Le refus massif d’une initiative en 2016 n’a pas empêché un comité de lancer une nouvelle campagne en septembre dernier. Enquête
Dimanche 5 juin 2016, journée de votations. Les Suisses rejettent à près de 77% une initiative populaire visant à introduire un revenu de base inconditionnel de 2500 francs. Cinq ans après cette défaite, en septembre 2021, un petit groupe est venu confirmer le lancement d’une nouvelle campagne d’initiative, intitulée « Vivre avec dignité – Pour un revenu de base inconditionnel finançable ».
Cette soudaine motivation surprend. Et interroge: est-ce une absurdité utopiste? La nécessité d’une solution imminente à un problème sociétal? Ou alors la prise de conscience que le salaire de base pour tous – qu’on le soutienne ou non – devienne, à terme, inévitable?
Le sujet du RBI apparaît généralement lorsqu’il y a davantage de chômage ou des soucis liés à la disparition du travail. Giuliano Bonoli, économiste
Professeur de politique sociale à l’Université de Lausanne, Giuliano Bonoli salue « l’élégance » de l’idée, mais reste pragmatique. « Je pense que les initiants sont des utopistes, mais ils ont raison d’avoir une vision. Le sujet du revenu de base apparaît généralement lorsqu’il y a davantage de chômage ou des soucis liés à la disparition du travail. Aujourd’hui, ce sont les robots et la digitalisation qui peuvent inquiéter. » Mais est-ce réellement une menace?
Selon une étude réalisée à l’Université d’Oxford et relatée par swissinfo.ch en 2016, 40 à 50% des emplois seront transformés ou disparaîtront dans les pays développés. Le Forum économique mondial (WEF) prédisait quant à lui en 2013 que « deux tiers des enfants qui entrent en primaire exerceront un métier qui n’existe pas encore ».
Un « non » clamé haut et fort
Que l’on craigne ou non l’automatisation de l’emploi, le message semblait clair en 2016. Cette enveloppe de 2500 francs qui tomberait mensuellement chaque mois dans leur poche – qu’on soit actif ou non -, les citoyens n’en veulent pas. « Les résultats du vote étaient assez violents, admet avec le recul Kalina Anguelova, membre du comité de la nouvelle initiative et journaliste indépendante. Mais il faut voir le verre à moitié plein: on aurait pu faire bien pire! Cela a été un signal qu’il y avait un véritable intérêt chez certains (ndlr: plus d’un demi million de Suisses avaient voté oui) à trouver une solution pour une société un peu meilleure. »
À l’époque, on reproche à l’idée d’un RBI d’être impossible à financer, tandis que l’éventuelle perspective de trimer et payer pour une population « d’oisifs » écœure certains. Les semaines précédant la votation, des députés au Conseil national opposés au texte s’appliquent à diffuser de larges affiches montrant un homme à l’aspect négligé, affalé devant sa télévision, une canette de bière posée devant lui. « Qui paiera? » s’interroge le slogan.
Selon la psychologue spécialisée en santé au travail Nadia Droz, le cas de figure est peu probable: « Je fais l’hypothèse que les gens qui se tourneraient vers l’oisiveté sont déjà des personnes qui ne travaillent pas ou très peu », souligne-t-elle. Le philosophe belge Philippe van Parijs, fervent défenseur du concept de basic income, estime quant à lui que le droit au revenu ne devrait en aucun cas remplacer le droit au travail.
« Il faut introduire un plancher solide sur lequel on puisse s’appuyer tout le long de la vie, évoque-t-il. Le revenu de base ne doit pas être conçu comme la possibilité pour certains de dormir et ne rien faire, mais donner un potentiel de va et vient beaucoup plus souple entre l’activité professionnelle rémunérée, la formation, et des activités bénévoles au sein de son ménage ou de la communauté. »
Audio: Micro-trottoir – Que feriez-vous si l’on vous versait 2500 francs par mois sans conditions?
Six ans après que l’idée d’un salaire inconditionnel a été boudé par la Suisse, le fantasme n’est pas mort. Et la récente initiative n’est pas un signe de vie isolé. D’ailleurs, un coup d’œil sur l’actualité – la liste n’est pas exhaustive – l’atteste. Premièrement, on trouve le revenu citoyen mensuel de 918 euros au programme de la campagne de l’écologiste Yannick Jadot aux élections présidentielles françaises de 2022 (arrivé en 6e position au premier tour avec 4.73% des suffrages).
Deuxièmement, l’engouement grandissant pour des jeux de loterie de type Rento, qui fait miroiter une paie généreuse (5’000 francs par mois) à vie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2021, la loterie romande réalise un produit brut record de 397 millions de francs, affichant une hausse de 6% par rapport à 2020.
Vidéo: En 2014, un gagnant du Rento raconte son expérience.
Troisièmement, le déploiement récent de projets pilotes en Allemagne ou en Finlande – entre-autres qui permettent au « rêve de se concrétiser » en versant une somme mensuelle durant une période définie (deux ans, en l’occurence) à des individus sélectionnés ou tirés au sort. « Ce sont autant de briques dans le mur « revenu universel », évoque Philippe Van Parijs, le philosophe belge. Tout comme les initiatives nées en Suisse, il s’agit de moments clefs dans le progrès de la discussion. L’idée se diffuse au-delà des frontières nationales, davantage de personnes en ont connaissance, y réfléchissent peu ou prou, et se positionnent. »
La pandémie, un terrain fertile?
L’un des aspects majeurs qui distingue la Suisse de 2016 de celle de 2022 est le passage de la déferlante pandémie. Et dans une société encore fragilisée par le Covid-19, le comité d’initiative espère tirer son épingle du jeu. Pourtant, le taux de chômage vient d’atteindre un niveau historiquement bas, s’élevant à seulement 2.0% au premier semestre 2022. En comparaison, il frôlait les 6% au terme du deuxième semestre 2020.
