Le nombre de transactions numéraires ne cesse de chuter, année après année, au profit des paiements numériques. Entre facilité pour certains et manque à gagner pour d’autres: quelles conséquences ce changement d’habitude a-t-il sur les clients et les commerçants?
“Je suis désolé.e, je n’ai pas de monnaie.” Qui parmi nous n’a jamais prononcé ces mots lorsqu’une personne faisant la manche lui a demandé de l’argent pour subvenir à ses besoins ? Cette phrase, qui paraissait peu crédible il y a encore quelques années, n’est désormais plus considérée comme un mensonge ou une excuse. Une grande majorité des gens n’a en effet plus de monnaie et de billets sur elle, et cette situation soulève la question suivante : pourquoi en aurait-t-elle, dans un monde où les transactions peuvent désormais se faire en quelques clics sur un téléphone portable ?
En Suisse, c’est principalement l’application TWINT, devenue très populaire durant la pandémie de Covid-19, qui a déferlé sur le marché suisse comme une véritable vague technologique. Dans un communiqué de presse datant du 22 janvier 2024, l’entreprise suisse annonçait fièrement que l’application avait été utilisée 590 millions de fois en 2023, ce qui représente près de deux fois plus que l’année précédente.
Elle est utilisée non seulement pour envoyer de l’argent à ses amis et connaissances, autrement dit, pour "twinter " ses proches, mais elle connaît également un grand succès dans les commerces, où se déroulent pas moins de 72% de ses transactions. Bien que l’utilisation de l’application de paiement TWINT soit exponentielle, il convient de noter que cela ne suffit pas à expliquer à elle seule la baisse significative de l’utilisation du cash. L'épidémie de Covid-19 a très fortement découragé les gens à utiliser de la monnaie et des billets de banque.
Dire adieu aux bancomats
Selon une étude de l’Administration fédérale des finances (AFF), les transactions numéraires ont chuté de moitié entre 2019 et 2022, passant de 52% en 2019 à 32% en 2022. Ce changement radical dans les comportements de consommation se ressent d’ailleurs dans la vie quotidienne. Face à une baisse significative de la fréquentation, plusieurs banques ont pris la décision de fermer un certain nombre de leurs bancomats. C’est le cas notamment de la banque Raiffeisen, qui, après avoir fermé le dernier bancomat d’Isérables en 2022, a annoncé la fermeture de ses bancomats de Courfaivre et de Develier, opération qui a eu lieu le 24 février dernier.
La raréfaction des bancomats
Mais comme l’explique le service média de PostFinance, il n’y a pas de quoi s’inquiéter pour autant : " Le nombre de retraits d'argent dans nos Postomat est en baisse depuis des années. En raison de la forte baisse de la demande, le nombre de Postomat a également été réduit. Mais que nos clients soient rassurés, PostFinance dispose de plus de 800 Postomat installés dans toute la Suisse, ce qui garantit une couverture très élevée sur l’ensemble du territoire. "
Audio: Jean-Pascal Baeschler, porte parole de la BCV " Sur un site où il y a plusieurs bancomats, on peut en enlever un ou deux"
Du côté de la Banque cantonale Vaudoise, la réponse est identique. Elle aussi a retiré plusieurs bancomats en Suisse. Mais la qualité des services n'a pas été altérée, selon Jean-Pascal Baeschler, porte parole de la banque. Si les bancomats ont été retirés, c'est uniquement dans les zones où ils n'étaient plus assez utilisés.
La galère pour les commerçants
Le cash ne semble donc pas près de disparaître en Suisse. Pourtant, il se fait de plus en plus rare dans une utilisation quotidienne. Et bien que plébiscité par une grande partie de la population, l’argent démonétisé ne fait pas que des heureux, en particulier du côté des petits commerçants, qui commencent à ressentir les effets de cette évolution.
