Le mouvement écologiste international Extinction Rebellion (XR) se répand en Suisse depuis une année. Son ancrage lausannois, particulièrement marqué, a transformé la ville olympique en terrain de jeu pour ses militants.
Lausanne, « chef-lieu vaudois », « ville olympique » et pourquoi pas « capitale suisse d’Extinction Rebellion (XR) »? L’absence d’une liste des membres empêche l’obtention du nombre exact de militants pour confirmer l’hypothèse, mais une comparaison des différentes pages Facebook du mouvement démontre une concentration dans la partie romande. Répartie entre villes, cantons et régions, l’activité digitale prouve qu’ils sont 5’531 abonnés sur la page XR Lausanne. Il s’agit de la plus grande communauté de Suisse, devant Genève, qui compte 2’270 abonnés, et Zurich, qui en dénombre 1’981 pour ne citer que les plus grandes agglomérations helvétiques. Hasard numérique ou reflet véridique? Voici les raisons qui laissent supposer que la région lausannoise abrite la branche XR la plus influente de Suisse.
Infographie: Extinction Rebellion séduit davantage les Romands
Depuis l’arrivée de la pandémie de Covid-19, l’interdiction de se réunir a diminué la force de frappe du mouvement écologiste: un temps mort converti en partages d’opinions sur le web. Sur les réseaux sociaux, la paralysie économique a relancé le débat climatique avec la création du slogan « pas de retour à l’anormal ». Après huit semaines de confinement, les militants sont revenus en petit nombre sur le terrain avec une diffusion de leur activité à travers la page Facebook XR Lausanne. Le weekend du 9 mai par exemple, 800 affiches ont été collées à Lausanne, Vevey, Renens et Echallens. La branche genevoise imite l’opération le 11 mai avec 400 affiches.
Un jour plus tard, les militants lausannois d’XR ont même fait le déplacement jusqu’à Yverdon-les-Bains pour assister au redémarrage politique du Grand Conseil vaudois. Les députés, exceptionnellement délocalisés, ont siégé dans la salle yverdonnoise de La Marive, elle-même entourée par des activistes. Les confrontations pacifiques avec les politiciens ont été diffusées lors d’un Facebook live, tout comme les images des 250 paires de chaussures vides pour symboliser les morts du Covid-19 et les futures victimes du dérèglement climatique. Visibilité de l’action? 19 « partages », 74 commentaires, 115 « likes » et 2’900 « vues » au moment de revisionner la vidéo le 14 mai 2020.
Une stratégie offensive
La méthode XR laisse peu de place à l’improvisation. La désobéissance civile non-violente, prônée par ses membres, ça s’apprend et de manière cadrée. « Notre cauchemar serait de voir apparaître des individus ou des comportements violents. Et je ne parle pas que des actes physiques. Casser du matériel par exemple, on ne veut pas de ça chez nous », explique Max, membre de la première heure. Avant l’arrivée de la pandémie, des séances de bienvenue accueillaient les débutants chaque mercredi dans un lieu lausannois prédéfini comme le restaurant Le Milan. En une heure, une dizaine de participants découvraient les principes et valeurs de l’organisation autour d’un verre. Cette première prise de contact, qui exige une inscription préalable des néophytes, permet essentiellement de se présenter et d’échanger sur les motivations de chacun.
« N’importe qui peut devenir XR » souligne Max avant d’ajouter que « ces séances d’accueil attirent également beaucoup de curieux, que nous ne revoyons plus ». À l’issue de cette première rencontre, les adresses email sont récoltées pour garder contact et envoyer de la documentation. Pour devenir un véritable « XR », le nouveau membre s’engage à suivre une conférence et un cours de cinq heures, intitulé « Formation à la désobéissance civile non-violente », à l’issue duquel des groupes d’affinité sont constitués.
