La pandémie a accéléré la métamorphose du travail du sexe. Il s’est réinventé en silence, à l’ombre des bruyantes mutations de notre époque dont il a pris les codes: numérisation, réseaux sociaux, déshumanisation. Toutefois, les frontières entre le réel et le virtuel sont poreuses, privant les prestataires et les clients de tout encadrement.
Nymphea fait glisser sa nuisette rouge par-dessus sa chevelure fuchsia. Le tissu satiné ne dissimule ni ses courbes généreuses, ni ses tatouages. C’est d’ailleurs tout le but de l’exercice. Sa chambre a été aménagée en studio de tournage. Éclairage, smartphone, trépied: tout est prêt pour commencer sa performance. Le soir après son travail, cette Vaudoise de 34 ans se met en scène pour vendre ensuite des vidéos érotiques et pornographiques sur OnlyFans, MYM et Swame, soit autant de plateformes qui proposent du contenu pour adultes.
Et Nymphea est loin d’être la seule. Comme elle, de plus en plus de particuliers vendent leurs charmes sur internet. Ce qui était déjà un phénomène global avant la pandémie a encore pris de l’ampleur, boosté notamment par les deux interdictions de la prostitution traditionnelle décidée par le Conseil fédéral, de mars à juin puis de novembre à décembre 2020. Conséquence de ces interdictions pour raisons sanitaires: les chiffres de consultation des sites qui monnaient des contenus à caractère sexuel ont explosé. «Comme les filles ne pouvaient pas exercer, nous avons perdu environ 30% de notre chiffre», se remémore Bradley Charvet.
Ce dernier est le directeur de FGirl – comprenez F pour Fuck – une sorte d’Anibis romand qui met en vitrine plus de 1500 annonces érotiques. «Mais pendant la pandémie, nous avons noté une demande accrue de prestations virtuelles. Aujourd’hui, nous enregistrons 2,2 millions de visiteurs mensuels contre 1,2 avant le Covid.» Des chiffres confirmés par le mastodonte numérique OnlyFans, surnommé l’«Instagram du porno»: durant le premier confinement, la plateforme a enregistré une hausse de 75% de ses inscriptions.
le double effet de la pandémie
Accessibles du bout de la souris, les annonces proposant des services sexuels tarifés existent par milliers dans notre pays. La pandémie a poussé beaucoup de Suisses à s’essayer à ce genre de balades numériques; lors du semi-confinement, le terme «camgirl» a été recherché quatre fois plus que d’ordinaire sur Google.
Cependant, la pandémie n’a pas uniquement boosté le travail du sexe en ligne. Elle a aussi ralenti le pendant traditionnel de la prostitution, pratiqué dans la rue. Alors que certaines travailleuses du sexe sont passées du trottoir au virtuel, d’autres, saisonnières, ont décidé de quitter la Suisse et rentrer au pays.
Infographie: Le nombre de travailleuses du sexe inscrites auprès de la police cantonale fribourgeoise
Faut-il pour autant croire que le travail du sexe est en recul? Pas forcément, selon Grisélidis, l’association fribourgeoise dédiée à la santé des travailleuses du sexe. La petite structure note que la fréquentation de sa permanence a presque doublé en 2020 et est restée importante en 2021. « Plein de femmes que nous n’avions jamais vues sont venues nous voir. Elles exerçaient dans le canton mais pas dans les lieux dont on avait l’habitude», explique Noémie Schroeter, employée au sein de Grisélidis. Parmi elles, des femmes plus jeunes et à l’aise avec la technologie qui ont pu rebondir et utiliser différentes plateformes sur le web pour continuer à travailler.
Audio: Zoé Blanc-Scuderi explique pourquoi il est difficile d’avoir accès aux travailleuses du sexe qui travaillent en ligne
Les mêmes tendances se confirment dans les autres cantons romands. Zoé Blanc-Scuderi, sexologue et membre de l’association lausannoise Fleur de Pavé souligne que «le téléphone rose et le livecam (visioconférence sexualisée et tarifée, ndlr) ont particulièrement la cote».
Vidéo: Interview de Salomé Donzallaz: «le numérique est une ouverture du champ des possibles»
C’est que les plateformes numériques ouvrent une large palette de possibilités, où le travail du sexe peut aussi être entièrement numérisé. Et désincarné. Salomé Donzallaz, qui effectue un doctorat sur la numérisation des prestations sexuelles à l’Université de Neuchâtel, remarque une diversité de pratiques: «Il faut penser cet ensemble au sein d’un même continuum. La prestation concrète, dans la rue. La prestation hybride: une annonce en ligne qui se conclut par un service sexuel concret. Finalement, la prestation entièrement numérique, où personne ne se déplace, comme le livecam par exemple.»
Se réapproprier son corps
Parmi ces nouveaux profils, certains exercent justement sur internet. Qu’y font-ils? Inscrite sur OnlyFans depuis juillet 2019, Nymphea publie presque quotidiennement des photos ou vidéos au contenu très explicite. Moyennant une somme allant de 7 à 12 francs par mois, ses 200 fans peuvent accéder à ses contenus exclusifs. Ils ont également la possibilité de lui envoyer des messages privés afin d’obtenir des images personnalisées, ou tout simplement d’interagir avec elle. «Avec toutes ces plateformes, je gagne entre 600 et 1000 francs par mois.» Une somme non négligeable qui permet à la polygraphe de profession de se «faire plaisir» à la fin du mois.
