Alors que les Suisses mangent de moins en moins de viande, la volaille traverse cette crise sans perdre de plumes. La consommation et la production de viande de poulet sont en augmentation depuis 20 ans en Suisse. Pourtant, le business de la volaille a aussi sa part d’ombre.
Les chiffres publiés dans le rapport agricole 2019 de l’Office fédéral de l’agriculture sont éloquents. Sur le marché de la viande, la volaille est la seule a ne pas connaître de baisse de sa consommation. Elle est même la seule à enregistrer une augmentation marquée dans la durée. Au début des années 2000, chaque citoyen helvétique mangeait en moyenne 10 kilos de volaille par an. Aujourd’hui, ce sont 14 kilos par an en moyenne qui passent dans l’assiette des Suisses, selon Proviande, l’interprofession de la branche.
Cet amour des consommateurs pour la volaille connaît plusieurs raisons. Selon Michel Darbellay, directeur de la chambre d’agriculture jurassienne, cette viande est attractive de part son prix, plus abordable que d’autres viandes, elle est bonne pour la santé de part sa faible teneur en matières grasses et, argument peut-être moins fort mais qui peut avoir son importance aux yeux des consommateurs; elle se cuisine facilement. En conséquences, le marché de la volaille connaît une croissance régulière du point de vue des consommateurs.
La tendance que suit la volaille est l’inverse de ce que traverse actuellement la filière de la viande en Suisse. L’industrie fait face à des critiques de plus en plus nombreuses, liées à la condition d’élevage des animaux, mais aussi aux émissions de CO2 générées par l’élevage des bovins notamment. De plus, la viande est en train de redevenir un produit de luxe, coûteux. Lorsqu’ils achètent de la viande, les consommateurs se tournent vers les beaux morceaux, produits localement et donc plus chers. Ce qui explique en partie la baisse de consommation générale de la viande. Le poulet fait exception.
La production prend également l’ascenseur en Suisse
Les Suisses mangent plus de volaille qu’il y a 20 ans. Ils en produisent également plus qu’avant. La production a presque triplé durant ces vingt dernières années, comme le montrent les derniers chiffres publiés par l’Office fédéral de l’agriculture dans le rapport agricole 2019.
La production helvétique n’a jamais permis de combler la demande de volaille. Mais la courbe est en train de s’inverser. Au début des années 2000, la production helvétique ne couvrait que 40 % des besoins en volaille du pays. Depuis, c’est désormais 60 % de la volaille consommée en Suisse qui est produite dans le pays.
Un marché juteux pour les producteurs
La plupart des élevages helvétiques sont intensifs. Les plus grands élevages du pays accueillent près de 17’000 animaux à la fois, à raison de plusieurs élevages par an. Des chiffres qui peuvent donner le tournis. La production intensive de viande de volaille est un secteur extrêmement rentable pour les producteurs. Le processus est quasiment entièrement contrôlé par Micarna et Bell, des filiales de Migros et Coop et les principaux producteurs de viande du pays.
Le processus d’engraissement de la volaille est relativement simple. Les poussins sont amenés par camion chez le producteur et ils repartent une trentaine de jours plus tard. Durant ce laps de temps, le travail de l’agriculteur est réduit à son strict minimum. « C’est essentiellement un travail de surveillance » nous a avoué Rémy Koller, éleveur jurassien. La nourriture est distribuée aux animaux de manière automatique sur un petit tapis roulant qui parcourt toute la halle. Les quantités sont établies par Bell, dans le cas de Rémy Koller, et tout est automatisé. L’agriculteur ne fait que remplir un conteneur, et la quantité de grains est gérée par un panneau de contrôle.
Le système est presque entièrement automatisé, en terme d’heures de travail, c’est une production très rentable Rémy Koller, éleveur dans le canton du Jura
Ce système, rentable et moins chronophage que d’autres productions, est très intéressant financièrement. L’élevage de Rémy Koller représente 30 % des revenus de son exploitation, une manne dont il pourrait difficilement se passer aujourd’hui.
