L’armée suisse s’est donné comme mission de compter dans ses rangs 10% de femmes d’ici 2030. Mais plusieurs soldates dénoncent un manque de moyens matériels et une culture sexiste difficilement compatibles avec cet objectif.
Pour Tiffany Martin, l’armée, c’était un rêve… pour lequel elle blâme affectueusement son paternel. « Il a fait la vieille armée et me racontait des anecdotes », se rappelle cette gradée de 24 ans. Le père Martin lui a par exemple relaté les gueulantes poussées par sa logeuse à Olten lorsqu’il rentrait trop tard le soir. Lui avait beau ne pas être trop pro-armée, ses récits ont convaincu sa fille de s’engager.
Par la suite, l’armée va même représenter pour elle un accélérateur de carrière, en lui payant une formation de juge d’instruction. À terme, Tiffany vise la justice militaire. Une fois qu’elle aura passé son brevet d’avocate, bien sûr.
Tiffany est loin d’être un cas isolé. La « Grande Muette » n’hésite pas à financer une partie des études de ses soldates en échange de leur engagement. « L’armée suisse te fait progresser sur le plan personnel et professionnel », vante l’institution sur son site. Une fois enrôlées, elle favorise aussi leur accession à des postes de gradées. À tel point que, proportionnellement, les femmes gradent plus que les hommes. Deux fois plus. C’est que, depuis quelques années, l’armée suisse veut se féminiser.
Objectif 10%
20 décembre 2018. Dans les allées marbrées du Palais fédéral, la nouvelle conseillère fédérale Viola Amherd pose devant les caméras… raquette de tennis à la main. Un cadeau signé Guy Parmelin à la nouvelle ministre des sports, une fan déclarée de la petite balle jaune. Le caractère débonnaire de cette passation de pouvoir pourrait presque occulter la nouvelle majeure de la journée : ce jour-là, Viola Amherd ne devient pas seulement ministre des sports, la voilà également en charge de la défense du pays. Une première pour une femme dans l’Histoire de la Suisse.
Rapidement, les supputations agitent la Berne fédérale. La ministre nommera-t-elle une femme comme cheffe de l’armée ? Parviendra-t-elle à changer l’image de la force militaire la moins féminine d’Europe (0,7% de femmes seulement) ?
À la première question, la réponse est non. À la deuxième, Viola Amherd s’y emploie. Objectif affiché en 2021 par la Valaisanne : 10% de femmes d’ici 2030. Pour cela, le Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) multiplie les actions : campagnes nationales, journées d’information pour les femmes ou encore création d’un service spécialisé pour les femmes et la diversité dans l’armée en 2022.
INFROGRAPHIE – L’accès des femmes à l’armée suisse
Une armée plus féminine, un moyen de faire avancer la cause des femmes selon la stratégie Égalité 2030 de la Confédération, mais pas que. Le DDPS reconnaît aussi un caractère pratique à la présence de femmes dans l’armée. Selon lui, les équipes mixtes à l’armée sont plus « performantes ».
Ça, la Norvège l’a bien compris. Avec son armée mixte, elle fait figure de pionnière sur le Vieux Continent. Dans le pays, l’obligation de servir concerne tant les hommes que les femmes, mais à la fin du recrutement, seuls les meilleurs profils finissent dans les casernes, indépendamment de leur genre. Introduite en 2015, cette petite révolution a fait bondir la conscription féminine de 17% à 35% en huit ans, tout en maximisant les chances de repérer des talents.
En Suisse, les chiffres sont incomparables. La proportion de femmes sous les drapeaux n’est que de 1,6%. Un record tout de même, à propos duquel la Confédération se dit satisfaite. Pourtant, l’armée n’est pas toujours prête à accueillir ces nouvelles soldates…
GRAPHIQUE – proportion de femmes au sein de l’armée suisse depuis 2005
Maudit pantalon
Ensemble, les ingrédients ont formé une sorte de ciment jaunâtre, pas encore tout à fait solide. L'œuf et la farine, matières premières d'une infinité de bizutages. Joëlle va maintenant devoir passer l'après-midi à décrotter sa tenue. Rageant. D'autant plus qu'elle y tient particulièrement à cet équipement. Pas seulement pour son côté esthétique - très réussi selon elle, bien coupé - mais parce qu'il est à sa taille, tout simplement. Et quand on est une femme à l'armée, c'est loin d'être une garantie.
AUDIO - Les déboires vestimentaires de Joëlle
"Les tailles d'habit commencent à 48. Comme les femmes sont plus menues, ça taille trop grand, regrette pour sa part Carla. Et tu n'as pas non plus envie de passer pour une princesse avec tes requêtes".
