Il a toujours fait partie de nos vies et pourtant, aujourd’hui en Suisse, l’argent matériel – pièces et billets – semble être devenu secondaire pour bon nombre d’entre nous. On lui préfère souvent les paiements numériques, par carte bancaire ou application, plus pratiques. Moins utilisé, l’argent liquide est-il devenu superflu au point d’un jour… disparaître ?
Devant le Musée Olympique à Lausanne, il y a des bassins décoratifs. De mémoire de Lausannois, leur fond était autrefois tapissé de pièces de monnaie brillantes, jetées comme porte-bonheur par les visiteurs. Aujourd’hui, ces bassins sont vides.
L’exemple paraît anecdotique, mais il illustre bien la situation. En Suisse, comme dans de nombreux pays, une révolution silencieuse est en marche. Beaucoup de gens se passent désormais de cash dans leurs paiements du quotidien. Et certains n’ont parfois tout simplement plus d’argent sur eux.
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Selon les résultats d’une enquête réalisée par la Banque nationale suisse (BNS) sur l’utilisation des moyens de paiement par les particuliers, en 2017, 70% des transactions des personnes sondées ont été réalisées au moyen d’espèces. Trois ans plus tard, en 2020, ce nombre tombait à 43%. Et en 2022, le recul a continué, même si de manière moins spectaculaire : cette année-là, seules 36% des transactions se sont faites au moyen d’argent liquide.
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Jusqu’à encore tout récemment, le cash se positionnait devant la carte de débit et la carte de crédit comme moyen de paiement le plus utilisé par la population résidente. Mais selon les résultats publiés en août 2024 par l’enquête Swiss Payment Monitor réalisée conjointement par la Haute école des sciences appliquées de Zurich et l’Université de Saint-Gall, il est désormais, et pour la première fois, en troisième position (25,7%), en nombre total de transactions, derrière la carte de débit, en 2e position (26,2%), et les moyens de paiement mobile (téléphones, tablettes, montres connectées), en 1ère position (26,8%).
En seulement sept ans, le comportement des Suisses en matière de paiement s’est transformé. En cause, notamment, la pandémie de Covid-19 qui a fait de l’hygiène un argument phare pour encourager les paiements numériques. Soupçonnés de transmettre le virus, pièces et billets ne sont alors plus les bienvenus dans les commerces, et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande les paiements sans contact. Des consignes qui ont laissé des traces durables.
Il arrive que des clients s’excusent de sortir du cash au moment de payer. Ils craignent qu’on se méfie à cause des maladies Anita, auxiliaire en boulangerie à Monco’Pain, Lausanne
Les moyens de paiement sans contact, par carte de débit ou crédit, sont les grands gagnants de la pandémie. En 2017, selon l’étude la BNS, 11% des paiements par carte de débit sont sans contact. On passe à 62% en 2020 et à 72% en 2022.
Avec une utilisation du cash en baisse constante, des craintes émergent de tous les bords politiques quant à la possibilité, dans le futur, de pouvoir continuer à payer au moyen d’argent liquide. L’éventualité d’un état fonctionnant sans cash n’est pas une fiction. La Suède a tenté l’expérience en encourageant activement la disparition de l’argent liquide avant de faire marche arrière après quelques années.
Le cash suisse protégé par la loi ?
En 2018 déjà, un postulat, déposé par la socialiste Prisca Birreir-Heimo, demandait à ce que le Conseil fédéral assure l’acceptation des paiements en espèce à long terme. En 2020, c’est l’UDC Jean-Luc Addor, qui déposait une motion intitulée « La Suisse, un pays de cash qui doit le rester ». Ces différents textes reflètent aussi des inquiétudes communes vis-à-vis des paiements numériques : risques en cas de panne du système électronique, atteinte à la protection des données et à la sphère privée, coûts et taxes auprès du commerce et des consommateurs opérés par les organisations émettrices.
À l’époque, les réponses du Conseil fédéral indiquent que pour lui les craintes soulevées sont sans fondement.
>> AUDIO: Extrait de la réponse donnée en 2018 au postulat de Prisca-Birrer Heimo :
>> AUDIO: Extrait de la réponse donnée en 2020 à la motion de Jean-Luc Addor :
Dans les deux cas, le Conseil fédéral a rappelé :
>> AUDIO: Extrait de la réponse du Conseil fédéral au postulat et à la mention
Pas de quoi rassurer les défenseurs de l’argent liquide. Le 15 février 2023, c’est finalement une initiative populaire qui est déposée par le Mouvement de liberté suisse (MLS). Avec ses 157’000 signatures récoltées, elle démontre que l’inquiétude est réelle au sein de la population. Le texte de l’initiative demande notamment à modifier la Constitution pour que celle-ci assure que pièces de monnaie et billets de banque soient toujours disponibles en quantité suffisante, et que le remplacement du franc suisse par une autre monnaie soit soumis au vote du peuple et des cantons.