Vidéo: « Cette action est-elle violente ou pas? »
Rodan, formateur XR à la désobéissance civile non-violente
Au-delà des formations et informations délivrées aux novices, chaque action réserve son lot de surprises scénographiques. Lors des protestations lausannoises de 2019, les occupations des ponts et des rues s’effectuaient en chantant, en pique-niquant ou encore en jouant aux cartes jusqu’à ce que la police intervienne pour libérer la circulation.
En février 2020, les activistes ont appliqué une nouvelle stratégie en ciblant les acteurs privés de l’économie. Après plusieurs semaines de préparation, le 17 février, ils ont pénétré les locaux de cinq sociétés, implantées sur l’arc lémanique et spécialisées dans le commerce des matières premières. Les équipes sont parties depuis Lausanne, à pieds ou en faux car touristique, pour exécuter leur mission d’infiltration entre Genève et Vevey. Chants, costumes et performances de rue se sont déroulés sous les yeux des policiers pendant que d’autres petits groupes ont occupé les bureaux des sociétés.
Audio: « Ça risque d’être stressant pour eux de nous voir débarquer »
Une anonyme, gardienne de la paix XR
Une maîtrise des règles du jeu
Le collectif rassemble tous les âges et toutes les professions. La grande majorité devient militante pour la première fois et ils sont nombreux à accepter une éventuelle arrestation de la police lausannoise lors des actions. Cette ferveur s’explique, certes, par l’engagement pour la cause climatique, mais peut-être aussi par la présence de personnalités notables, qui surveillent le bon déroulement des activités. Maître Christian Bettex, ancien bâtonnier vaudois, a participé aux manifestations de 2019 comme « observateur légal », un statut externe au mouvement.
Audio: « Nous sommes comme les casques bleus »
Christian Bettex, avocat
En plus des observateurs légaux et des débriefings, qui servent essentiellement à adopter le bon comportement face aux forces de l’ordre, il existe une « cellule juridique ». Cette dernière rassemble des militants et plusieurs avocats romands, dont les identités restent anonymes. Conquis par la cause, ils n’ont pas de statut XR mais renseignent gratuitement des membres comme Stéphane (nom d’emprunt) sur les risques encourus et les motifs à plaider en cas de friction avec la justice.
L’organisation me plaît beaucoup, ce n’est pas une bande d’excités. On avance tranquillement avec une équipe, où la moitié des participants ont les cheveux blancs Stéphane, membre XR de la cellule juridique
Pourquoi le collectif concentre-t-il autant d’efforts pour cerner les rouages du Droit suisse? Stéphane affirme que le mouvement vise la Cour européenne des droits de l’homme pour faire reconnaître leur statut de lanceurs d’alerte en matière d’extinction de l’humanité. « L’organisation me plaît beaucoup, ce n’est pas une bande d’excités. On avance tranquillement avec une équipe, où la moitié des participants ont les cheveux blancs », explique Stéphane. « Le groupe juridique intervient une fois que les gens ont reçu leur condamnation pour les accompagner dans leur opposition. En général, nous faisons toujours opposition pour pouvoir partir en procès. » Le prochain, programmé pour cet été, implique déjà 127 prévenus.
Chaque procès permet aux activistes non seulement de se rapprocher du Palais des droits de l’homme de Strasbourg mais également de médiatiser leur lutte. Le tribunal de Renens a attiré l’attention des médias du monde entier, en janvier 2020, comme en témoigne la chaîne de télévision américaine ABC News.
Sur le banc des accusés, douze militants de Lausanne Action Climat (LAC) ont comparu devant le juge vaudois Philippe Colelough pour avoir joué une partie de tennis, à l’intérieur d’une succursale lausannoise de la banque Credit Suisse. Les faits datent de novembre 2018, six mois avant l’apparition du mouvement XR Lausanne. LAC est en réalité l’ancêtre commun des grévistes du climat et de XR sur le territoire vaudois. Les deux mouvements écologistes ont manifesté un fort soutien durant le procès, qui a duré une semaine. Le verdict a surpris tout le monde: l’urgence climatique a éclipsé les infractions des désobéissants.
