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Femmes migrantes, symbole d’un système de santé lacunaire

Les femmes migrantes sont particulièrement vulnérables quant à leur santé: travail précaire, coût élevé des soins ou fausses représentions à leur égard de la part des professionnels de la santé. Autant de facteurs qui se répercutent sur leur bien-être.

Alexandra B* (prénom d’emprunt) est arrivée à Genève il y a douze ans, sans papiers. Ou plutôt avec les mauvais papiers. Ceux qui condamnent leurs détenteurs à la précarité. A la débrouille aussi. Pour manger. Pour travailler. Pour se soigner. Alexandra B* est employée comme femme de ménage. Toute la journée, elle traque la poussière dans les moindres recoins des appartements de standing des quartiers huppés de Florissant ou Champel. Elle ne se plaint jamais. Jeune, solide et fière, Alexandra B* veut gagner sa vie. Elle envoie une partie de ses revenus à son père resté à Guayaquil, en Equateur. L’homme souffre de diabète. Il ne pourrait payer ses soins sans les transferts réguliers de sa fille.
 

Alexandra B*, femme de ménage sans statut légal et sans couverture d’assurance maladie. Source: Joëlle Rebetez

Ses petits bobos à elle, elle n’y prête pas attention. Sauf cette douleur au bas du dos qui revient de temps à autre, comme dans un mauvais rêve. «Quand j’ai très mal, je me soigne avec des anti-douleurs», explique la jeune femme. Consulter un médecin? «Non, c’est cher et de toute façon, je n’ai pas les moyens de payer les primes de l’assurance maladie.»
«Je suis restée deux jours à la maison, puis suis repartie au travail. Comment voulez-vous que je m’offre des jours de congé supplémentaires?» Alexandra B*
C’était sans compter ce jour où elle reste clouée au lit avec une douleur qui se propage jusqu’au mollet. Ambulance, puis admission aux urgences des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). La douleur est aussi aiguë que son angoisse de manquer le travail, synonyme de perte nette sur son revenu. «Quand je ne travaille pas, je ne gagne rien», déplore la jeune femme. «C’est vite l’engrenage.» Un médecin accompagné d’une interprète français-espagnol l’ausculte. Diagnostic: sciatique causée par une hernie discale. Le spécialiste lui prescrit des anti-inflammatoires, dix séances de kinésithérapie et quatre semaines d’arrêt de travail. «Je suis restée deux jours à la maison, puis suis repartie au travail», s’exclame Alexandra B*. «Comment voulez-vous que je m’offre des jours de congé supplémentaires?»

Quand la santé n’est pas une priorité

«Les femmes migrantes ont souvent un lourd vécu en matière de santé», explique le Dre Coline Rappaz, généraliste et spécialiste en santé communautaire. Elles vivent dans des conditions précaires et ne prennent pas assez soin d’elles, comme si leur santé n’était pas vraiment une priorité.» La spécialiste travaille depuis plusieurs années au sein de la consultation des populations vulnérables des HUG (CAMSCO). Ce petit hôpital de jour, financé par un fonds public d’environ 20 millions de francs par année, accueille principalement des migrants sans papiers et, de manière plus générale, des personnes sans assurance maladie, dont une majorité de femmes.
Vidéo: Le Dre Coline Rappaz se confie avant de prendre son service

En Suisse, l’accès aux soins est inscrit dans la Constitution fédérale. Mais dans la pratique, une autre réalité se dessine. Le Dre Coline Rappaz et ses quatre collègues doivent constamment bricoler des solutions pour faire face aux pics d’affluence. «Personne ne remet en question le travail que nous réalisons à la CAMSCO mais nous faisons face à un manque de personnel, surtout depuis la dernière vague d’immigration», déplore la spécialiste. «Jusqu’à 40 personnes en deux heures, c’est tout simplement trop pour garantir des bonnes conditions d’accueil et de soin.» A cela, s’ajoute un autre phénomène tout aussi préoccupant aux yeux des professionnels de la CAMSCO: de nombreux patients arrêtent leur traitement prématurément ou ne reviennent pas au deuxième rendez-vous. La cause? Le coût élevé des soins, même si ceux-ci sont en partie pris en charge par l’hôpital et que des plans de paiement sont proposés aux plus précaires.
 