Ces revenus, certains agriculteurs y ont recours par la force des choses. Guy Humbert, éleveur de bovins à Marchissy dans le canton de Vaud élève également de la volaille, pour Micarna, mais il n’en tire aucune fierté. « C’est totalement différent de ce que je fais avec mes veaux. Là, il n’y a aucune réflexion, tout est décidé par Micarna. Je ne fais que stocker de la marchandise finalement. Si je n’avais plus d’enfants à charge, je renoncerais à cette production. »
Un autre agriculteur jurassien, qui a souhaité rester anonyme, nous a avoué s’être lancé dans la production de volaille car « c’était le seul moyen de rendre son exploitation viable financièrement. »
La production pointée du doigt
Un mode de production très rentable en un minimum de temps, cela a de quoi faire rêver. Pourtant, ce système montre parfois ses limites. Les conditions d’élevage des animaux sont souvent pointées du doigt. Des critiques qui sont amplifiées par les réseaux sociaux. De nombreuses vidéos de volatiles entassés et mal en point dans des élevages circulent régulièrement sur la toile. Si aucune vidéo n’a à ce jour dénoncé un élevage helvétique, les images marquent leur audience et ce climat de dénonciation pèse aussi sur certains producteurs.
C’est notamment le cas de Guy Humbert. L’éleveur vaudois produit du bœuf et du veau principalement. Il nous a confié craindre des attaques de militants antispécistes. Raison pour laquelle il prend des précautions et sécurise son poulailler bien plus que le reste de son exploitation.
Aujourd’hui, je constate une forme d’agri bashing. Nous sommes devenus les suspects désignés coupables Guy Humbert, éleveur à Marchissy (VD)
Cette méfiance de la branche, nous l’avons également ressentie lorsque nous avons tenté de contacter Micarna. L’entreprise produit de la viande pour Migros. Lorsque nous l’avons contactée pour rencontrer des éleveurs de volaille, la réponse du service de communication a été claire : « Nous ne réalisons pas de reportages en rapport avec la production de volaille. » Porte close, malgré plusieurs échanges d’emails. Impossible d’approcher une caméra d’un élevage de Micarna. « Des antispécistes pourraient reconnaître les lieux et décider de s’y introduire » nous a rétorqué par email l’entreprise qui refuse de s’exprimer au sujet de l’engraissement de volaille.
Le consommateur a aussi sa part de responsabilité
Cette course vers une production toujours plus élevée, certains n’en veulent plus. C’est le cas d’Eddy Gaspoz. Le Vaudois élevait de la volaille de manière intensive pour Micarna. Mais en 2018, il a décidé de tout arrêter pour devenir indépendant et passer à un élevage à taille humaine, comme il le dit. « Je me sentais esclave de ce système. Je n’étais qu’un numéro parmi d’autres. L’animal et le producteurs ne sont pas assez respectés. C’est pour ces raisons que j’ai décidé de quitter ce système. »
On a perdu l’éthique d’une production familiale. Aujourd’hui, on ne considère plus l’éleveur comme un humain et on est à la limite de ce que l’animal peut donner. Eddy Gaspoz, éleveur à Granges-près-Marnand (VD)
Le cas d’Eddy Gaspoz reste pour l’instant une exception sur le marché. De nombreux agriculteurs souhaitent se lancer dans la production intensive de volaille, pour son côté rentable. Plusieurs agriculteurs et représentants du monde paysan nous ont affirmé que le marché de la volaille est actuellement engorgé et ceux qui souhaitent l’intégrer doivent se montrer patients. Bell et Micarna ne veulent pas parler de listes d’attente, mais, selon Michel Darbellay, ces filiales régulent effectivement le marché et le nombre de producteurs dans le pays afin de garantir la stabilité du prix de la volaille dans le pays.
