© Timeline Nutrition
Une vague d’investissements est sur le point d’arroser la recherche sur la vieillesse. Cet afflux de capitaux charrie avec lui une nouvelle façon de voir le troisième âge: vieillir ne serait qu’une maladie.
Créatine, peptides de collagène, lycopène, lithium… tous les jours, Bryan Johnson ingère pas moins d’une centaine de pilules aux propriétés rajeunissantes. L’excentrique millionnaire, qui a fait fortune dans les nouvelles technologies, veut retrouver le corps de ses dix-huit ans. Et pour y parvenir, il ne se contente pas d’avaler des comprimés: l’homme d’affaires américain expérimente d’innombrables thérapies qui vont de la lumière bleue aux transfusions sanguines. Sa devise: «Tuer la mort». Scruté quotidiennement par une équipe d’une trentaine de médecins, il a récemment annoncé que l’âge de ses gènes serait passé de 47 ans à 42 ans en l’espace de sept mois.
C’est donc tout naturellement qu’il s’est fait inviter à la conférence des investisseurs de la longévité qui aura lieu dans quelques jours à Gstaad. Le gotha mondial du business des technologies anti-âge se rassemblera le 27 septembre prochain dans la station bernoise pour y parler âge biologique, pilules régénératrices et thérapies géniques.
L’évènement est organisé par Maximon, un incubateur de startups de la longévité qui n’en est pas à son coup d’essai: plus tôt cette année, c’est dans le très chic hôtel Seehof de Davos, en marge du Forum économique mondial, que la société zougoise organisait un «dîner de la longévité». Un petit groupe de richissimes investisseurs triés sur le volet y était convié.
Un marché qui vaut des milliards
Si la Suisse est connue pour ses cliniques privées aux cures rajeunissantes, elle est aussi devenue la terre d’accueil des promoteurs de la vie éternelle. Un marché de la longévité qui vaudrait des milliards de francs. «Notre pays a un excellent coup à jouer, nous affirme Tobias Reichmuth, l’un des organisateurs de la Conférence des investisseurs de la longévité et fondateur de Maximon. Peu d’endroits offrent les mêmes opportunités en Europe.»
Le docteur Reichmuth s’est donné pour but de vivre en bonne santé jusqu’à 120 ans. Loin des expérimentations du très médiatique Bryan Johnson, il croit néanmoins dur comme fer que l’on pourra bientôt échapper à la mort. En attendant, l’homme d’affaires supervise la construction d’une chambre cryogénique dans sa maison, s’aide d’analyses génétiques pour déterminer les sports qui lui conviennent le mieux et pratique le jeûne intermittent.
Avant de se passionner pour la mécanique du vieillissement, le serial entrepreneur s’est enrichi sur le marché des cryptomonnaies. Il commence à s’intéresser au business de la longévité après la dégringolade des monnaies virtuelles, en 2018. L’homme a du nez: selon une étude de l’UBS conduite entre 2017 et 2018, les clients les plus fortunés de la banque suisse seraient prêts à céder la moitié de leur fortune pour gagner dix ans en bonne santé.
Infographie: Les plus riches sont prêts à sacrifier une importante part de leur patrimoine pour gagner 10 ans en bonne santé
En 2021, il fonde Maximon. «Quand vous tenez compte du pouvoir d’achat des seniors aujourd’hui, précise-t-il, alors vous pouvez vous faire une idée du potentiel énorme de ce marché.» La jeune société zougoise espère prochainement lever près de 100 millions de francs. Une goutte d’eau dans un marché de la longévité qui vaudrait 25 milliards de dollars, selon le cabinet Allied Marker Research. Et les projections sont encourageantes: il devrait atteindre 44 milliards en 2030 avec une croissance annuelle de 6%.
Tuer la mort
Tobias Reichmuth voit donc les choses en grand. Autour de son entreprise gravitent de prestigieux chercheurs dont le biogérontologue britannique Aubrey de Grey. Celui-ci conseille Maximon dans ses stratégies d’investissements. Il dirige aussi plusieurs organisations qui promeuvent une idée répandue dans le cercle très fermé des milliardaires de la Silicon Valley: l’âge et la mort sont deux problèmes que l’on doit résoudre.