 

La loi suisse (Constitution fédérale suisse et loi sur l’assurance-maladie publique) prévoit une assurance maladie obligatoire pour toute personne résidant sur le territoire helvétique pour une durée de plus de six mois. Les assureurs ainsi que les professionnels de la santé ne doivent transmettre aucune donnée personnelle de clients sans papiers à un tiers, à l’exception des informations requises par l’assurance à des fins purement administratives. Les «sans-papiers» ont ainsi le droit de contracter une assurance maladie, même s’ils sont extrêmement peu nombreux à le faire, étant donné que le salaire perçu (environ 1000 à 2000 francs par mois en moyenne à Genève) leur permet tout juste de couvrir les besoins de base (logement et alimentation).

Vidéo: Maria S* patiente à la CAMSCO, sans couverture maladie
 
«La plupart ne possède pas d’assurance maladie en raison de la méconnaissance du système de santé suisse, des barrières administratives et du prix élevé des primes», ajoute encore le Dre Coline Rappaz. «Je vois de nombreuses femmes dans cette situation-là, c’est inquiétant.» L’égalité des chances dans le système de santé ne semble pas acquise, a fortiori pour les femmes sans statut légal, déjà vulnérables du fait de leur situation socio-économique précaire. Autant de facteurs qui se répercutent directement sur leur intégration, leur santé physique et psychologique et leur bien-être général.

Infographie: Situation précaire des usagers de la CAMSCO

Nuriah S*, Selam B*, Fariah M*, toutes trois originaires d’Erythrée, ont une couverture d’assurance maladie de base depuis leur arrivée en Suisse il y a trois ans et le statut de réfugiées. De plus, elles ont les moyens de se rendre chez le médecin et de payer leurs frais médicaux. Pour elles, aucune barrière financière significative pour accéder aux soins mais une barrière d’un autre genre, celle «des fausses représentations», découverte dans le cadre de leurs premières consultations gynécologiques: ces jeunes femmes ont subi une mutilation génitale féminine (MGF), à savoir l’ablation d’une partie ou de l’ensemble du clitoris. Une problématique de santé publique encore méconnue dans notre pays, voire taboue. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) estime que quelque 15 000 femmes et filles vivant en Suisse sont directement concernées par les MGF ou risquent d’être mutilées.

Ces blessures que les médecins ne savent pas voir

Les communautés somaliennes et érythréennes de Genève dénoncent cette pratique depuis plusieurs années. «Nous avons réalisé un important travail d’informations auprès des femmes concernées, non sans peine», raconte Nuriah S*. Il fallait oser en parler pour que cette blessure ne se répète pas sur nos filles.» Si ce travail de sensibilisation commence à porter ses fruits, les mutilations génitales féminines restent largement méconnues des professionnels de l’asile, de l’intégration ou de l’enseignement. Plus préoccupant encore, le manque d’informations chez les professionnels de la santé. Lors des consultations gynécologiques, les filles et femmes touchées par les mutilations génitales féminines se retrouvent parfois face à un médecin qui ignore tout de la problématique.

Une rose recousue, symbole international de la lutte contre les mutilations génitales féminines et contre les tabous encore bien existants dans les milieux médicaux. Source: OMS