C’est le cas de la gérante du magasin " La suite dans les idées ", situé à Lausanne. Dans sa boutique, elle vend une sélection de vêtements, d’objets utiles ou décoratifs, souvent fabriqués par de petites enseignes locales, afin de soutenir l’artisanat local. À la caisse, nous apercevons tout de suite un petit panneau avec l’inscription suivante : " Soutenez les petits commerçants en payant cash ! ". Elle nous explique qu’elle accepte aussi les paiements par carte, ou par TWINT, mais à partir d’un achat d’une valeur de 10 CHF au moins. "Sinon, je perds de l’argent ", ajoute-t-elle. Chez elle, près de 90% des clients choisissent de payer de cette manière, mais ne comprennent pas toujours son panneau : " Une fois, un client m’a même demandé si je voulais être payée en cash pour ne pas devoir tout déclarer. J’étais choquée qu’on m’accuse de cela, car cela va à l’encontre de mes principes. Payer par carte ou par TWINT est gratuit pour eux, mais pour moi, ce n’est pas gratuit du tout. Selon mon fiduciaire, c’est même ce qui me coûte le plus par année. "
Par mois, cela revient à 1250 francs qui partent en fumée. Camille Grange, gérante de la Micheline et de Gigi Cucina & Bar
À Genève, Camille Grange, qui gère deux établissements - un restaurant gastronomique étoilé, et un restaurant italien - partage des expériences similaires. Dans ses restaurants, entre 91% et 93% des transactions se font par carte bancaire, ce qui lui pose également un dilemme. D’un côté, tout comme la gérante de " La suite dans les idées ", elle déplore un manque à gagner très important : " Dans notre restaurant italien, par exemple, c’est environ 0,8% de notre chiffre d’affaires qui part en frais. Par mois, cela revient à 1250 francs qui partent en fumée. C’est comme si 25 personnes venaient manger sans payer, et cela a un impact réel sur notre rentabilité. " Un autre point négatif que relève la restauratrice concerne l’opacité du système de taux de prélèvement par transaction, qui varie dans ses deux établissements entre 0,7% et 1%, rendant difficile une planification financière claire.
Vidéo: Camille Grange "On est pas banquiers donc on ne comprend pas toutes les spécificités"
Cependant, Camille Grange y voit également de nombreux avantages. Selon elle, il y a en effet beaucoup moins de risques de vols de la part des équipes, ainsi que moins de risques de braquages, et un meilleur suivi des paiements, ce qui peut finalement apporter une tranquillité d'esprit non négligeable.
Et les pourboires ?
Selon la restauratrice genevoise, l’arrêt progressif des paiements en cash a eu comme effet positif que ses serveurs et serveuses reçoivent plus de pourboires qu’il y a quelques années : " Comme le terminal de paiement propose aux clients d’ajouter un pourboire, de 5%, 10%, ou plus, ou le montant de leur choix, il est très rare désormais qu’un client parte sans ne rien laisser comme pourboire. " La gérante de restaurants explique qu'elle distribue de manière équitable les pourboires à la fin de chaque mois, aux serveurs, mais aussi aux équipes en cuisine, afin de valoriser le travail collectif.
Au bon vouloir des patrons
Mais tous les restaurateurs ne jouent pas forcément le jeu. Il n’est en effet pas stipulé dans la Convention collective de travail pour l’hôtellerie-restauration (CCNT) que la bonne main doit être obligatoirement versée au personnel. Par conséquent, l’argent dématérialisé tombe directement dans la poche du patron. À lui de décider ensuite s’il redistribue ces pourboires à son personnel ou non, et de quelle manière il le fait, ce qui peut créer des inégalités entre les équipes.
