L’idée d’une suisse éclatée séduit; villes et campagnes ne se parleraient et ne se comprendraient plus. Les intérêts sociaux, économiques ou énergétiques des villes et des campagnes ne seraient plus les mêmes,le cordon rompu, les relations fracturées, le fossé trop grand. Est-il devenu infranchissable?
Après le Röstigraben linguistique, le Röstigraben sociologique. Traditionnellement c’est le fossé linguistique qui a été plébiscité par les experts et les politologues pour expliquer les soubresauts de la politique suisse. Une différence de mentalité entre romands et Suisses allemands qui aurait longtemps découpé la Suisse au moment de passer aux urnes. Ce spectre de la politique Suisse, Shin Alexandre Koseki n’y croit plus.
Avec l’aide du big data, ce chercheur à l’EPFL s’est penché sur les résultats des votations populaires depuis 1981. Constat: le facteur linguistique s’est effacé et les villes suisses forment aujourd’hui un tout. Avec l’intensification des échanges entre les centres urbains suisses, les villes forment aujourd’hui une communauté de valeurs homogènes, assure le chercheur. Information, personnes, économie, culture, en 2018 ça circule entre les villes suisses. De quoi créer une polarisation politique, sociale ou culturelle entre les villes d’un côté et les campagnes de l’autre? Beaucoup le pensent.
Novembre 2016 une votation sur la sortie du nucléaire
Le 11 novembre 2016, la Suisse vote pour une sortie programmée du nucléaire. En début d’après-midi les résultats tombent. C’est non. Des cantons comme Appenzelle Rhodes Intérieure ou Schwytz refusent nettement alors que des villes comme Genève ou Zürich disent oui à près de 60%. Au niveau suisse, une certitude: plus l’électeur vit éloigné d’un centre plus son vote se traduit par la négative.
« Le fossé est bien réel. Les campagnes sont responsables du ralentissement du développement des centres urbains et ont participé activement à la création de cette fracture. » Ce constat, c’est celui de Renate Amstutz, la directrice de l’Union des Villes Suisses. Depuis sa naissance en 1897 ce lobby des villes s’est donné pour mission de défendre les intérêts des zones urbaines sur le plan politique. Progressiste, dynamique, l’Union des Villes Suisses milite pour la sortie du nucléaire et se revendique comme le moteur d’une Suisse en marche.
Aujourd’hui, le fait urbain serait devenu une réalité pour 75% de la population. En conséquence l’argumentation de la directrice se veut logique, presque mathématique: »C’est donc aux campagnes d’aller dans le sens des villes mais trop souvent au lieu de collaborer elles finissent par se replier » conclut-elle.
L’institut de sondage GFS à Berne analyse la question depuis une dizaine d’années. Son directeur, Claude Longchamps peut affirmer que la dichotomie ville-campagne s’observe depuis les années 70 déjà. L’explication, il la trouve au niveau de la politique partisane. Les partis aux valeurs post-matérialistes comme le PS ou les Verts sont solidement enracinés dans les villes plutôt que dans les campagnes où l’on vote pour une UDC (Union Démocratique du Centre) aux valeurs plus traditionnelles. Le directeur explique que les villes sont historiquement liées au phénomène de globalisation donc à l’ouverture alors que les campagnes, elles se rattachent à une économie marquée par l’industrie ou l’agriculture. « Le phénomène de mondialisation s’étant accéléré ces 20 dernières années. En corrolaire le fossé s’est lui aussi aggravé. »
Direction Courtelary (BE). La cinquantaine, industriel et actif dans la microtechnique, Roland Vaucher préside la Chambre d’Economie Publique du Jura Bernois. Il écoute les critiques des villes mais ne les cautionne pas. Le Jura Bernois, une région que l’on aime bien qualifier de périphérique, voire de reculée pour certains. En 2016, la région a voté contre la sortie du nucléaire. Roland Vaucher commente : « le Jura bernois n’a pas voté de manière très progressiste, mais cela tient plus du coup de gueule que du fossé béant. »
En cause, un sentiment d’infériorité qui hante la population et qui pousse au vote de rupture selon l’industriel. Pour l’industriel mécanique à l’esprit empirique ce fameux fossé tient de l’irrationel : « il est clair que par la taille des villages, il est impossible de proposer les mêmes services que dans une ville. Nous vivons dans une autre réalité. C’est normal et nous avons aussi nos atouts à faire valoir pour être complémentaire, comme l’industrie ou un cadre de vie en pleine nature. » Une vie dans une autre réalité qui va faire de nouvelles étincelles cette année encore?
Votation sur la burqa vers un nouveau fossé?
Les suisses devraient se prononcer sur l’interdiction de la burqa en 2018. L’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage» a réuni 106’600 signatures. « Parce que la Suisse doit s’engager pour retrouver sa liberté » soutiennent les initiants de droite issus de l’UDC, de la Lega tessinoise ou de l’UDF (Union Démocratique Fédérale). Le gouvernement a déjà appelé à rejeter cette initiative tout en souhaitant un contre-projet.
Par son contenu cette future votation nous renvoie en février 2014. Bien que les cantons romands aient unanimement rejeté l’initiative, les observateurs, politologues et médias avaient expliqué le résultat en se servant du fossé ville-campagne comme clé d’analyse. « Une fois de plus ce sont les régions les moins touchées par l’immigration et la libre circulation qui ont marqué le plus nettement leur volonté de les maîtriser » a relevé le quotidien Le Temps au lendemain de la votation.
