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Les esprits meurtris de l’exil: une prise en charge lacunaire

Partir et tout laisser derrière soi. Chaque mois des milliers de migrants en font l’expérience. Arrivés en Suisse, la plupart d’entre eux souffrent de troubles psychiatriques. Sans obtenir les soins adéquats. 

I. prise en charge psychiatrique: les carences helvétiques

« J’avais l’impression d’avoir tout perdu. Ma maison, ma mère, mon père. C’était un sentiment terrifiant. Lorsque je suis arrivé en Suisse, j’étais à bout. J’avais des idées noires ». Hossein*, 32 ans, esquisse un sourire gêné accoudé à la table de son nouveau chez soi à Bernex, dans le canton de Genève. Cigarette au bout des doigts, il conjugue pourtant ces souvenirs douloureux au passé. Des confidences entrecoupées par un regard parfois fuyant. Seulement rattrapé par un drapeau épinglé contre le mur. Pour ne pas oublier la terre qu’il a du fuir. Sa Syrie natale.
J'avais des idées noires. Parler m'a sauvé. Hossein
Il y a deux ans, après avoir vécu sur la route de l’exil, Hossein atteint la Suisse où il est dirigé vers le centre d’enregistrement de Vallorbe. « Je tournais en rond toute la journée ». Sa détresse, il ne savait pas où l’exprimer, ni à quelles oreilles la raconter. A leur arrivée sur territoire helvétique, les requérant passent un contrôle de santé exclusivement physique. C’est seulement dans les cantons qu’un examen mental est possible. Diagnostiqué dépressif, Hossein est pris en charge par les hôpitaux universitaires de Genève. Il peut enfin se livrer. « Parler m’a sauvé », répète-t-il.
Comme Hossein, plusieurs centaines de migrants passent chaque année par le même processus. Mais les besoins dépassent bien souvent l’offre. Selon les principaux hôpitaux de Suisse interrogés sur la question, il manquerait aujourd’hui plus de 500 places dans les structures ambulatoires, principalement du côté alémanique. Et les listes d’attente dépassent parfois les 18 mois.
*Prénom d’emprunt

Manques de places ambulatoires par canton (estimations)


A l’origine de la pénurie, la vague migratoire amorcée dès 2010. « Nous avons été pris de cours. Les demandes ont explosé, notamment à partir de la crise syrienne », explique Sophie Durieux, responsable du réseau « Santé pour tous » aux hôpitaux universitaires de Genève. « Avant cette période, le flux était moins tendu et les cas rencontrés moins violents. La majeure partie de nos patients étaient des travailleurs migrants, souvent installés en Suisse depuis plusieurs années. Aujourd’hui ce sont principalement les requérants d’asile qui passent par nos services. Et il y a encore du travail pour satisfaire leurs besoins! » ajoute-t-elle.
Un constat partagé par la plupart des structures cantonales. A l’instar de l’unité « Psy et Migrants » du CHUV. Le témoignage de sa directrice, Florence Faucherre.

 
Les services hospitaliers publics sont donc surchargés. Mais ce ne sont pas les seuls. « Nos structures prennent en charge les patients les plus atteints. Mais il y a aussi tous les dispositifs de dépistages qui sont engorgés en amont », ajoute Sophie Durieux. Selon elle, la faille se situe dans les centres d’accueil de la Confédération. « Ils n’offrent pas d’aide psychologique aux requérants dans le besoin. Or c’est à ce moment là qu’il faudrait agir. Car plus l’attente se prolonge, plus les cas s’aggravent ».
Malgré la situation la psychiatre reste optimiste. « Nous travaillons à flux tendu mais les solutions existent. Aujourd’hui nous avons rattrapé certains retards. Nous sommes confiants pour l’avenir ».

