Régulées comme des associations, les fédérations sportives internationales n’ont aucune obligation de transparence. Ce cadre légal laxiste ouvre la porte à de la gestion déloyale et des scandales en tout genre. De quoi, à force, détériorer l’image de la capitale olympique? Enquête.
Lausanne, capitale olympique. Il suffit de déambuler dans les rues de la cité vaudoise pour sentir les effusions sportives, voir cette étiquette se matérialiser. L’expérience débute sur les hauts de la ville, dans un quartier résidentiel paisible. Au Chemin de Bellevue se dresse une somptueuse bâtisse, avec vue dégagée sur le lac Léman et les Alpes enneigées. Elle abrite le siège de la Fédération internationale de natation (FINA, ou World Aquatics).
La visite se poursuit au centre-ville, à proximité de la gare. En face de la Tour Edipresse, un building majestueux. La porte d’entrée franchie, un hall gigantesque, un sol reluisant et une sensation de luxe envahissent les visiteurs de la Fédération internationale de gymnastique (FIG).
Cette impression se retrouve un petit kilomètre plus au sud, au Chemin Edouard-Sandoz. Voisin du Musée olympique, le « Château Les Tourelles » – ça ne s’invente pas – et ses jardins à perte de vue, situés en contre-haut des quais d’Ouchy, offrent un cadre plus qu’idyllique aux employés de la Fédération internationale de volleyball (FIVB).
Infographie: la carte des 39 Fédérations internationales sportives basées à Lausanne
Ceux de la Fédération de boxe (IBA) ou du Comité international olympique (CIO), dont les éclatants sièges se trouvent à quelques centaines de mètres l’un de l’autre du côté de Vidy, à quelques encablures des rives, ne sont pas à plaindre non plus.
Ce constat s’applique d’ailleurs à la majorité des 31 fédérations et 19 organisations sportives internationales basées à Lausanne. Nombreuses sont les instances dont les bâtiments ressemblent davantage à des « palaces » qu’à des bureaux.
Vidéo: plusieurs sièges d’instances basées à Lausanne sont majestueux
Cette mise en lumière, via l’architecture, offre un côté ironique. Car, depuis plus de deux décennies, un nombre considérable de ces associations sont gangrenées et accumulent les casseroles. Des exemples? Le CIO a été épinglé en raison d’un scandale de corruption lors de l’attribution des Jeux olympiques d’hiver de 2002. À l’époque, dix membres avaient bénéficié de pots-de-vin chiffrés à plus d’un million de dollars pour voter en faveur de Salt Lake City. Le processus d’octroi de l’organisation des derniers Jeux olympiques d’été à Tokyo a également été entaché d’irrégularités.
Plusieurs autres organisations, de tailles variables, ont récemment été touchées par des scandales de malversation et de mauvaise gouvernance. Certains dirigeants des Fédérations internationales de natation (FINA), de volleyball (FIVB), d’escrime (FIE), d’haltérophilie (IWF) ou encore de boxe (IBA), pour ne citer que quelques cas, ont eu affaire à la justice à cause d’agissements sulfureux.
Bien que la présomption d’innocence soit évidemment de mise dans la plupart des cas cités, le nombre élevé d’affaires douteuses est saisissant. La présence massive de fonctionnaires russes – souvent des oligarques proches du pouvoir – dans les hautes sphères de ces instances est également questionnable, davantage encore depuis l’invasion de l’Ukraine voilà une année.
La Fédération internationale de boxe bannie
C’est pleinement le cas de la dernière fédération citée. L’IBA, bannie du monde olympique par le CIO en juin dernier, a été discréditée en raison notamment d’une mauvaise gouvernance, de corruption, de dopage, de problèmes d’arbitrage ou encore d’une dette abyssale.
La disgrâce de l’IBA coïncide avec l’émergence d’un nouvel acteur, la toute jeune fédération internationale World Boxing, propulsée en coulisses par plusieurs fédérations occidentales et déjà rejointe par la Suisse. Son secrétaire général ad intérim, Simon Toulson, s’essaie à une explication concernant la chute de l’instance mondiale du noble art.
Vidéo: secrétaire général ad intérim de World Boxing, Simon Toulson milite pour une justice « plus stricte »
L’exposition du dirigeant de World Boxing met en lumière un élément fondamental: l’attractivité du cadre légal suisse pour les fédérations sportives internationales. « Ce dernier est très léger puisque la plupart des fédérations sportives internationales sont des associations de droit suisse, explique Jean-Loup Chappelet, professeur à l’IDHEAP et ancien cadre du CIO. Le Code civil recense ainsi une vingtaine d’articles – datant de 1911 – peu contraignants et avec peu d’obligations. Le CIO, mais aussi la FIFA et l’UEFA, qui sont de véritables holdings, se sont glissés dans ce statut d’association qui n’était pas du tout fait pour elles, mais pour de petites sociétés. »
Cette défaillance dans le système offre une énorme liberté et une grande marge de manœuvre aux fédérations puisque ces dernières, qui poursuivent leurs activités avec sérénité malgré les scandales, n’ont aucune obligation de tenir une comptabilité, ni de dévoiler publiquement leurs comptes. Un paradoxe au regard des gigantesques sommes d’argent brassées par la plupart des instances.