Pour Arnaud Bouverat, secrétaire d’UNIA Vaud, l’abandon progressif des espèces a eu des conséquences désastreuses pour les serveurs, qui complétaient jusqu’alors leur salaire avec les pourboires : " La perte d’argent est massive et elle n’est pas toujours compensée par des améliorations de salaire, laissant de nombreux travailleurs dans une situation financière précaire. "
Les laissés pour compte du numérique
Le passage au cashless affecte également une autre grande partie de la population : nos aînés. Bien qu’ils soient de plus en plus connectés grâce aux nouvelles technologies, ils subissent une véritable fracture numérique, comme l’explique le directeur général de Pro Senectute Genève, Joël Goldstein. " Pour des raisons évidentes liées à leur âge, comme la perte de vue, ou les troubles cognitifs, les personnes âgées ont beaucoup de mal à s’adapter à ces nouveaux modes de paiements qui peuvent sembler déroutants. "
Un passage en caisse permet aux personnes âgées de papoter quelques minutes avec la caissière, de tromper la solitude quelques instants. Joël Goldstein, directeur général de Pro Senectute Genève
En plus des difficultés liées à l’usage d’un téléphone ou d’un ordinateur pour payer sur internet, s’ajoute le manque de contact humain engendré par ces nouvelles technologies : " Les personnes âgées sont peu nombreuses à aller aux caisses automatiques de la Coop ou de la Migros. Parce qu’elles payent en liquide, oui, mais surtout parce qu’un passage en caisse leur permet de papoter quelques minutes avec la caissière, de tromper la solitude quelques instants, ce qui est très précieux pour elles, " ajoute Joël Goldstein.
Mais tout ne se trouve pas dans les supermarchés, et l’achat de certains biens ne peut se faire que par internet, comme nous l’explique Danielle, une femme de 84 ans que nous rencontrons à la pharmacie de l’Ancien palais, à Genève : " Je dois souvent demander de l’aide à ma petite-fille pour acheter des choses en ligne, car c’est très compliqué pour moi. "
Audio: Danielle "Je suis contre le fait qu'une grande partie des achats se fasse en ligne."
Et pour cause, outre les difficultés liées à l’usage d’un ordinateur, Danielle explique avoir une véritable peur des arnaques en ligne, ce qui est tout à fait compréhensible à la lumière des nombreux récits d'escroqueries. Et elle a de quoi se méfier. Selon la police, 52% des plus de 55 ans ont été victimes de tentative de cybercriminalité, et 6,9% ont été réellement lésés dans ces affaires. Les personnes âgées sont en effet le groupe le plus vulnérable face aux arnaques en ligne, ce qui renforce leur réticence à adopter les nouvelles technologies de paiement.
Les personnes âgées ne sont pas les seules victimes collatérales de ce changement d’habitude de paiement. Les personnes précaires, qui survivent entre autres grâce à la mendicité, sont frappées de plein fouet par ce changement de paradigme, se retrouvant souvent dans l'incapacité d'accepter les paiements électroniques.
Le cash pour contrôler ses dépenses
Les 15-34 ans sont la population qui se passe le plus de cash dans leur quotidien. Cependant, tous ne sont pas forcément attirés par le tout numérique. Une vraie tendance se dessine depuis quelques années et inonde les réseaux sociaux : le cash stuffing, qui consiste à retirer une partie de son salaire en cash, et à le placer dans des enveloppes. Une pour les courses, une pour les loisirs, une pour les imprévus, etc.
@les.astuces.de.yaya L’élaboration de mes enveloppes pour le mois 💵 #astuces#vieactive#assurance#maladie#coaching#formation#CantonDeVaud#Suisse#vieadulte#budgetfriendly #mois
Selon Caroline Henchoz, professeure à la Haute école de travail social de Lausanne et spécialiste des questions d’argent, si cette ancienne méthode connaît un renouveau, c’est entre autres car elle permet de reprendre le contrôle de son argent. Elle implique aussi une forme de prudence qui permet d’éviter les risques, que l’on trouve notamment dans les paiements en ligne, souvent sujets à des fraudes ou des erreurs de traitement.
Et cette manière de gérer son budget n’a finalement rien de nouveau. Danielle, qui a 84 ans, la pratique depuis plus de 60 ans, suivant l’exemple de sa mère et de sa grand-mère avant elle... bien loin des tendances des réseaux sociaux d’aujourd’hui.
Texte: Juliette May
Médias: Maureen Miles et Juliette May
Photos: Keystone/ Christian Beutler, Thibault Camus, Gabriele Putzu, Christof Schuerpf, Laurent Gilliéron
Publié le 03.10.2024