Plutôt que de faire pousser du blé ou du maïs, certains agriculteurs se laissent séduire par la culture de certificats carbone. Ce marché est en pleine expansion mais les experts du métier y voient une forme de greenwashing avec des certifications dont la légitimité est remise en question.
“À la fois je suis attiré par l’argent, mais en même temps je ne veux pas participer à un scandale écologique de grande envergure.” Les propos de Christophe Longchamp, agriculteur à Chavannes-le-Veyron (VD), illustrent bien la situation actuelle du marché des certificats carbone. Ces derniers viennent tout juste d’envahir l’agriculture suisse qui se retrouve, d’un coup, au cœur de nombreuses convoitises.
Derrière cette notion de papier-valeur, beaucoup d’incertitudes subsistent. Pourtant, le concept est simple. Grâce à ses activités, un paysan peut par exemple stocker du CO2 dans ses sols ou nourrir ses vaches avec un complément alimentaire qui va réduire les émissions de méthane de ses vaches, puis éditer des certificats pour compenser les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’un autre secteur. Ces précieux sésames sont mis en vente sous forme de titres et n’importe quelle entreprise peut s’en procurer pour réduire son bilan carbone. Du moins sur le papier.
Infographie: De la nourriture pour vaches jusqu’au certificat carbone
Pour le paysan, l’objectif est double. Il peut devenir un acteur principal de la lutte contre le dérèglement climatique tout en tirant profit financièrement de cette pratique. Pour cela, il faut parvenir à compenser ses propres émissions de GES.
Agriculteur à Chavannes-le-Veyron (VD), Christophe Longchamp s’intéresse au marché des certificats carbone. C’est pour cette raison qu’il a accepté de faire partie du projet pilote de Proconseil, filiale de l’Association vaudoise de promotion des métiers de la terre, Prométerre, avec l’idée, un jour, de pouvoir en bénéficier. Ce programme vise à mesurer, en respectant les standards du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’empreinte carbone annuelle de l’ensemble de son exploitation.
Un nouveau business pour l’agriculture
A l’heure de présenter ses résultats, Christophe Longchamp peine à cacher sa déception. Lui qui croyait s’approcher d’un bilan carbone proche de la neutralité grâce au stockage dans les sols ou à l’installation de panneaux solaires sur le toit de sa grange, ne compense en réalité “que” 7% des émissions de gaz à effet de serre qu’il produit. Ce qui au final est une progression bien maigre, même si le bilan global, soit 10 kg d’équivalents CO2 par kilo de viande produite, est quatre fois inférieur à la moyenne mondiale. Insuffisant pour prétendre à la neutralité carbone.
Infographie: Comment un éleveur compense ses émissions de CO2
En Suisse, la loi sur le CO2 oblige depuis 2011 les grands émetteurs de gaz à effet de serre à réduire leurs émissions. Ceux qui n’y parviennent pas sont contraints d’investir dans des crédits carbone homologués par des instances agréées. En parallèle, un marché “volontaire”, plus flexible, s’est développé, sans être régulé par l’Etat. L’objectif? Permettre à des entreprises qui n’ont pas d’obligations légales de pouvoir améliorer leur empreinte écologique.
Un gain de 100 francs par vache
En janvier 2022, les premiers projets liés à ce marché volontaire ont vu le jour dans l’agriculture. A l’origine de ces initiatives, Mooh et Timac Agro. La première est une coopérative regroupant les producteurs de lait. La seconde est une entreprise industrielle – propriété du Groupe Roullier (France) – spécialisée principalement dans la nutrition du sol et des plantes.
Des soupçons de greenwashing
Parmi les producteurs laitiers qui collaborent avec Mooh, 10% ont fait le choix de souscrire au programme de certification carbone, soit un total d’environ 400 professionnels de la terre en Suisse.
Membre de la direction au sein de la coopérative, Blaise Decrauzat analyse ce processus. “Les agriculteurs doivent nourrir leurs vaches laitières avec des extraits naturels de plantes. Les changements ainsi provoqués dans la composition des microbes de la panse entraînent une réduction des émissions de méthane, qui sont valorisées par la vente de certificats CO2 certifiés par VCS [norme la plus fréquente pour les projets sur le marché des certificats volontaires, ndlr].”