II. A chaque parcours son traumatisme

« Le traumatisme, c’est un puzzle à recomposer », explique Sophie Durieux. « A chaque parcours, sa particularité. Tout le défi est de retrouver les points critiques sur lesquels il faudra travailler ». Et les façons d’écouter varient principalement en fonction de l’âge des patients migrants. 
Il y a tout d’abord les mineurs non accompagnés, des enfants livrés à eux-mêmes ». Ce sont souvent les patients les plus délicats à traiter car ils ne possèdent que très peu de repères ». Il y a ensuite les adultes qui portent parfois le poids de toute une famille. « Ils se sentent responsable du destin de leurs proches. Cette pression est un fardeau supplémentaire dans leur vécu traumatique ».
 

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Sophie Durieux, responsable du programme "Santé pour tous" aux HUG.
Quant aux types de traumatismes décelés, la dépression touche la majorité des requérants d’asile à Genève. Les chocs post-traumatiques et les troubles psychotiques font aussi partis des pathologies constatées. « Beaucoup emportent avec eux les souvenirs douloureux de leurs vies passées. D’autres subissent le choc d’un voyage chaotique. Mais le plus souvent, c’est la peur de l’inconnu qui les déboussole », explique Sophie Durieux. « Mais tout cela est loin d’être nouveau », précise-t-elle.

Types de traumatismes (source: HUG)


En effet, ces diagnostics sont connus depuis plus de 25 ans dans le monde de la migration en Suisse. Avec un élément déclencheur: la guerre des Balkans. A l’époque, les instituts hospitaliers publics ne bronchent pas. C’est avant tout la société civile qui s’empare de la problématique. Plusieurs groupes se créent alors pour offrir une écoute aux milliers de migrants jetés sur la route de l’exil. Parmi eux, l’association Appartenance, la première structure à mettre en place un système de prise en charge psychiatrique professionnel. Philippe Conne toujours actif au sein de l’association, se souvient.
 

« A ses débuts, Appartenance était une minuscule structure. Nous étions tous bénévoles. C’était rude. Mais avec le recul, j’ai l’impression d’avoir changé le destin de beaucoup d’hommes et de femmes. J’ai gardé contact avec certains d’entre eux. Ils sont aujourd’hui parfaitement intégrés en Suisse. C’est vrai, j’en suis fier! » sourit Philippe Conne.
Aujourd’hui Appartenance vit toujours. Et l’association à même fait des émules dans le canton de Genève. Elle collabore désormais étroitement avec les services du CHUV et des HUG. « Les échanges sont nombreux et ne cessent de se développer. Il sont à la fois financiers et personnels. C’est une véritable plus-value à l’heure où les besoins n’ont jamais été aussi grands », selon Philippe Conne.
 

III. Un manque synonyme de bombe à retardement?

Würzburg, Allemagne, lundi 18 juillet 2016. Un réfugié afghan de 17 ans sème la terreur dans un train local. Muni d’une hache et d’un couteau, il attaque sauvagement les passagers. Cinq personnes sont blessées, dont deux grièvement. Les enquêteurs établissent alors le profil de l’assaillant. On le décrit comme « malade mental » et « perturbé psychologiquement ». Après le bain de sang, le maire de Würzburg rédige une lettre ouverte dans laquelle il demande à l’Etat allemand d’augmenter les moyens pour le soutien psychologique des demandeurs d’asile. « Cet exemple montre bien que la question commence à préoccuper en Europe », estime Sophie Durieux.
Alors migrants en dépression, bombes à retardement? « Ce n’est pas si simple! » temporise-t-elle. En Occident, des milliers de personnes ont des troubles psychiatriques mais ce n’est pas pour autant qu’ils commettent des attentats. Il y a bien d’autres motivations dans ce type d’actions ».
 