«Certains gynécologues suisses exerçant en cabinet privé n’osent pas aborder le sujet avec nous», s’exclame Nuriah S*. «Ils n’emploient pas les bons mots, se gênent ou ne répondent tout simplement pas à nos préoccupations.» Un silence qui peut être grave de conséquences, d’autant plus lorsque la femme est enceinte. «Il y a eu des complications lors de mon accouchement car le bébé ne pouvait pas passer», se souvient Selam B*. «J’ai cru que j’allais perdre le bébé et la sage-femme a eu peur pour moi aussi car tout s’est déchiré en bas.» Une situation qui aurait pu être évitée en effectuant une chirurgie réparatrice avant l’accouchement.
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Dre Jasmine Abdulcadir, consultation pour femmes excisées, HUG.
Audio: Jasmine Abdulcadir, consciente du tabou des MGF dans le milieu médical 
Jasmine Abdulcadir, spécialiste en gynécologie obstétrique et fondatrice de la consultation des mutilations génitales féminines aux HUG milite pour une meilleure connaissance de cette problématique dans les milieux de la santé. Depuis 2010, une action de prévention et d’informations a été lancée auprès des étudiants en médecine et du personnel des HUG. «Nous avions constaté que les étudiants n’abordaient pas du tout le sujet pendant tout leur cursus», explique la spécialiste. «Comme si notre médecine occidentale ne reconnaissait pas ce problème.»
Le Dre Jasmine Abdulcadir a fait inscrire en 2015 un cours obligatoire sur les mutilations génitales féminines pour les étudiants de troisième et de quatrième année de médecine. S’il est encore trop tôt pour en évaluer l’effet, la spécialiste se réjouit de cette avancée. «Le simple fait d’aborder cette problématique pendant un cours et de mettre des mots sur le sujet permet de dédramatiser et surtout de briser le tabou du côté institutionnel et médical», explique-t-elle. «Mais il y a encore beaucoup de progrès à faire en médecine dite internationale, spécialement dans une ville multiethnique comme Genève.» Le constat que dresse le Dre Melissa Dominice Dao, médecin-adjointe au Département de médecine communautaire, de premier recours et des urgences des HUG (DMCPRU) est le même. «Les histoires d’Alexandra, Nuriah et Selam démontrent les failles de notre système de santé», explique-t-elle. «Les médecins et les infirmiers ne sont pas suffisamment formés pour soigner cette patientèle féminine sans frontières, pourtant bien existante à Genève et en Suisse.»
 
 
«Ils doivent également se remettre en question pour casser leurs fausses représentations et leurs préjugés mais cela ne suffit pas toujours.» Dre Melissa Dominice Dao
Dans les consultations de médecine générale, la spécialiste a également repéré des lacunes: «Lors de la pose du diagnostic, un moment pourtant crucial dans le rapport entre le patient et le médecin, le personnel soignant doit utiliser des compétences particulières comme l’empathie ou l’écoute». Des compétences qui nécessitent du temps et de la disponibilité, ressources qui peuvent parfois manquer dans le flux de travail en milieu hospitalier.
 
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Dre Melissa Dominice Dao, médecin-adjointe, Département de médecine communautaire, HUG.
«Médecins et infirmiers doivent également se remettre en question pour casser leurs fausses représentations et leurs préjugés mais cela ne suffit pas toujours.» Ce manque de temps, de savoir-faire et d’outils de communication se répercute directement sur la qualité des soins et de la prise en charge. Pour répondre à cet enjeu, les universités de Genève et de Lausanne ont lancé en octobre dernier sous l’impulsion de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), la formation «Santé et diversité: pratiquer les approches transculturelles». Vingt étudiants inscrits, la plupart sont médecins. Une esquisse de réponse pour un enjeu de santé publique majeur, qui dépasse largement les frontières du canton de Genève.

Régulariser pour faciliter l’accès aux soins?

La Suisse, terre d’accueil et de migration, se retrouve aujourd’hui et dans les années à venir face au grand défi de l’intégration de milliers de nouveaux venus. Sous la coupole, le sujet fait débat. Une majorité de droite a questionné en fin d’année dernière la prise en charge des coûts de la santé pour les sans-papiers non assurés et insolvables. Un financement qui, selon les signataires, ne devrait pas être assuré par la collectivité. «La question a le mérite d’être posée», estime Laetitia Carreras, collaboratrice au Centre de Contact Suisses-Immigrés. «Mais la classe politique doit comprendre que l’accès aux soins pour les migrants passe en priorité par leur intégration sur le marché du travail et par la régularisation de leur statut.» Pour Laetitia Carreras, ces derniers pourraient ainsi mieux défendre leurs droits et dénoncer les nombreux abus (conditions de travail précaires, logeurs peu scrupuleux, etc.) dont ils sont victimes. Faire d’une pierre deux coups, en quelque sorte: «C’est en stabilisant leur situation au niveau du permis de séjour que les migrants, et les femmes de surcroît, seront mieux armés pour sortir de la précarité, gagner en autonomie financière et par conséquent, accéder aux soins universels.»
 
 
 
Texte: Joëlle Rebetez
Photos: Joëlle Rebetez, OMS et Keystone

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