Dans un second temps, Mooh rachète le certificat carbone à l’agriculteur – promettant 100 francs par vache et par an – avant de le revendre à un acheteur du fameux marché volontaire.
Vidéo: L’agriculteur Jacky Schläfli participe au programme de Mooh.
Par exemple, le géant de l’aviation EasyJet a été l’une des premières entreprises à se vanter de compenser l’entièreté de ses émissions de GES, avant de finalement stopper cette initiative à l’automne 2022 pour se concentrer “sur la réduction de [ses] propres émissions”. Une volte-face qui n’est pas anodine.
Des problèmes d’éthique
En effet, le marché volontaire comporte plusieurs zones grises. “Derrière ce scénario idéal, il y a de nombreux points de vigilance. L’achat de certificats engendre ainsi un transfert de la propriété de l’effort de réduction mais n’est pas la cause d’un effort supplémentaire. On voit facilement les problèmes éthiques qui en résultent”, analyse David Maradan, chargé de cours à la HEG Genève et directeur d’Ecosys.
Le spécialiste estime également qu’il reste techniquement difficile de s’assurer scientifiquement de l’adéquation de cette mesure. Et d’ajouter: “De plus, il est aussi souvent impossible de contrôler que chaque effort vendu via un certificat ne soit effectivement valorisé qu’une seule fois.”
Audio: David Maradan, expert en économie environnementale: “Le marché manque d’encadrement.”
Un constat que partage le directeur de l’agriculture pour le canton de Vaud, Frédéric Brand, qui considère que cette pratique permet aux gros pollueurs de s’acheter une bonne conscience pour des miettes. “En plus de ne pas respecter les normes, c’est de l’exploitation sans scrupule des agriculteurs par ces plateformes de négoce. Les paysans touchent 100 francs alors que derrière, la plateforme de revente en obtient 200 ou même plus! C’est uniquement de la spéculation”, lance-t-il, agacé.
La contre-attaque des paysans
Ces critiques n’ébranlent pas Aurélien Roger, directeur de la filiale suisse de Timac Agro, qui admet qu’il reste des efforts à faire mais qui juge que le concept est prometteur. “Nous savons que notre programme est critiqué et je comprends ces remarques, commente le biologiste de formation. Actuellement, c’est l’entreprise allemande CarboCert qui valide notre méthode et nous permet donc de commercialiser des certificats. Mais nous sommes prêts à nous améliorer et à collaborer avec Proconseil, pour autant qu’on trouve une solution rentable pour nous et pour les agriculteurs.”
Audio: Blaise Decrauzat défend Mooh face aux critiques de greenwashing
Deux exploitations vaudoises participent au programme de Timac Agro, sur une trentaine au total en Suisse. L’une des raisons de ce développement restreint est le message envoyé aux agriculteurs par Prométerre.
Responsable du projet pilote, la Dre Aude Jarabo a précisé à ses membres qu’il faut être vigilants sur les petites lignes de ces programmes qui impliquent une cession des droits carbone à un autre secteur économique. Elle a aussi insisté sur l’importance de connaître l’acheteur final de ces certificats carbone afin de s’assurer que ce dernier soit en adéquation avec les valeurs des agriculteurs.
Evaluer l’empreinte globale de l’exploitation
“Afin d’avoir une vision correcte de cette problématique, il convient d’évaluer l’empreinte carbone [qui consiste à comptabiliser les émissions nettes, soit la production de gaz à effet de serre moins le carbone piégé par les sols et la biomasse, ndlr] de l’ensemble de l’exploitation, précise l’ingénieure agronome. Ce calcul permet de s’assurer de l’évolution des émissions et d’éviter que l’achat d’un tracteur plus polluant n’anéantisse les efforts réalisés sur les pratiques agricoles afin d’améliorer la capacité de séquestration du carbone dans les sols.”
“Un agriculteur qui fait mieux que de compenser ses émissions pourrait revendre ses certificats à d’autres paysans moins bons élèves.”
