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L’agriculture familiale suisse est-elle morte?

En grande difficulté, le modèle d’exploitation paysanne familiale est soumis à de fortes pressions, qu’elles soient politiques, juridiques ou encore économiques. Dans un contexte de concentration des fermes et de chute du nombre de paysans, la «carte postale» de la famille agricole typique n’a jamais semblé aussi menacée.

Benoît Cornut

Tout est parti d’un arrêt fédéral tombé en décembre 2011. Le texte annonce qu’en cas de vente ou de transfert, les terrains et bâtiments situés en dehors des zones agricoles ne sont plus soumis à l’impôt sur les gains immobiliers mais à celui sur le revenu, beaucoup plus élevé. Une décision de justice qui multiplie par sept le poids de la fiscalité immobilière et a mis plusieurs centaines d’agriculteurs vaudois sur la paille.

Quand on demande au fiscaliste agricole Pierre-André Curchod quel regard il porte sur la nouvelle législation sur l’imposition des gains immobiliers, il n’y va pas de main morte.«Ce n’est ni plus ni moins que de la spoliation immobilière! Dans un pays de droit comme le nôtre, j’ai vraiment le sentiment que les agriculteurs vivent une énorme injustice à travers cet impôt confiscatoire. On donne des règles du jeu, les gens agissent en fonction de ces règles, et on les change avec effet rétroactif.»

Agriculteur à la retraite, Jean-Luc (prénom d’emprunt) vit comme beaucoup de ses confrères vaudois un cauchemar fiscal. Alors qu’il a cédé le domaine familial à son fils dans les règles de l’art, il se retrouve taxé pour plus de 100 000 francs. Dans sa ferme à Pompaples, Jean-Luc raconte comment il a pu en arriver là.

AUDIO: Jean-Luc explique, révolté, la taxation qui le touche.

«Cette situation illustre bien la situation des agriculteurs, estime Pierre-André Curchod. Ils ont perdu en importance ces dernières années et sont soumis à de nombreux vents contraires. Cette législation n’aurait probablement pas pu être mise en vigueur il y a deux ou trois décennies.»

La colère gronde en campagne

«D’un côté, on nous demande de respecter des normes toujours plus sévères concernant la protection de l’environnement et des animaux, et de l’autre on doit s’aligner sur les prix internationaux… Schneider-Ammann et la clique de l’Office Fédéral de l’Agriculture (OFAG) feraient mieux de sortir de leurs bureaux de temps en temps.» Yannick Pittet, paysan du Pied du Jura vaudois, se veut très critique vis-à-vis de la politique fédérale menée ces dernières années. Il est loin d’être minoritaire. De la dizaine d’agriculteurs rencontrés, tous, jeunes comme plus anciens, ont manifesté des signes d’agacement plus ou moins forts à l’encontre de l’OFAG.

La politique et la communication du ministre de l’agriculture Johan Schneider Ammann semblent en effet avoir eu raison de sa popularité chez les paysans. Retour un an en arrière. L’initiative populaire «pour la sécurité alimentaire» est plébiscitée par 78,7% de la population, et le Conseil fédéral publie quelques semaines plus tard sa stratégie agricole pour les années à venir («PA 2022»).

Le rapport soutient clairement l’ouverture du marché et le démantèlement de la protection douanière. Il fait l’effet d’une bombe dans un milieu paysan qui s’attendait à d’autres nouvelles après le «bon score» obtenu lors de la votation de septembre. «On s’est battu pour faire passer cette initiative, les Suisses disent oui à presque 80% et au final, le Conseil fédéral nous met un coup de couteau dans le dos», image un fermier outré par la stratégie agricole PA 2022.

Paysannerie en transition

Car dans le même temps, les fondations du monde agricole tel qu’il a pu exister vacillent. Plus de vingt ans après l’intégration de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la paysannerie suisse est en pleine transition. Alors que le modèle familial était la norme, il se raréfie chaque année un peu plus. Il faut ici comprendre que le schéma décrit correspond à une exploitation de taille modérée, qui se distingue des autres notamment par le fait qu’elle englobe toutes les activités agricoles reposant sur la famille.

Aujourd’hui, la tendance est à la concentration des fermes et à la diminution – importante – du nombre de paysans. En d’autres termes, les petites exploitations sont de moins en moins nombreuses, tandis que la Suisse n’a jamais compté autant de fermes de plus de 50 hectares. De plus le nombre de personnes employées au sein du monde agricole est en chute libre. Encore 225 149 en 1996, elles ne sont plus que 153 864 en 2017. L’agriculture «en famille» semble mourir à petit-feu.

Et pour cause. Les exploitations agricoles se doivent d’être toujours plus concurrentielles, au point que la pression exercée par les grandes surfaces de distribution sur les prix contraint bien souvent les plus petits à mettre la clé sous la porte. C’est particulièrement le cas dans le secteur laitier.