Le 26 juin 2024, le Conseil fédéral a opposé un contre-projet de loi à l’initiative : il rejette l’initiative populaire mais prévoit d’inscrire dans la Constitution la garantie de l’approvisionnement en numéraire et l’utilisation du franc suisse en tant que monnaie nationale. Dans les faits, il s’agit donc surtout d’une cosmétique législative, puisque les revendications des initiants figuraient déjà dans la loi fédérale sur la Banque nationale et la loi fédérale sur l’unité monétaire et les moyens de paiement. Que l’initiative ou le contre-projet soient adoptés, cet ancrage symbolique dans la Constitution ne devrait donc pas engendrer de changements pratiques sur le fond.
L’utilisation de cash ou de numérique restera-t-elle une affaire de choix ? Dans les faits, on observe que l’usage de la population en matière de paiement a déjà des effets sur l’accès à l’argent liquide ou sur les possibilités de paiement. Le nombre de bancomats a ainsi reculé de 15% en l’espace de quatre ans. Les banques s’adaptent aux transformations sociétales et, au passage, réalisent des économies.
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La table ronde organisée par la BNS en octobre 2023 pour discuter de la question de l’approvisionnement en numéraire montre que le gouvernement est conscient du risque d’une « spirale négative » : moins les gens retirent d’argent à un bancomat, moins celui-ci s’avère « rentable ». Moins il existe de bancomat permettant de s’approvisionner en liquidité, plus la population se tournera vers d’autres moyens de paiement.
Une évolution vers une société cashless qui paraît inéluctable. Selon l’enquête de la BNS, la tranche des 15-34 ans est d’ailleurs celle qui utilise le moins le numéraire.
Les impacts d'une société sans cash
Et pourtant, les Suisses restent attachés au cash. Gratter un ticket avec une pièce, jouer à pile ou face, mettre deux francs dans son caddie, sans parler de la monnaie placée sous l’oreille par la petite souris en échange d’une dent de lait… L’argent physique est souvent associé à des souvenirs et des émotions.
D’après l’étude Swiss Payment Monitor publiée en 2023, 60% des sondés se disaient opposés à la suppression de l’argent liquide. Selon l’enquête de la BNS, la tranche des 55 ans et plus est celle qui reste la plus attachée à l’utilisation de l’argent liquide au quotidien. Une question d’habitude, de rapport à l’argent, mais aussi, pour certains, d’accès aux technologies permettant de faire des opérations de paiement numérique et d’aisance à les utiliser.
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Or, la problématique ne se pose pas seulement pour des achats en ligne mais aussi pour des actions du quotidien comme payer un titre de transport. Ainsi, en janvier 2024, le réseau des transports publics de la région de Morges Bières Cossonay a fait le choix de ne pas renouveler ses bornes permettant d’acheter un titre de transport par cash. Même chose pour les machines à billets de la société Montreux Oberland bernois remplacé en juin 2023 : celles-ci n’acceptent désormais plus d’argent liquide.
Des choix qui suscitent parfois la contestation… Mais dans l’ensemble, une majorité de la population s’en accommode. Les personnes les plus impactées sont celles vivant en marge de la société, qui n’ont parfois tout simplement pas de compte bancaire.
Et difficile de laisser une pièce à une personne tendant la main ou dans le chapeau d’un musicien de rue lorsque le porte-monnaie est vide. Les chiffres manquent, mais selon Sophie Buchs, directrice de Caritas Genève, l’impact sur les personnes vivant dans la précarité serait énorme.
La loi fédérale sur l’unité monétaire et les moyens de paiement prévoit l’obligation d’accepter en paiement les pièces et les billets de banque suisses. Mais il s’agit d’une règle de droit dispositif. Cela signifie que les deux parties contractantes, un client et un commerçant, peuvent y déroger en convenant par exemple d’un paiement par carte. Rien n’empêche ainsi un commerce de privilégier un moyen de paiement au détriment d’un autre. Aujourd’hui, les commerces encaissent généralement les clients comme ils le souhaitent. Et dans les faits, ce sont plus souvent les paiements par carte de débit, de crédit ou par application bancaire qui posent problème.
Avant le Covid, de nombreux commerces imposaient ainsi un montant minimum de 10 francs d’achat pour pouvoir payer par carte. Mais depuis la pandémie et les recommandations de l’OMS de privilégier le paiement sans contact, ces règles ont généralement été supprimées. Et depuis, difficile de revenir en arrière.
Dans la boulangerie Monco’Pain, à Lausanne, il est ainsi possible de sortir sa carte bancaire pour payer son croissant à 1 francs 20. Et désormais, la majorité des clients le fait.