Pour François Walter, la problématique du fameux fossé n’est pas une surprise. Dans ses recherches il relève que les tensions entre les villes et les campagnes suisses ne sont pas récentes. Au contraire. « Depuis la fondation de la Suisse elles sont récurrentes. Pour l’historien, la question de la burqa est une question contemporaine qui s’inscrit dans le contexte actuel des nationalisme et de l’identité. » D’une manière générale, l’idéologie qui a servi à façonner l’idéologie suisse est issue de la ruralité. Je pense que sur la question de la burqa, c’est quand même ostensiblement un signe d’appartenance à une autre culture. Je ne pense pas que le port de la burqa puisse s’insérer dans la tradition folklorique suisse. On a donc là extérieurement quelque chose qui peut choquer. »
Témoignage d’Alain Mercerat (Champoz, 161 habitants) et Mohamed Hamdaoui (Bienne, 50’000 habitants)
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La ferme urbaine un trait d'union?
Dans l’expression de la ruralité suisse, il y a l’agriculture. Le paysan, accroché à sa montagne et à son labeur font partie de l’imaginaire identitaire suisse assure François Walter. L’agriculture comme ferment d’une Suisse unie c’est justement le rêve cultivé à la ferme de Budé depuis 2015. Tantôt traités d’idéalistes ou de visionnaires, une dizaine de d’agriculteurs plus ou moins expérimentés ont réinvesti les terres d’une ferme genevoise centenaire aujourd’hui enserrée par la ville. Tout ça pour prouver que des cultures ont leur place en ville. « Recréer du lien entre la ville et la campagne » selon leurs mots. Le but: planter des choux et des fraises sur un demi hectare et dans une perspective de rentabilité, à deux pas du Palais des Nations.
A Genève, cette tentative de recréer du lien est suivie de près par l’Etat qui voit en la ferme de Budé un « point relais agricole servant de vitrine à l’agriculture pour renouer l’agriculture avec l’urbanisme et pour servir au bien-être de la population ». Une définition bien jolie mais qui ne prend pas en compte l’objectif de rentabilité commente Antoine Besson, agronome et chercheur à la Haute Ecole d’Agronomie de Genève (HEPIA).
Dans le cadre d’une recherche Antoine Besson s’est penché sur le concept de ferme urbaine. Pour lui une précision s’impose d’emblée, la ferme urbaine n’a rien à voir avec une ferme classique. « Ce n’est pas la réalité de l’agriculture Suisse. La ferme Suisse moyenne c’est 25 hectares avec des herbages pour le bétail en plus de quelques hectares de grandes cultures d’oléagineux. »
Il poursuit: « pédagogiquement le concept de ferme urbaine est intéressant mais au fond ce n’est pas vraiment la campagne qui vient en ville mais un ersatz. » Il reconnait aussi que les fermes et la ville sont devenues une réalité par la force des choses avec l’expansion urbaine. Aujourd’hui 28% des exploitations agricoles se trouvent à proximité des zones urbaines.
Autre observateur du phénomène, Bernard Blondin. Un phénomène qu’il qualifie d’effet de mode. Lui et sa famille cultivent la campagne genevoise depuis 1814. Grandes cultures, serres pour tomates hors-sol: Bernard Blondin produit et il produit beaucoup, c’est un des poids lourds des maraîchers Genevois. La ferme urbaine, il la regarde en souriant. « Pour m’en sortir je dois verser 3 salaires d’ouvriers à 4000.-. Je vous laisse calculer, impossible de m’en sortir avec un demi hectare en ville. La ferme urbaine ce n’est pas la réalité des paysans campagnards Suisses »
Témoignage de Marie Fuller (la ferme de Budé) et Bernard Blondin (le marché des Mattines)
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Michael Hermann remarque que l’idée d’une agriculture comme apanage exclusif de la ruralité et des campagnes revient souvent dans le débat. Ce politologue et géographe spécialiste des questions relatives à la cohésion nationale s’est lui aussi penché sur le fossé. L’appropriation de concepts comme le folklore pour les campagnes et le progrès pour les villes est naturel. « L’identité de campagnard ou de citadin se construit avant tout par rapport à l’image que l’on se fait de soi. »
En se comparant à la ville et à ses dynamiques propres, la campagne va cultiver ses différences et se construire une identité rurale plus forte afin de se démarquer. Et vice-versa. « Cette dynamique va contribuer à accroitre cette impression d’un fossé infranchissable. » poursuit-il en appuyant sur le terme d’impression. « Car finalement, il est extrêmement réducteur de restreindre les villes et les campagnes à des entités homogènes, aux idées opposées. Ce serait tomber dans un déterminisme déplacé. »
Selon la Confédération, 85% de la population vit aujourd’hui à proximité d’une agglomération urbaine. De quoi laisser la porte ouverte à bien d’autres divergences et tensions en Suisse explique Michael Hermann en listant: la religion, la culture ou d’autres comme lors du vote sur la Lex Weber. « Ce vote de 2012 peut-être analysé soit grâce au fossé ville-campagne, mais aussi selon une opposition entre plaine et montagne ou entre riches et moins riches. »
Pour l’homme des chiffres et des sondages Claude Longchamp, le fossé ville-campagne ne laisse pas de place au mythe ou au fantasme. Il l’observe. Mais sur la façon dont les Suisses des villes et des champs ressentent ou construisent cette tension, le politologue n’a pas souhaité s’exprimer.
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Enquête: Serge Mérillat Images: Keystone – La Ferme de Budé – François Walter – Serge Mérillat |