«L’opinion du public sur la vieillesse et la prolongation de la vie est en train de changer. Mais il est nécessaire d’accélérer ce processus», déclarait récemment le docteur de Grey à Gstaad, lors de la conférence des investisseurs de la longévité. «Nous devons reconnaître que vieillir est une maladie, poursuivait-il. Et les médicaments qui permettront de la guérir sont sur le point d’être développés.»
Le point de vue du professeur de Grey est largement partagé par les défenseurs du transhumanisme. Un mouvement qui veut confondre homme et technologie pour fonder une «post-humanité». Souvent critiqué, il est associé à toute une constellation d’idéologies qui vont du longtermisme (penser l’avenir à très long terme) au singularitarisme (croyance en l'avènement d’une IA surpuissante).
© Longevity.Technology
Les leaders de la tech se retrouvent volontiers dans ces différents courants de pensée. En quelques années, l’intérêt pour le marché de la recherche anti-âge a explosé sous la pression des grands noms de la Silicon Valley. «Jeff Bezos, les fondateurs de Google, Elon Musk… ces fortunes colossales peuvent tout s’acheter, sauf ne pas vieillir», remarque Patrick Aebischer, ancien président de l’EPFL et directeur d’Amazentis, une start-up de la longévité basée à Lausanne.
Utrariches et technophiles, à l’image de Maye Musk, la mère de l’homme le plus riche du monde. À 75 ans, l’ancienne top-modèle est devenue l’égérie du produit phare d’Amazentis: une pilule aux propriétés régénérantes. Dirigée depuis le campus de l’EPFL, la société vend ses suppléments alimentaires sur le marché américain. «Pour 100 dollars par mois, notre produit peut revitaliser vos cellules, précise Chris Rinsch, l’un de ses fondateurs.»
La startup lausannoise fait partie de la multitude de structures qui ont bourgeonné dans le sillage des milliards investis dans les biotechnologies. Navire amiral du secteur, le laboratoire californien Calico a été fondé par Google en 2013. Le centre de recherche du géant du Web a pour mission de lutter contre le vieillissement humain et les maladies qui lui sont associées. Il est considéré comme l’un des plus importants instituts de recherche sur le vieillissement dans le monde. Il y a tout juste un an, c'est l'Altos Lab de Jeff Bezos, fondateur d'Amazon, qui ouvre ses portes.
Faire tout juste
Les associés de Maximon restent néanmoins modestes. «L’idée, c’est de compresser la période de vieillesse: profiter de ses vieux jours en bonne santé le plus longtemps possible, et mourir rapidement. Avec les technologies d’aujourd’hui, on peut prolonger la vie jusqu’à 120 ans, si on fait tout juste», assure Sophie Chabloz. La Zurichoise est à la tête d’une jeune pousse qui vend des produits promettant de ralentir le vieillissement cellulaire, des crèmes «activatrices de collagène» ou encore des kits permettant de mesurer son âge biologique.
«Faire tout juste», cela signifie garder tout au long de son existence une hygiène de vie saine, mais aussi y ajouter le petit plus, vendu très cher, qui nous fera peut-être gagner quelques années en bonne santé. «Les suppléments, c’est vingt pour cent de l’équation», précise Sophie Chabloz.
La science de la jeunesse éternelle
La cheffe d'entreprise nous affirme que ses pilules seraient plus efficaces que celles vendues dans les cliniques privées. Et surtout, elles sont certifiées par la science: sur le site internet de sa société, impossible de rater la mention «développé avec des scientifiques de l’École polytechnique de Zurich».
Cette caution scientifique, d’autres en profitent aussi. Amazentis, la start-up lausannoise qui fournit ses pilules à la famille Musk, a récemment mis sur le marché son premier produit grand public, le Mitopure. Fondée par l’ancien président de l’EPFL, Patrick Aebischer, et Chris Rinsch, l’un de ses anciens étudiants, la société de biotechnologie promet de ralentir le vieillissement cellulaire.