« C’est un bon terreau pour lancer cette campagne, affirme toutefois Kalina Anguelova, la porte-parole romande. La pandémie a révélé une précarité importante en Suisse et beaucoup de gens sont aussi passés par une crise morale et existentielle; ils ont eu le temps de se repenser durant le semi-confinement. »
Le caractère inédit de la situation de ces dernières années est indéniable. Se confronter, dans la « riche » Suisse, à des images de files d’attente pour des paniers de denrées de première nécessité semble extraordinaire. Les secteurs du divertissement, des commerces dits non-essentiels et de la restauration, se sont quant à eux retrouvés ballotés, remettant la question d’un filet de sécurité au centre du débat.
Vidéo: Selon Georges Magnin, restaurateur à Genève, le RBI aurait eu son utilité durant la crise du coronavirus.
Notre sentiment de sûreté au travail aurait-il été bouleversé par la crise? « Les gens qui ont cru qu’une certaine qualification leur assurerait un revenu ont réalisé que presque chaque individu pouvait se retrouver face à une crise financière lorsque le travail n’est plus demandé », lâche Steven Strehl, président de meingrundeinkommen. Associée à des scientifiques de l’Institut allemand de recherche économique (DIW), l’association a choisi de mener une expérience durant deux ans sur 122 participants, afin d’analyser les conséquences physiques et psychiques qu’aurait un revenu inconditionnel de 1200 euros mensuels.
Cela apporterait un peu de clarté dans un système d’aide financière qui est parfois flou. Nadia Droz, psychologue spécialisée en santé au travail
Habituée à traiter des patients rendus malades par leurs conditions professionnelles Nadia Droz suppose que l’assurance d’une paie mensuelle de 2500 francs aurait amélioré l’état de bien-être de la population. Principalement celle mise au chômage technique durant le semi-confinement. « Cela apporterait un peu de clarté dans un système d’aide financière qui est parfois flou, détaille-t-elle. En Suisse, certains ont l’impression qu’on pourrait facilement se retrouver à la rue. Ce sont des craintes qui ne sont pas fondées, qui sont assez vagues. Mais on peut imaginer qu’un revenu inconditionnel calme ces inquiétudes. On en viendrait à se dire: « Même si je ne perçois qu’un petit revenu, j’ai tout de même une base sur laquelle m’appuyer et qui me permette de vivre ». »
208 milliards à trouver
Dans le cas allemand, l’expérimentation se limite à une centaine personnes tirées au sort. Comment appliquer le même test à une population de 8 millions d’individus? Impliquant une masse financière annuelle de 208 milliards, soit un tiers du produit intérieur brut, le RBI peine à convaincre la majorité. Mais face à la méfiance générale, les défenseurs ne cillent pas. La section suisse du Réseau mondial du revenu de base (BIEN) indique que la majeure partie de cette somme astronomique peut être financée par transferts de charges. De son côté, le comité d’initiative avance deux pistes pour couvrir les quelque 18 milliards restants:
- Une réduction des coûts par la diminution des maladies liées au stress à bureaucratie
- Une fiscalité équitable pour l’économie financière et les entreprises de haute technologie
Il semble pertinent d’effectuer un bond dans le temps, un peu lointain, vu qu’il nous ramène en 1947. Cette année-là, la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (AVS) est adoptée par près de 80% de la population suisse. C’est la garantie pour chaque retraité de percevoir un montant fixe chaque mois. Mais la base constitutionnelle de l’AVS, elle, date de 1925; soit plus de vingt ans plus tôt.
« C’est une forme de revenu inconditionnel qui a mis énormément de temps à s’imposer, rappelle Lisa Mazzone, conseillère des Etats (Vert.e.s/GE) et défenseuse du RBI. Désormais, on remet rarement l’AVS en cause; elle est implantée. On peut imaginer que le revenu universel suive un jour le même chemin et soit introduit, après de multiples obstacles. » Et Kalina Anguelova de rebondir: « À l’époque, les gens disaient que cela allait détraquer notre économie. Aujourd’hui, on ne s’imagine même plus comment était la vie avant. »
La comparaison avec l’assurance-vieillesse revient également chez l’économiste et professeur Giuliano Bonoli qui la cite à titre d’exemple. « Si l’on veut promouvoir l’idée d’un revenu de base inconditionnel, il faut regarder ce qui s’est passé avec l’AVS; c’est-à-dire que l’on a commencé avec des prestations très modestes. La piste est de commencer avec des montants si petits qu’ils ne peuvent pas faire de dégâts. Ensuite, on peut imaginer les augmenter petit à petit. »
Un projet à la traîne
Malgré les facteurs mentionnés qui auraient pu servir la cause du RBI, les voyants sont loin d’être au vert pour le comité. En bref, l’initiative est un four. Il ne reste que six mois pour récolter le 80% des 120’000 signatures nécessaires (marge de manœuvre comprise); le délai étant fixé au 21 mars 2023. « On reste confiants, mais il va désormais falloir mettre les bouchées doubles pour se faire entendre, alimenter le débat et amasser suffisamment de voix, glisse Kalina Anguelova avec assurance. Ce qui est étonnant, c’est que lors de la première initiative, il n’y a eu aucune difficulté à récolter les signatures dans le temps imparti. »
Vidéo: membre du comité d’initiative, Kalina Anguelova propose des pistes pour la diffusion de l’idée.
Texte: Marine Dupasquier
Multimédia: Marine Dupasquier et Witold Langlois
Photographies: Keystone