Dre Aude Jarabo, responsable du projet pilote
Consciente que ce marché offre des opportunités, financières ou promotionnelles, pour les paysans, Aude Jarabo a présenté en mars dernier, son projet de certification d’empreinte carbone. “L’idée est qu’un agriculteur qui fait mieux que de compenser ses émissions puisse revendre ses certificats à d’autres paysans moins bons élèves ou simplement à des entreprises liées à l’agriculture”, résume-t-elle.
Mais l’ingénieure agronome ne veut pas s’arrêter là. “Un label mettant en avant les efforts réalisés pourrait constituer une prochaine étape, car les marques souhaitent de plus en plus pouvoir communiquer sur leurs efforts en faveur de l’environnement.” Cette solution permettrait au vendeur de connaître l’acheteur et d’éviter certaines critiques que le marché volontaire peut subir à cause de son manque de transparence.
18 exploitations analysées
Pour mettre en place ce projet, la faîtière des métiers de la terre a dressé un portrait précis de l’impact climatique de 18 exploitations au cours de l’année 2022. Les analyses ont été effectuées sur quatre types d’exploitations agricoles – vaches laitières, viande, céréales et raisins – dans le but d’avoir un modèle de comparaison.
A la tête de cette étude, l’ingénieure agronome Aude Jarabo a posé deux principes à respecter. “Le premier consiste à évaluer l’empreinte carbone sur l’ensemble de l’exploitation et le second est que les calculs se basent sur des méthodes scientifiques reconnues par le GIEC qui utilise la tonne équivalent CO2 comme unité de mesure”, précise-t-elle.
Infographie: Concept d’évaluation globale des émissions de CO2 d’une exploitation agricole.
A titre de comparaison, une tonne équivalent CO2 correspond à 19 heures de vol en avion ou 5 291 kilomètres en voiture. L’idée étant que les agriculteurs puissent se rapprocher au maximum d’un bilan neutre en la matière, voire de faire mieux. Comment est-ce possible? Grâce, par exemple, au stockage de carbone dans les sols ou à la pose de panneaux solaires.
Sur les six producteurs de lait évalués, aucun n’a atteint la neutralité carbone mais tous se situent en dessous de la moyenne européenne, elle-même en dessous de la moyenne mondiale. Parmi les sept producteurs de viande qui ont participé à l’expérience, les différences sont plus significatives. Une exploitation parvient à faire mieux que la neutralité carbone alors que deux autres atteignent des valeurs proches de la moyenne mondiale.
Les meilleures élèves sont ceux qui produisent des céréales: cinq d’entre eux, sur 17, font mieux que compenser leurs émissions de CO2 et pourraient alors, dans le futur, revendre leur excédent sous forme de certificats carbone.
Vidéo: Luc Thomas revient sur les objectifs du projet de Prométerre.
Toutefois, le directeur de Prométerre Luc Thomas ne veut pas se précipiter et précise que les hautes instances de la faîtière n’ont pas encore acter leur décision de lancer, ou pas, leur propre concept de certification carbone.
Un manque de transparence qui questionne
Jacky Schläfli, agriculteur à Champvent (VD) et participant du programme de Mooh valide cette hypothèse. “Avec le marché du lait qui diminue chaque année, nous devons penser à des alternatives comme celle des crédits carbone. L’idée de Prométerre me satisfait car ce qui me dérange actuellement c’est de ne pas savoir à qui sont vendus nos produits.”
L’éleveur de bovins ne veut pas non plus servir d’alibi aux gros pollueurs. “L’agriculture est prête à faire des efforts pour compenser des domaines qui ne peuvent pas le faire, mais il ne faudrait pas que nous devenions de bons élèves permettant à d’autres de lever le pied. Le but est que tout le monde accentue ses efforts en allant dans le même sens.”
Vidéo: Jacky Schläfli “Les crédits carbone sont des permis de polluer”
Texte et multimédia : Raphaël Jotterand
Photo : Keystone ATS/Raphaël Jotterand et Elise Dottrens