Il semble que la loi suisse et la situation à Lausanne constituent une entrave à la transparence et à la responsabilité dont le mouvement olympique a tant besoin. Jules Boykoff, professeur de sciences politiques à la Pacific University
Ce n’est donc pas un hasard si Lausanne, qui offre par ailleurs des conditions de séjour avantageuses à ces organisations, en accueille autant. « Avoir son siège en Suisse présente d’énormes avantages en termes de confidentialité des informations, reconnaît Jules Boykoff, professeur de sciences politiques à la Pacific University (Etats-Unis) et ancien footballeur professionnel. Mais pour que le mouvement olympique soit une force plus positive dans la société, il doit être plus transparent et rendre davantage de comptes. L’une des grandes controverses dans le cercle olympique est le manque d’une source extérieure indépendante prête à examiner les dossiers du CIO et des autres fédérations. En ce sens, il semble que la loi suisse et la situation à Lausanne constituent une entrave à la transparence et à la responsabilité dont le mouvement olympique a tant besoin. »
Car cette opacité engendre de nombreux cas de gestion déloyale au sein des instances, comme le prouvent les nombreux exemples cités ci-dessus. Professeur de droit pénal à l’Université de Bâle et éminent expert de la lutte contre la corruption, Mark Pieth illustre les dysfonctionnements du système avec un cas de figure bien précis.
« Je me suis intéressé aux fédérations qui se trouvent à Lausanne, dit-il. J’ai découvert que le président de la Fédération internationale d’haltérophilie avait reçu des versements du CIO directement sur son compte personnel. On parle d’une vingtaine de millions. Ce n’est peut-être pas de la corruption, mais c’est en tout cas une action illicite. J’ai donc constaté que ces fédérations s’autorégulaient assez peu. J’ai beaucoup travaillé sur la FIFA, mais j’ai réalisé que de nombreuses petites structures étaient au moins aussi problématiques. »
La corruption privée désormais punie
Pour lutter contre ce fléau, le conseiller aux États genevois Carlo Sommaruga avait déposé en 2010 déjà une initiative parlementaire qui exigeait que les cas de corruption privée – dont relève ceux au sein des fédérations sportives internationales – soient poursuivis d’office, à l’instar de la norme en vigueur dans le domaine public. Le politicien socialiste a été entendu et une modification du Code pénal suisse, sur la base des recommandations du groupe d’États contre la corruption (Greco), a été adoptée en 2016. Une réelle avancée?
« Le grand problème se situe maintenant au niveau de la mise en pratique par les différentes fédérations, tempère Carlo Sommaruga. Chez certaines, des règles internes sont adoptées et respectées. Chez d’autres, des règles sont encore insuffisantes, ou alors leur mise en œuvre n’est pas totale. Il faudrait qu’une exigence légale soit mise en place sur la nécessité que ces fédérations, qui ont leur siège en Suisse et à Lausanne et qui sont des organisations privées, aient un dispositif interne et clair de lutte contre la corruption. Histoire d’avoir un cadre légal renforcé. »
En intégrant il y a quelques années les responsables des fédérations sportives internationales dans la catégorie des personnes politiquement exposées (PEP), un statut qui implique notamment des obligations de diligence accrues de la part des banques, le parlement suisse a effectué un pas dans ce sens. Selon Jean-Loup Chappelet, cette démarche a d’ailleurs généré « une nette amélioration » au niveau de la gouvernance. « En 2016, année de la création de la Gouvernance Task Force (GTF), beaucoup de fédérations ne publiaient pas leurs comptes financiers, dévoile celui qui travaille à l’Université de Lausanne. Il n’y avait pas de rapport annuel non plus. Maintenant, toutes les organisations le font. C’est un progrès, même si ce n’est pas encore parfait. »
Infographie: des milliards dans les caisses de la Ville de Lausanne
Les chiffres dévoilés par les fédérations sportives internationales, répertoriés dans l’étude menée par l’Académie internationale des sciences et techniques du sport (AISTS), ont permis de voir que ces dernières génèrent toujours plus de profit. Pour la période 2014-2019, leur impact économique pour le district de Lausanne s’est monté à 550 millions de francs. Via l’imposition individuelle – un total de 57 millions de francs pour les quelque 2000 employés, soit près de 30’000 francs par « tête » – ou encore à travers le tourisme d’affaires et le domaine de la construction.