Des supporters bruyants
Après la fausse partie de tennis, les militants lausannois ont inventé un nouveau moyen d’irriter les banquiers, en avril 2020, avec la création du site internet DisCreditSuisse.ch. Ce dernier énumère tous les investissements de la banque Credit Suisse dans les énergies fossiles. L’établissement financier a exigé la fermeture de la plateforme mais les activistes multiplient les versions du site. Derrière chaque nouveau domaine se cache un acheteur, dont plusieurs personnalités vaudoises. Parmi elles, les humoristes Blaise Bersinger et Thomas Wiesel ou encore le scientifique Jacques Dubochet, Prix Nobel de chimie en 2017.
Ce n’est pas la première fois que des célébrités ou des intellectuels locaux soutiennent les agissements des activistes. Dans les colonnes du journal Le Temps en octobre 2019, une lettre ouverte du monde académique suisse a été publiée. Parmi les signataires figure Dominique Bourg, philosophe et professeur retraité de l’Université de Lausanne (Unil).
Le savant soutient XR parce qu’il estime que « nous nous trouvons dans un moment sans précédent dans l’histoire, un moment où nos habitudes mentales sont totalement décalées par rapport à la réalité. Il faut comprendre que notre civilisation est destructrice du vivant. Il faut la remettre en cause, même si c’est extrêmement difficile ».
Cette alliance entre académiciens et activistes ne présage rien de bon pour le climato-critique Suren Erkman. Le professeur d’écologie industrielle de l’Unil défend une approche strictement scientifique. « Le problème vient de l’industrialisation, il faut donc s’attaquer à elle » déplore-t-il. « XR est un symptôme de la mondialisation, un produit culturel standardisé » affirme-t-il en craignant que « le manque d’information, couplé à l’urgence et l’émotion, nous poussent à prendre de mauvaises décisions ».
Une envie de renverser le système
Comment évaluer l’impact d’XR sur les politiques environnementales de la démocratie suisse? Du côté des élus, la prise de position face au mouvement demeure timide même pour les Verts. Adèle Thorens Goumaz, conseillère nationale et ancienne militante du World Wildlife Fund (WWF), pense que les actions d’XR véhiculent « un bon message de sensibilisation » mais leur méthode pose problème.
Le politologue Hervé Rayner, spécialiste des actions collectives, voit dans la méthode XR une complémentarité aux outils démocratiques traditionnels. Selon lui, les importants changements sociétaux nécessitent une « cassure » avec le système en place.
Vidéo: « Les citoyens suisses sont peu habitués à des actions déstabilisatrices »
Hervé Rayner, politologue de l’Unil
Aussi soutenues que critiquées, les opérations militantes bousculent l’opinion publique. Les actes de désobéissance civile ont été beaucoup médiatisés depuis 2019, mais ils ne renferment pas de véritable innovation. Que ce soit Martin Luther King, Gandhi ou encore les suffragettes, tous ont désobéi à travers l’histoire.
La particularité d’XR repose sur la maîtrise des instruments numériques. Présents sur tous les réseaux sociaux, les militants commentent activement et savent créer le buzz. Quant à XR Lausanne, la branche apparaît comme la parfaite ambassadrice suisse du mouvement. Les membres sont nombreux, la méthode minutieusement appliquée et l’entourage influent.
Un dernier exemple montre encore l’émergence mondiale de médecins militants XR. Sur Facebook, il existe trois comptes dédiés à l’engagement écologiste du personnel soignant. Le premier concerne le Royaume-Uni, un deuxième est actif aux Caraïbes et le troisième se nomme Doctors for Extinction Rebellion Switzerland. Parmi les nouveaux adhérents, la majorité vient de la région lausannoise.
Texte et multimédia: Jacqueline Pirszel
Crédits photo: Keystone ATS, Lausanne Action Climat et Jacqueline Pirszel