La trop grande amplitude des équipements peut même mettre les soldates en danger, alerte cette fantassin. Elle narre l'expérience d'une camarade, haute de 1m55 et lésée par les dimensions de son gilet pare-balles. "On a fait un exercice où on devait péter des fenêtres avec une grenade, puis entrer dans le bâtiment. On devait se mettre par terre, et elle, elle ne pouvait plus se relever. Son gilet lui a bloqué les jambes", rapporte Carla.
En 2021, l'armée avait annoncé l'introduction pour l'année suivante de tenues de combat, sac à dos et gilet pare-balles adaptés aux femmes. Selon notre enquête, ces équipements ne sont pas encore présents en nombre suffisant. Le DDPS concède qu'à la différence des uniformes de sortie, confectionnés sur mesure, les tenues de travail sont un peu moins adaptées aux femmes.
Autre problème : les infrastructures. Lors d'un cours de répétition à Bure, Carla a dû dormir dans un placard à balais avec une camarade, faute de dortoirs pour femmes. Lors d'une autre sortie, c'était une douche pour les femmes qu'il manquait.
On n'a pas de médicaments pour les femmes Un médecin de l'armée
Là encore, le DDPS le reconnaît, les infrastructures ne sont pas prévues pour accueillir des femmes. Mais note-t-il, "des solutions adéquates sont trouvées la plupart du temps sur le terrain".
Parfois, c'est l'encadrement médical qui pèche. Après quatre jours d'école de recrue, Tiffany subit une infection urinaire. "J'ai dû aller voir les sergents. Ils étaient très mal à l'aise. Ils ont appelé le lieutenant, qui, aussi très mal à l'aise, a appelé le sergent major-chef, décrit la jeune femme. J'ai dû à nouveau raconter mon histoire. Quand on m'a enfin amenée à l'infirmerie, le médecin m’a dit 'oui c’est grave, mais on n’a pas de médicaments pour les femmes ici'. Ils m'ont mis dans une voiture direction la pharmacie", conclut Tiffany.
Cette anecdote, la sergente la raconte sur un ton blagueur, se délectant presque des pudeurs de ses supérieurs masculins de l'époque. Ce genre de dissonances entre les sexes peut prêter à sourire. D'autres, en revanche, sont problématiques.
Sexisme ambiant
"Il faut savoir se faire respecter". Voilà un mantra que répètent plusieurs femmes militaires quand on les interroge sur le sexisme dans l'armée. On relance : "S'il faut savoir se faire respecter, c'est que le respect n'est donc pas garanti d'office ?" Là, généralement, les langues se délient.
La plus grande expression du sexisme se niche dans ce qui touche à la sexualité des femmes. D'après plusieurs témoignages, un climat de suspicion pèse sur les soldates. De quoi rendre difficile toute relation amicale entre les hommes et les femmes.
VIDÉO - Carla raconte comment l'amitié avec un homme est mal vue
Le premier jour de l'école de recrue, Joëlle tombe sur une vieille connaissance. Ils rattrapent le temps perdu, s'entraident lors des exercices, deviennent "comme cul et chemise". "Puis, un sergent est allé dire à sa hiérarchie qu'il nous avait vu ensemble dans le bâtiment des femmes. Que quelqu'un essaie comme ça de propager une fausse information, ça m'a choquée. Et ce n'est pas sur mon pote que c'est retombé, mais sur moi".
Joëlle confie ensuite avoir reçu la visite de ses deux sergentes, venues lui notifier à elle et ses camarades qu'elles ne voulaient pas de problèmes avec les filles de leur section. "On n'est pas des putes", assènent-elles, d'un air entendu. Selon Charlotte, greffière au tribunal militaire, ce genre d'épisodes sont la preuve que le sexisme à l'armée peut aussi être le fait des femmes.
VIDÉO - Charlotte déplore certains comportements de femmes à l'armée
Stéphanie Monay, docteure en sciences politiques et autrice d'une thèse sur les femmes dans l'armée, explique ce phénomène. "Ce qui est très fort dans l'armée, ce sont les figures repoussoirs : la femme putain, la femme fragile, la femme fardeau. Une stratégie pour s'en distancer, c'est justement de participer à ce discours. Les femmes ont donc un discours dur entre elles".
Des discours âpres, y compris lorsque le sexisme débouche sur des agressions. Exemple avec Émilie, sergente. "Les agressions, c'est un tabou dans l'armée. Mais ce qu'on rencontre beaucoup - c'est un peu mal dit - ce sont des filles frustrées, assure Émilie. Elles ont couché, le garçon est parti avec une autre, et elles lui mettent une plainte aux fesses pour agression. Alors que sur le moment, elles étaient consentantes ".
Mais qu'en est-il des agressions sexuelles commises par des gradés ? "Si on y est, il faut mettre un peu de caractère sur la table et dire 'non, dégage'. Savoir répondre, ça éviterait beaucoup de choses", suggère Emilie.