Ces grosses rentrées d’argent dans la bourse lausannoise sont-elles suffisantes pour compenser un éventuel dégât d’image à force d’associer les divers scandales dans lesquels sont embourbés les instances et la capitale vaudoise?
Genève a-t-elle pâti du dernier sommet Biden-Poutine qui s'est tenu sur ses terres, quand bien même Poutine occupait déjà la Crimée? Philippe Leuba, ex-conseiller d'Etat vaudois, désormais mandaté par le CIO
« Si on prend un peu de hauteur, on constate que Genève, qui accueille l’Organisation internationale du travail (OIT) dont sont membres des pays critiqués pour leur code du travail, ne voit manifestement guère son image détériorée par la présence de l’OIT, lance Philippe Leuba, ex-conseiller d’Etat vaudois, désormais mandaté par le CIO. Genève a-t-elle pâti du dernier sommet Biden-Poutine qui s’est tenu sur ses terres et qui fut salué par la presse internationale, quand bien même Poutine occupait déjà la Crimée? Cela résulte du fait que les observateurs honnêtes intellectuellement font la différence entre le comportement de telle ou telle personne ou de tel ou tel pays et le lieu où elle ou il siège. »
Dans le même ordre d’idée, Grégoire Junod, le syndic de la Ville de Lausanne, refuse d’endosser la responsabilité des affaires dans lesquelles trempent bon nombre d’organisations basées dans « sa » commune. « On n’est pas gestionnaire des sociétés qui sont présentes en Ville de Lausanne », rappelle-t-il. Son chef de communication, Yann Rod, détaille cette affirmation.
Vidéo: « Ça dépasse la sphère de compétences de la Ville », justifie Yann Rod, chef de communication des autorités lausannoises
La Municipalité, qui se dit incompétente devant les divers scandales qui gangrènent plusieurs fédérations sportives internationales basées sur son sol, préfère mettre en avant le côté positif de la présence massive des instances en question.
« Il est bon de rappeler que la présence du CIO, qui constitue un énorme atout, et l’écosystème créé par la présence sur notre site d’une cinquantaine de fédérations sont des aspects qui profitent à la Ville et à sa population », se félicite Grégoire Junod.
Une nouvelle concurrence
Si le syndic souligne également que les instances « ne bénéficient pas de conditions particulières », force est de constater qu’elles ne sont pas bousculées par les autorités locales, qui craignent la concurrence des pays du Golfe ou d’Asie.
Au cours des dernières années, les fédérations internationale de voile (ISAF), de squash (WSF), de ju-jitsu (JJIF) ou encore de judo (IJF) ont quitté la capitale olympique, créant un vrai enjeu politique. Se sachant en position de force, celle de tennis de table (ITTF), par la voix de son secrétaire général Raul Calin, met une certaine pression sur les autorités locales.
Audio: « Il est important que les autorités restent réveillées pour retenir les instances », selon Raul Calin, secrétaire général de la Fédération internationale de tennis de table
Le questionnement de l’ITTF n’est pas à prendre à la légère selon Jules Boykoff. « Si les fédérations venaient à menacer de quitter Lausanne pour déménager à Riyad en Arabie Saoudite, par exemple, cela pourrait être un vrai problème et une véritable perte pour la ville », confirme le professeur américain. Selon notre enquête réalisée auprès des diverses instances basées dans la capitale olympique, la tendance actuelle est toutefois au statu quo.
Une bonne nouvelle? Pas forcément. Car il est aussi « possible que Lausanne puisse subir, à terme, des dommages de réputation si ces scandales continuent d’exister », ajoute Jules Boykoff. Un avis que partage Patrick Clastres, historien du sport à l’Université de Lausanne, qui tire la sonnette d’alarme.
Vidéo: historien du sport à l’Université de Lausanne, Patrick Clastres invite la Ville de Lausanne à « investir les dossiers »
Cet avertissement ne semble toutefois pas perturber outre mesure les autorités lausannoises, bien qu’elles s’accordent à dire que « toute affaire de corruption peut avoir des répercussions sur la ville-hôte en termes d’image ».
Pour l’heure, les divers scandales ayant émané les instances n’ont pas fait perdre à la Ville de Lausanne son rayonnement international. N’a-t-elle pas figuré dans la fameuse liste annuelle des 52 destinations incontournables du New York Times en début d’année 2023?
Par ailleurs, au vu des énormes enjeux économiques et des divers témoignages récoltés, un durcissement des lois ou une politique plus stricte des autorités lausannoises apparaît comme hautement improbable. Jusqu’au scandale de trop?
Texte: Chris Geiger
Photo d’accroche: Keystone