La vraie bombe à retardement c'est celle de l'intégration. Jan von Overbeek, président de l'Association des médecins cantonaux de Suisse
 
 
 
 
Depuis l’augmentation des attentats en Europe, la question du profil psychologique des terroristes anime un vaste débat. Ces individus agissent-ils par pure idéologie? Ou sont-ils tout simplement atteints de « folie meurtrière »? « Les cas d’attaques commis par des réfugiés sont infimes. Il faut être claire: un requérant en dépression est un poids pour la société plus qu’un danger », ajoute la psychiatre.
D’autres acteurs du monde médical sont plus nuancés. « Würzburg illustre un fait: certains réfugiés sont dans une telle détresse qu’il n’ont même plus la conscience de leurs actes » estime Jan von Overbeek, président de l’Association des médecins cantonaux de Suisse (AMCS)« Nous sommes complètement à la traîne dans la prise en charge psychiatrique en Suisse. Cela peut avoir des conséquences sécuritaires. Mais la vraie bombe à retardement c’est celle de l’intégration. Que va-t-on faire des jeunes migrants atteints mentalement, si on ne les soigne pas? » se questionne-t-il. « Tout cela est un gâchis ».

IV. Face aux manques, les alternatives s'organisent

 
Face aux manques de structures, plusieurs initiatives ont récemment vu le jour pour désengorger les centres de prise en charge psychiatrique « classique ». Genève est à l’avant garde du mouvement. Avec une méthode originale: les soins dits transculturels. L’objectif? Permettre aux migrants de renouer avec leurs racines pour mieux appréhender leur nouvelle vie. C’est ce que tente de faire Giovanna Marcato via la musicothérapie. Chaque semaine, instruments en main, elle part à la rencontre d’enfants migrants en difficulté. Rencontre lors d’une séance avec Ed*, 5 ans, originaire d’Haïti.
*Prénom d’emprunt
 

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Giovanna Marcato, musicothérapeute.
 
 
 
Activer ses repères pour adoucir une transition culturelle souvent brutal, c’est aussi le but de l’ethnopsychiatrie. « C’est comme si l’on renvoyait l’esprit du patient dans sa culture d’origine. Tout se fait ici par la parole » explique Jocelyne James, membre fondatrice de l’Association genevoise pour l’ethnopsychiatrie, la première structure privée à avoir tenter l’expérience.
Chaque semaine, plusieurs dizaines de migrants franchissent les portes de son cabinet pour se raconter. Mais la démarche est parfois difficile. « Pour certains, il est très délicat de se replonger dans un passé souvent synonyme d’échec ou de malheur. Mais on tente de les persuader que cela fait parti de leurs vécus. Renier son passé c’est ne plus savoir qui l’on est et d’où l’on vient. Impossible dès lors de se construire une nouvelle vie ». Et la méthode est efficace. « Dans la grande majorité des cas, les migrants repartent apaisés. C’est un vrai succès! » affirme-t-elle. A un tel point que l’ethnopsychiatrie s’est récemment institutionnalisée au sein même des HUG.

V. Vers un soutien plus actif de la Confédération?

Les idées ne manquent pas pour pallier aux besoins. Mais comme toujours, ce sont les moyens financiers qui font défaut. « C’est le nerf de la guerre. Mais les autorités devraient prendre conscience de l’urgence de la situation », estime Jan von Overbeek. « L’enjeu est énorme. Il faut que les politiques comprennent qu’un migrant en mauvaise santé mental ne pourra rien apporter à la société. La classe politique doit avoir le courage d’agir, même si investir dans le domaine migratoire reste un tabou. La majorité de droite au Parlement estime que l’on en fait déjà assez ».
Sous la Coupole, le sujet n’a jamais été abordé concrètement. Mais le 8 mars dernier, la conseillère nationale du parti évangélique suisse, Marianne Streiff-Feller, a déposé une première interpellation sur la thématique. Elle demande notamment au Conseil fédéral de prendre connaissance d’une situation qu’elle juge « lacunaire ». L’élue questionne aussi les sept sages sur le financement de l’interprétariat communautaire.
Le Conseil fédéral devrait apporter sa réponse en juin prochain, lors de la session parlementaire d’été. Et même si les grandes manœuvres politiques ne sont pas à l’ordre du jour, cette interpellation pourrait nourrir la réflexion à Berne. Et pourquoi pas créer un vrai débat de société sur la question.
Texte: Adrien Krause
Photos: Adrien Krause, Keystone
 
 

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