En mars 2018, le syndicat paysan Uniterre avait déposé une pétition à Berne pour obtenir une meilleure rémunération des agriculteurs dans le cadre de la production laitière. «Pour couvrir les frais de production des paysans, il faudrait que le prix du lait soit de 80 à 85 centimes en plaine et de 1,20 à 1,30 franc en montagne», avait alors estimé le président du syndicat. Malgré cette réclamation et la sécheresse rencontrée cet été, l’Interprofession du Lait (IP Lait) s’est refusée à une hausse du prix du lait, maintenant le cours à 68 centimes le kilo. Au grand dam des agriculteurs.

«On est comme pris dans l'étau de la grande distribution et des consommateurs qui ne veulent pas toucher davantage à leur porte-monnaie» Martin Baudin

Martin Baudin fait partie des déçus. Le jeune paysan de 23 ans, qui travaille en collaboration avec son père à Mollens (VD), est spécialisé dans la production laitière. «On est comme pris dans l’étau de la grande distribution et des consommateurs qui ne veulent pas toucher davantage à leur porte-monnaie», observe l’agriculteur.

La situation critique pousse de plus en plus de producteurs à abandonner le secteur. D’autres s’agrandissent ou s’associent. C’est le cas des Baudin. «Nos vaches vivaient dans de vieux bâtiments et il était devenu indispensable de les remettre aux normes, raconte Martin Baudin. L’investissement était beaucoup trop important.» Avec son père, ils se sont alors mis en collaboration avec un agriculteur à Ballens. Si les deux familles ont mis en commun leurs vaches, le nouvel associé met les infrastructures à disposition tandis que les Baudin assurent un suivi permanent des bêtes.

Le partenariat leur a permis de continuer dans leur branche. «On avait deux alternatives: diminuer et trouver une autre source de revenus, ou alors se reconvertir, explique Martin Baudin. Mais l’élevage laitier, c’est ma passion et je n’aurai aucune envie de faire autre chose. Aujourd’hui, nous réussissons à en vivre grâce à cette démarche.»

«Réinventer le métier de leurs parents»

Trouver de nouvelles solutions, c’est le défi permanent que doit relever l’agriculteur du XXIe siècle. Christian Pidoux, directeur de l’école d’agriculture vaudoise, le préconise. Lors de la dernière cérémonie de promotions, celui-ci a eu un discours pour le moins surprenant à l’adresse des diplômés d’Agrilogie de Marcelin et Grange-Verney (les deux centres de compétences cantonaux). «J’ai commencé en disant: «Ne faites pas comme vos parents, c’est le plus sûr moyen de vous tromper !», raconte en souriant le responsable de l’Agrilogie.

La raison ? La nouvelle génération s’achemine vers une agriculture fondamentalement différente de ce qui existait auparavant. «Le type de production et la gestion d’une exploitation étaient définis par un cadre extrêmement précis, explique Christian Pidoux. Si un paysan était bon en agronomie et qu’il faisait ce qu’on lui disait de faire, il s’en sortait et réalisait des résultats positifs à la fin de l’année. Aujourd’hui, les jeunes qui se lancent dans l’agriculture n’ont aucune solution, si ce n’est d’en trouver une par eux-mêmes. Mais je suis confiant, car ils sont très conscients des nouvelles exigences de leur profession et de la nécessité de réinventer le métier de leurs parents.»

En se rendant dans l’exploitation de Julien Bugnon à Cottens (VD) et en se perdant entre les guirlandes et les sapins en pots, on serait tenté de se croire dans un marché de Noël, mais il s’agit bien du hangar d’un agriculteur. Son propriétaire, paysan de 29 ans a comme beaucoup de ses confrères pris la décision de diversifier ses activités. Une inspiration qu’il a puisée à l’étranger, lui qui a travaillé dans différents pays avant de reprendre en 2009 le domaine familial.

«C’est au Canada que j’ai découvert le concept de locations de sapin, raconte Julien Bugnon. Je l’ai transposé ici et ça a très vite fonctionné, beaucoup mieux que ce à quoi je m’attendais. Pour moi, l’hiver est devenu la période la plus chargée de l’année.» Voilà maintenant sept fêtes de Noël qu’EcoSapin vient décorer quelque 4000 foyers suisses en leur proposant de livrer un sapin qui sera replanté en janvier dans son sol d’origine. Son entreprise emploie une trentaine de personnes sur trois mois et compte aujourd’hui neuf succursales en Suisse, et même deux franchises à Marseille et à Paris depuis cette année.

Et l’entrepreneur ne s’est pas arrêté là. «Dans le cadre de ma maîtrise, j’ai réalisé un projet sur la culture de noix, qui n’existait quasiment pas en Suisse. En visitant des exploitations en France, je me suis rendu compte qu’un bon nombre d’entre elles produisaient également des noisettes. C’est comme ça que je me suis lancé.»

Si je cultivais en attendant que les subventions tombent, je devrais travailler à gauche et à droite pour m’en sortir. Et les jours sont comptés pour ceux qui fonctionnent ainsi.» Julien Bugnon

S’il est encore trop tôt pour en récolter les fruits des sept hectares de noyers et noisetiers plantés, d’autres de ses cultures originales rencontrent du succès. «Je produis de la moutarde en partenariat avec le Moulin de Sévery et quelques industriels qui m’en rachètent. C’est un joli projet de relancer une filière de l’agriculture qui n’existait plus beaucoup en Suisse.»