Audio: Chris Rinsch relate l'origine de son produit phare, le Mitopure
Sur la boutique en ligne de l’entreprise, on peut lire que «la dernière étude clinique menée par Amazentis montre à quel point Mitopure est capable de changer les règles du jeu en matière de santé humaine». La phrase est signée Johan Auwerx, star mondiale de la recherche sur la vieillesse et professeur à l’EPFL.
Mesurer la vieillesse
Car si l’idée de vaincre la mort est aujourd’hui essentiellement portée par les milliardaires de la tech, elle s’instille aussi dans le monde de la recherche académique. Et cet engouement n’est pas cantonné aux États-Unis. Les chercheurs suisses sont constamment en quête d’argent pour financer leurs laboratoires et l’intérêt soudain pour ce domaine de la recherche leur donne l’opportunité de poursuivre des études sur un sujet encore tabou pour la médecine.
Tabou parce qu’il est aujourd’hui pratiquement impossible de définir la vieillesse: il n’en existe pas vraiment de mesure fiable. «On tourne en rond autour de cette question. Pour le moment, rien n’est réellement validé par le monde clinique», nous explique Maroun Bou Sleiman. Le chercheur de l’EPFL, a récemment mené une étude sur les marqueurs génétiques du vieillissement.
Curieusement, il est plus difficile de justifier une étude clinique sur des suppléments, qui pourraient prévenir les maladies liées à l’âge, que sur ces maladies elles-mêmes. «C’est plus facile pour les médicaments parce qu’on ne sait pas encore diagnostiquer la vieillesse, poursuit Maroun Bou Sleiman. Il y a un grand débat à ce sujet.»
Pour autant, le scientifique reste critique: «Je ne pense pas que ceux qui poussent dans cette direction soient convaincus que la vieillesse est véritablement une maladie. Mais il est vrai que tant qu’elle n’est pas reconnue, on pourra difficilement débloquer les ressources nécessaires pour faire de la recherche sur ce sujet.»
Quand nous l’interrogeons sur le risque d’une bulle spéculative autour de la science anti-âge, à l’image des cryptomonnaies (dont les investisseurs se sont, eux aussi, tournés vers le marché de la longévité) le chercheur ne s’alarme pas. «Il y a une force qui pousse, et cette force, c’est la science fondamentale, nous assure-t-il. On ne peut pas revenir en arrière. Et si ça explose, tant pis, on aura avancé.»
La mort, un mal nécessaire?
Selon Ralf Jürgen Jox, professeur d’éthique médicale à l’Université de Lausanne, la vision transhumaniste du devenir humain se mord la queue. Si les promesses les plus folles des promoteurs de la vie éternelles étaient tenues, alors nous nous heurterions à un mur. «Le changement des générations fait partie de l’évolution culturelle, précise le médecin et philosophe. Sans ce roulement, la société serait moins réactive et moins créative. Or, on a besoin de cette créativité pour résoudre les problèmes d’une époque. Allonger la vie ferait peser un risque existentiel sur l’humanité.»
Les promesses modestes d’une vieillesse longue et heureuse, portées par la vingtaine de start-up suisses qui travaillent dans ce domaine, ne font pas non plus l’unanimité: «C’est quelque chose de naturel, d’entrer en vieillesse, nous rappelle le professeur Büla, chef du service de gériatrie au CHUV. Et ces petits deuils du déclin et de la maladie font partie du processus de préparation à la mort. Pas seulement pour la personne elle-même, mais aussi pour son entourage. Cela permet de se rappeler que la vie n’est pas éternelle.»
Pour Patrick Aebischer, le cofondateur d’Amazentis, le dilemme est palpable. Proche de la septantaine, l’ancien scientifique nous confie avaler chaque jour un comprimé de Mitopure. «La science progresse exponentiellement. Le problème, c'est que l’évolution sociale ne suit pas l’évolution technologique. On va peut-être apprendre à vivre sur quatre générations, mais au-delà ça devient presque absurde.»
Mathieu Rudaz
14 septembre 2023
Sons et vidéos: Nicolas Meusy et Mathieu Rudaz
Images: Timeline Nutrition, Longevity Investors Conference