Les femmes ont un discours dur entre elles Stéphanie Monay, autrice d'une thèse sur les femmes à l'armée
Pas si simple, d'après Charlotte. En cause, la relation hiérarchique entre les gradés et les recrues, dont la plupart ont 18 ans et peu de jours de service. "Ça rend plus difficile la libération de la parole. Il peut y avoir une certain crainte".
INFOGRAPHIE - Les délits sexuels contre les femmes
Dans d'autres cas, le prix à payer en cas de dénonciation du sexisme est trop jugé trop élevé. Dénoncer, c'est prendre le risque de ne pas s'intégrer dans sa troupe, regrette Charlotte, qui pointe du doigt un climat qui valorise le fait de prendre sur soi, pour faire comme les hommes.
"Le discours critique est délégitimé, observe pour sa part Stéphanie Monay. Les femmes dans l'armée ne peuvent pas être critiques car elles sont volontaires. Ça vaut notamment pour les dénonciations des délits", complète la chercheuse.
Pour tenter de remédier à cette difficulté, l'armée permet aux femmes de dénoncer des agressions non pas seulement à leur hiérarchie, mais aussi à différents services militaires : l'aumônerie, le service social, le service psychopédagogique. Toutefois, aucune des soldates que nous avons interrogés n'a paru connaître l'existence de ces possibilités. Elles reconnaissent, malgré tout, les efforts de l'institution pour s'attaquer au sexisme.
Des femmes prétextes ?
Sarah et Emma protestent. Cette boille à thé, elles l'ont déjà portée des kilomètres à l'aller. Pourquoi parmi la vingtaine de garçon de la compagnie, aucun ne se propose de la ramener ? Si ça retombait encore sur elles, ce serait profondément injuste, plaident les deux soldates. "Vous n'allez pas faire les princesses quand même ?", leur rétorque un camarade. Intérieurement Emma bouillonne. "Par fierté, on a ramené la boille, relate-t-elle. À l'arrivée, on l'a portée jusque devant le gars et je lui ai dit "tiens princesse", en faisant une petite révérence".
Comme Sarah et Emma, les femmes en treillis doivent souvent prouver qu'elles méritent d'être prises au sérieux. Dissiper les doutes à leur endroit. Une fois que c'est fait, leur présence est généralement valorisée.
La hiérarchie veut surtout des femmes pour l'image Jöelle, soldate
"Les garçons m'ont dit que quand il y avait une femme dans une section, ils faisaient moins les cons", s'amuse Carla. "Il y a beaucoup de discours sur l'effet pacificateur des femmes. C'est utilisé pour appuyer la présence des femmes, notamment de la part des cadres", relève de son côté Stéphanie Monay. Joëlle, elle, y va plus durement : "Pour l'image de la Suisse, ça fait beau, ça fait rose, ça fait bien, ose-t-elle. Moi, je pense que la hiérarchie veut surtout des femmes pour l'image".
L'image... ainsi que la pérennité de l'armée ? Selon un rapport de la société suisse des officiers paru en 2021, la présence des femmes dans les rangs militaires est un thème "crucial pour l'avenir de l'armée de milice". La faîtière des gradés va même plus loin. Pour enfin atteindre un dixième de femmes dans les effectifs, elle préconise le service obligatoire. "Il n'y a aucune alternative", clame le rapport, dans un accent thatchérien.
Rendre l'armée obligatoire pour les femmes, le Conseil fédéral y songeait aussi en 2022. À la cause égalitaire et de la performance des armées mixtes, vient s'ajouter un argument numérique : plus de femmes à l'armée serait une façon de remédier à la fuite des conscrits masculins vers le service ou la protection civile.
GRAPHIQUE - Nombre d'admissions par année au service civil
Qu'en pensent les principales intéressées ? Après tout, plus l'armée se féminise, plus le sexisme et les défauts d'infrastructures ont des chances de s'amenuiser... Les soldates que nous avons interrogées ne sont pas convaincues.
« Il ne faut pas que ça devienne un lieu de rencontres. Toutes les pimbêches qui vont venir et créer des problèmes…" devise Emma. Tiffany n'est pas emballée non plus. Pour elle, c'est plutôt la journée d'information qui devrait être obligatoire pour les femmes. Histoire de pouvoir faire un choix en pleine conscience. Carla, elle, n'est même pas favorable à l'obligation de servir pour les hommes... "Obliger quelqu'un, je trouve ça nul", décoche-t-elle.
Texte : Elias Baillif
Multimédia : Elias Baillif et Pauline Clerc
Crédits photo : Keystone (Laurent Gillieron, Urs Flueeler)
Date de publication : 3 octobre 2024