Ces intentions innovantes et stimulantes sont désormais indispensables pour les agriculteurs. «J’ai la chance d’avoir repris un domaine sain et de 60 hectares, ce qui est relativement grand, observe Julien Bugnon. J’arrive à gagner un salaire correct. Si je cultivais de manière plus traditionnelle, en attendant que les subventions tombent, je devrais travailler l’hiver à gauche et à droite pour m’en sortir. Et au vu des perspectives d’avenir, les jours sont malheureusement comptés pour ceux qui fonctionnent ainsi.»

La vente directe, providence des paysans?

 

Chantal et Arnaud Duruz n’ont pas à se sentir concernés par l’avertissement de Julien Bugnon. La fratrie travaille avec Pierre, leur père qui dirige l’exploitation familiale à Monnaz (VD). Amenés à s’associer dans les prochaines années, ils ont pris un nouveau tournant ces dernières années. La famille s’est ainsi tournée vers la vente directe avec l‘arrivée au domaine de Chantal, en 2011. «Aujourd’hui, soit tu grandis et tu crées un système de culture à plus bas coût pour être rentable, soit tu vas dans un marché de niche et tu peux alors valoriser davantage tes produits, juge son frère Arnaud, 24 ans. Nous, nous avons décidé de faire un peu les deux.»

Car en plus de vendre notamment de la viande, du pain frais et des pizzas artisanales à leur ferme, les Duruz se sont redirigés vers la viticulture en faisant l’acquisition de dix hectares de vignes en 2015. D’autres parcelles, jusqu’ici destinées à la culture céréalière, ont également été réaffectées. «De cette manière, nous avons pu amortir nos machines tout en gardant une haute qualité dans nos produits, se satisfait le jeune agriculteur.»

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Chantal et Arnaud Duruz ont fait l'acquisition de dix hectares de vigne supplémentaires en 2016. Un moyen de rentabiliser leurs machines.

La vente directe, le marché à la ferme ou encore l’agritourisme sont autant d’initiatives qui s’inscrivent dans la tendance actuelle. Le «manger local» semble être à la mode, et comme dans tout créneau certaines entreprises lancent des idées nouvelles. C’est le cas de La Ruche qui dit oui, une société qui depuis deux ans a franchi les frontières helvétiques.

Créée fin 2011 en France, cette dernière est désormais présente dans neuf pays d’Europe et compte plus de 1500 ruches. Son invention? Une plateforme internet qui permet de commander en ligne des aliments proposés par des agriculteurs locaux. Ceux-ci peuvent de leur côté fixer leur prix et gérer leur stock. Une fois par semaine, tout le monde se réunit pour la distribution. Chaque ruche prélève 10% des ventes des producteurs pour les redistribuer au responsable de la ruche, et 10% supplémentaires vont à la maison-mère.

VIDEO: Sylvain Chevalley, agriculteur à Puidoux, explique les avantages qu’offre la Ruche.

https://www.youtube.com/watch?v=ro8qNgLbyR0?rel=0&showinfo=0

«C’est un bon système, affirme un producteur de miel présent dans la ruche de Saint-Prex. On peut faire la promotion de nos produits et on est en lien direct avec les clients une fois sur place.» Et que penser des 20% prélevés sur le chiffre d’affaires de chaque vendeur? «Le marketing et la vente sont des activités qui prennent du temps, et je ne l’ai pas, raconte un paysan spécialisé dans la viande. C’est normal que La Ruche nous demande quelque chose en contrepartie. Je trouve ça correct, et c’est toujours mieux que de donner 40% à la grande distribution.»

Les consommateurs présents sont unanimes, le concept est bon. «Ça nous simplifie la vie, car on peut trouver tout type de produits locaux dans un seul et même endroit. Les horaires sont pratiques (ndlr: entre 17h et 19h) et c’est moins contraignant que de se rendre au marché. Surtout, ça fait partie des démarches qui font prendre conscience que l’on peut se nourrir avec des produits de chez nous, pour autant que l’on soit prêts à mettre un peu plus d’argent.»

La population comme allié

Réussir à convaincre le consommateur lambda de lui acheter directement son alimentation, c’est bien là l’enjeu central pour les agriculteurs. Comme le souligne Julien Bugnon, «Notre meilleur allié, c’est la population. Elle est attachée à ce qu’elle a dans son assiette et à la proximité avec les producteurs. Il faut que l’on arrive à marcher main dans la main.»

Et si les deux initiatives des Verts et d’Uniterre ont été rejetées à 61,3% et 68,4% le 23 septembre 2018, les scores positifs obtenus dans les cantons romands ont de quoi susciter des motifs d’espoir chez des familles d’agriculteurs qui se demandent parfois si elles ne sont plus qu’un vestige du passé. «Cela confirme que les Romands entretiennent un rapport fort au manger local. Tant que ce sera le cas, alors nous aurons vocation à exister», conclut Yannick Pittet.

© Photos / vidéos / sons : Sébastien Bovy et Benoît Cornut

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