Mais l’argent n’est pas le seul moteur de son activité. En ligne, la Suissesse a aussi trouvé une manière de regagner confiance en elle après une relation amoureuse abusive: «J’ai vu que mes rondeurs pouvaient plaire et ça m’a boostée. J’ai repris le contrôle. Mais il faut être bien dans sa tête et s’assumer pour faire ça à visage découvert.»
Vidéo – «Ma communauté est super adorable, ça me donne envie de continuer», sourit Nymphea.
L’interaction avec les abonnés, c’est aussi ce qui plaît le plus à Secret Charnel, aide-soignante de 37 ans, mariée et mère de deux enfants: «J’ai de vraies relations sociales avec mes abonnés (environ 30, ndlr.) Ils me parlent de soucis de couple, des enfants, des vacances, me demandent quoi offrir pour la Saint-Valentin», confie-t-elle timidement.
Une frontière entre le virtuel et le réel
Mais apprécier les interactions numériques n’implique pas forcément de passer le pas dans la vie réelle. Des trois travailleurs du sexe interrogés, seul Adam Jones a passé la frontière entre virtuel et réel. Ce Genevois de 41 ans, employé dans l’industrie horlogère, propose du contenu sexuel à destination de la communauté gay durant son temps libre. Sa démarche est militante: «On voit toujours les mêmes types de corps, les mêmes types de personnes, les mêmes types d’actes. J’apporte quelque chose de différent.» Il lui est aussi arrivé d’avoir des rapports physiques tarifés, même si l’étiquette de «prostitué» ne lui convient pas: «Je conçois que la limite est fine. Ce que je fais est quelque chose de très hybride, qui n’a pas de terminologie. J’aime me définir comme acteur ou encore performeur, même si c’est un anglicisme affreux», reconnaît-il en riant.
De leur côté, tant Nymphea que Secret Charnel excluent de passer de l’autre côté de l’écran. Toutefois, Nymphea a fait une exception, une fois, pour rencontrer Yohann*. Ce trentenaire adepte des clubs libertins est le seul client de travailleuses du sexe numériques à avoir accepté de témoigner, preuve que le sujet est encore tabou. Il exclut de solliciter les services physiques de prostituées, mais explique son attirance pour Nymphea, avec qui sa relation est toutefois platonique: «Je suis attiré par sa beauté, mais aussi par sa personnalité. Je suis tout simplement fan».
«Il a essayé de me faire chanter»
Pour les travailleuses du sexe qui refusent de quitter leur écran, la garantie de pouvoir éteindre leur caméra à tout moment peut paraître sécurisante. En théorie du moins, car dans la pratique, les choses peuvent s’avérer bien différentes. Secret Charnel peut en témoigner. Un jour, une personne mal intentionnée l’a reconnue sur l’une de ses photos.
Audio – Secret Charnel raconte qu’elle a été victime de chantage
«Il a essayé de me faire chanter. Il me demandait 500 francs ou alors il me dénonçait à mon employeur. Je suis allée à la police et j’ai porté plainte.» Malgré une écoute bienveillante, elle a dû expliquer à trois reprises son problème avant d’être prise en charge. L’instruction pénale est toujours en cours.
De manière plus générale, le travail du sexe numérique est très mal encadré: ses nouvelles pratiques ne sont pas couvertes par la loi sur la prostitution, ce qui complique l’enregistrement des travailleuses du sexe auprès de la police cantonale. Un manque de soutien législatif qui s’accompagne aussi d’un grand isolement: «C’est un milieu très concurrentiel et cela engendre une grande solitude pour les personnes qui ne voient pas de collègues. Le concept de sororité ou d’entraide n’est pas développé, contrairement à la pratique dans la rue», s’inquiète Zoé Blanc-Scuderi, sexologue et membre de l’association lausannoise Fleur de Pavé. Noémie Schroeter, de Grisélidis, abonde: «Nous peinons à entrer en contact avec ces travailleuses du sexe afin de pouvoir les soutenir comme on le fait généralement dans la ville ou dans les salons».
Clients: attention aux arnaques
Comme très souvent sur internet, la méfiance doit également être de mise parmi les clients. Car, évidemment, les arnaques existent et des annonces alléchantes mais fictives en ont grugé plus d’un, comme lorsque «le client doit payer la prestation avant de consommer, ceci par divers moyens de paiements, et qu’au final aucun rendez-vous n’aboutit», alerte Bertrand Ruffieux, porte-parole la police fribourgeoise.
Ces arnaques concernent toute la Suisse. Dans le canton de Fribourg, une dizaine de cas sont enregistrés par année. Puisqu’ils agissent depuis l’étranger, les malfrats sont souvent difficiles à identifier. Un Far West numérique, que la police cantonale tente de mieux appréhender, grâce notamment à l’ouverture, le 1er juillet dernier, d’un commissariat cyber, destiné à la lutte contre la délinquance numérique. Mais, dans le fond, «a-t-on vraiment besoin de tout légiférer? philosophe Zoé Blanc-Scuderi. Tant mieux si on arrive à trouver des espaces de liberté, du moment que les personnes qui pourraient être exploitées sont protégées».
*nom connu de la rédaction
Texte : Valentine de Dardel. Enquête menée avec Michaël Maccabez
Multimédia: Valentine de Dardel/Keystone/Pexel