De la poule au pois
Depuis peu, un nouveau concurrent a fait son apparition sur le marché de la volaille. L’entreprise zurichoise Planted Food a lancé son poulet végétal il y a quelques mois. Un substitut de viande de volaille qui imite la texture fibreuse de la chair animale, mais qui est composée exclusivement de produits végétaux, de la farine de pois jaune essentiellement. « Aujourd’hui, les gens ne veulent plus consommer des animaux morts, explique le cofondateur de l’entreprise, Pascal Bieri. Ce qui fait l’identité d’une viande c’est son goût et sa texture. Ce n’est pas le fait que cela vienne d’un animal. »
Si l’entreprise a décidé de se lancer dans la viande de volaille, c’est notamment parce qu’elle est prisée des consommateurs et facile à cuisiner. Elle se mange rarement sans sauce, un avantage qui permet de faire passer plus facilement l’imitation pour l’original, même si « le goût est très proche » assure Pascal Bieri.
La start-up zurichoise produit aujourd’hui environ 300 kilos de viande végétale par jour et espère multiplier sa production par dix lorsqu’elle aura aménagé dans des locaux plus spacieux que ceux qu’elle occupe actuellement à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.
Les gens ne veulent plus manger un animal mort Pascal Bieri, cofondateur de Planted
Le poulet végétal de Planted est distribué dans une centaine de restaurants en Suisse ainsi que dans quelques supermarchés. Malgré ce succès, l’entreprise ne compte pas concurrencer le marché de la volaille helvétique. Si Planted arrive à multiplier sa production par dix comme elle le souhaite, cela ne représenterait qu’un à deux pourcents du marché helvétique de la volaille.
Les alternatives se font encore discrètes
Le marché de la viande cohabite désormais avec celui des alternatives aux produits carnés qui prennent toujours plus de place dans les étalages des grands magasins. Migros et Coop refusent de dévoiler leurs chiffres, mais « l’offre et la demande augmentent » selon un porte-parole de Migros.
Une augmentation de l’offre qui ne fait pas peur à Proviande. Nous avons posé la question au responsable de la communication de l’interprofession. Sa réponse est claire : « Il y a de la place pour tout le monde sur le marché » nous a affirmé Marcel Portmann.
Cette nouvelle offre de volaille, végétale, est-elle synonyme de victoire pour le consommateur ? Pas forcément, selon Barbara Pfenniger, spécialiste de l’alimentation à la fédération romande des consommateurs. Selon elle, cette multiplication de produits végétariens, souvent associés à des visuels verts, qui renvoient à une image écologique, ne sont pas nécessairement bons pour la santé. Il faut rester attentif. Ces produits ultra-transformés, présentent souvent une trop forte teneur en sel.
Un succès fait pour durer ?
La tendance qui se dessine au niveau de la consommation de viande pourrait favoriser encore d’avantage la volaille à l’avenir. Les consommateurs se tournent désormais plus volontiers vers les beaux morceaux, notamment pour la viande bovine, c’est la raison pour laquelle Migros et Coop, par exemple, n’accusent pas une baisse significative de leurs revenus liés à la viande.
La réflexion est différente en ce qui concerne la volaille. C’est avant tout son prix qui la rend attractive. Les consommateurs ne recherchent pas un beau morceau de poulet, et si c’est le cas, son prix dépasse rarement celui des autres viandes. Il s’agit d’un facteur important qui permet d’imaginer que des quantités de volaille toujours plus importantes seront consommées. Michel Darbellay estime d’ailleurs que la consommation par habitant en Suisse devrait se rapprocher de celle des pays voisins dans les années à venir, soit environ 20 kilos par an et par habitant. Si cette augmentation de la demande permet de réduire la part de volaille importée en Suisse, 40 % à ce jour, la perspective sera d’autant plus intéressante pour les producteurs helvétiques.
Texte et multimédia : Thomas Nagy
Photos et vidéos : Thomas Nagy, Lukas Schnyder, Keystone-ATS
Sources : Office fédéral de l’agriculture, rapport annuel 2019 de Proviande, Chambre jurassienne de l’agriculture, Fédération romande des consommateurs