sifflent alors peut-être plus vite ou plus sévèrement les insultes au fil des années.

Faire reposer sur les clubs et les entraîneurs la responsabilité de régler un problème sociologique est absolument aberrant. Pierre Escofet

Historien à l’Université d’Artois, Olivier Chovaux relève aussi que statistiquement, ces matchs entachés de violences restent anecdotiques. « De nos jours, ces faits divers sont mis en lumière dans les flux d’informations et les médias, cela peut donner une fausse impression d’augmentation. » Les acteurs interrogés sont d’ailleurs unanimes pour dire qu’il faut faire attention à ne pas mettre tout le monde dans le même panier. Ils le rappellent, la grande majorité des matchs se déroulent sans débordements.

Président du FC Coffrane depuis près de 40 ans, Antonio Montemagno confirme que, si l’attitude des jeunes tend à rapidement tomber dans la provocation, le niveau de violence des bagarres n’a rien à voir avec ce qu’il se passait il y a encore 15 ans. « Si le foot neuchâtelois a connu la violence, avec des clubs pour lesquels les matchs dégénéraient systématiquement, aujourd’hui, on en est bien loin. »

Si les acteurs du foot amateur dénoncent une ambiance toxique liée aux insultes et aux provocations, on reste loin d'une violence physique systématique. Photo: Muriel Antille

Si le problème est sociétal, les mesures prises par les associations et les clubs peuvent-elles endiguer cette violence? Pierre Escofet, sociologue à l’Université de Genève, doute sérieusement de leur efficacité. Selon lui, si les jeunes tendent à devenir plus violents, c’est que les conditions de sociabilisation dans lesquelles ils évoluent sont devenues violentes.

« Le rapport avec la hiérarchie est passé à l’horizontal, les jeunes n’intègrent plus l’autorité comme auparavant. A cela, il faut ajouter notamment une esthétisation de la violence à travers les médias et le monde de la culture. Des figures de la violence, comme les combattants de MMA ou les gangsters, sont glorifiées. Faire reposer sur les clubs et les entraîneurs la responsabilité de régler un problème sociologique est absolument aberrant… Il s’agit d’une question éminemment politique. »

Texte, vidéo et audio: Marika Romanens

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