Pour un prix inférieur à 5 francs, je demande aux gens s’ils n’ont pas de l’argent en espèce. Parfois, certains en ont mais n’ont pas le réflexe de l’utiliser. Mais s’ils n’en ont pas, on ne refuse pas la transaction. On a trop peur de perdre un client Anita, auxiliaire en boulangerie chez Monco’pain, Lausanne
Selon l’enquête de la BNS réalisée en 2022, les cartes de paiement sont utilisées dans presque une transaction courante sur deux, le plus souvent avec la fonction sans contact. La carte de débit est le deuxième moyen de paiement le plus fréquemment utilisé pour les paiements courants.
Le problème, ce sont les commissions prélevées sur chaque transaction effectuée de manière numérique. Elles diffèrent selon le type de cartes utilisées, entre cartes de débit et de crédit (qui comportent des frais nettement plus élevés), et de l’émetteur de la carte – Mastercard, VISA, American Express. De plus, les frais varient en fonction du montant de l’achat. À cela, il faut également ajouter les coûts qu’engendrent l’achat d’un terminal de paiement et d’un abonnement mensuel pour l’exploiter. À noter que les commerçants qui traitent un certain nombre de transaction par an peuvent obtenir des tarifs plus bas.
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Ceux qui tirent leur épingle du jeu
Ceux qui bénéficient de ces commissions prélevées ce sont les acquéreurs, des sociétés qui s’occupent du traitement des paiements. En Suisse, il en existe une poignée qui dictent les prix : Worldline (qui domine le marché), Nexi, Sumup.
Interrogée, l’entreprise Worldline justifie les frais qu’elle prélève: « la structure des coûts d’un prestataire de services de paiement dispose d’une part de coûts fixes très élevée, à l’instar d’un opérateur de télécommunications ou de la poste ».
Mais certaines taxes sont jugées excessives et difficiles à comprendre. Récemment, une nouvelle hausse des commissions prélevées a été imposée avec l’introduction de nouvelles cartes de débit. Des frais jugés excessifs et injustifiés par Genève Commerces qui, avec l’aide de la Commission de la concurrence (Comco), à récemment saisi Monsieur Prix pour contester ces augmentations auprès des acquéreurs.
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Mais il y a un autre moyen de paiement qui a profité du Covid pour grignoter sa part. En août 2024, l’étude Swiss Payment Monitor a révélé que les paiements mobiles (téléphones portables, tablettes, montres intelligentes) étaient passées devant le nombre de paiement par carte de débit et le paiement en cash, en nombre total de transactions. Dans les commerces, la carte de débit reste toutefois encore la plus utilisée, suivie par le cash et, désormais, les paiements mobiles.
Avec 5 millions d’utilisateurs actifs, l’application TWINT annonce fièrement sur son site être devenu l’un des moyens de paiement privilégiés et l’une des marques suisses les plus populaires. Une « sucess story » directement liée à la pandémie, qui se vérifie dans les chiffres.
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Reliée au compte bancaire de ses utilisateurs, elle leur permet d’utiliser leur téléphone portable pour envoyer de l’argent, gratuitement, à une autre personne, mais aussi comme une carte de débit dans les commerces. Facile d’utilisation, tout est fait pour faciliter la vie du consommateur et donc l’encourager à utiliser l’application.
Mais pour les commerçants, l’utilisation de TWINT s’avère onéreuse : elle oscille en 0,8% et 1,3% de frais. Soit presque autant que pour les cartes de crédit. D’ailleurs, certains magasins refusent encore ce moyen de paiement. TWINT permet néanmoins aux petits commerces (points de vente à la ferme, stands en libre-service) de générer un QR code imprimé que les clients peuvent scanner eux-mêmes, et donc de se passer d’un terminal de paiement.
L’entreprise Twint appartient aux plus grands prestataires de services financiers suisses : la BCV, PostFinance, Raiffeisen, UBS, la Banque Cantonale de Zurich, SIX… et la société Worldline. Or, les acquéreurs peuvent également proposer TWINT comme moyen de paiement sur leurs terminaux de paiement. Worldline, par exemple, facture des frais de 1,7% pour les transactions effectuées.
La situation de quasi-monopole de TWINT et le pouvoir qu’elle exerce sur les magasins interroge. Ses concurrents, Apple Pay et Google Pay, restent encore marginaux. Ailleurs, aux Etats-Unis, par exemple, plusieurs applications mobiles se livrent une concurrence acharnée qui profite aux commerces.
Maureen Miles, le 3 octobre 2024
Texte et multimédia: Maureen Miles
Photos: Keystone: Gaetan Bally, Christian Beutler, Jean-Christophe Bott / Maureen Miles