La «plateformisation» de la société permet aujourd’hui à de nombreuses personnes de lancer ce qu’on appelle des «small business» sans site internet de e-commerce et juste à l’aide des réseaux sociaux comme TikTok ou Instagram. En Suisse, beaucoup tentent l’aventure, en particulier des femmes.
«J’expédie jusqu’à 400 commandes par mois principalement en Suisse, mais aussi vers les Etats-Unis». Un véritable business pour Valeriya, jeune femme de 25 ans. En juillet 2020, elle cherche un emploi depuis six mois après un bachelor en relations publiques aux Etats-Unis. Alors qu’elle commande des bijoux sur internet, son frère lui glisse l’idée, au détour d’une conversation, de les créer elle-même. L’idée fait son petit bout de chemin dans la tête de la jeune femme. Elle décide de dessiner et d’assembler des bijoux elle-même, chez elle à Genève. En septembre 2020, Bingo! En une semaine, Valeriya fait 40 ventes. Deux ans après, elle en vit.
Valeriya n’a pas de site internet, mais TikTok, un compte Instagram et une boutique en ligne sur Etsy. Cette plateforme permet d’acheter des créations de personnes du monde entier. Il est aussi possible de la contacter directement par message sur Instagram pour lui commander ses produits. A ses débuts, la jeune femme a réfléchi à un site internet mais «c’est difficile d’avoir du trafic sur son site au départ». Cela lui a ainsi également permis de réduire les coûts lors du lancement de sa marque. Un site qui est désormais en préparation. Son compte @Valjewellery réunit plus de 13’600 abonnés sur TikTok. Elle possède ce qu’on appelle dans le jargon un «small business».
Des publications par millions
Sur Instagram le hashtag #Smallbusiness compte plus de 102 millions de publications. Chez son concurrent, TikTok, il comptabilise plus de 51,3 milliards de vues. Le format des vidéos est court et dynamique. De la création de bijoux aux gommages pour le corps, en passant par des bougies aux formes diverses et variées, on y trouve de tout. Des personnes du monde entier partagent leur quotidien de petits entrepreneurs. En vidéo, ils coulent leurs bougies, moulent des tasses ou préparent les commandes de leurs clients. Le tout accompagné de musiques entraînantes et de voix-off racontant les péripéties et joies de ces hommes et femmes d’affaires en devenir.
Certains de ces «small business» sur TikTok comptent aujourd’hui des centaines de milliers d’abonnés. «Asani Brand» produit des gommages pour le corps (cf. vidéo ci-dessous) et fait partie de ces Success Stories. En 2020, cette Anglaise crée sa page sur le réseau social. Aujourd’hui, elle réunit plus de 500’000 abonnés et certaines vidéos font jusqu’à 40 millions de vues. Elle a depuis créé un site internet.
@asanibrand Pack my first order to Singapore 🇸🇬 🫶🏽 #packingorders #packing #smallbusiness ♬ Body – Instrumental – Summer Walker
Une activité complémentaire
«La « plateformisation » permet la création de ces petites entreprises, mais le pourcentage d’indépendants en Suisse n’augmente pas. Il se situe entre 13 et 15%» nous explique Fabrice Plomb, sociologue et maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg. Pour la plupart des jeunes adultes ayant un «small business», il semblerait effectivement qu’il s’agisse plus d’une activité complémentaire. «Mon domaine d’étude reste ma priorité» nous confie Magali, 27 ans, psychologue et propriétaire de la boutique de boucles d’oreilles en argile polymère «ateliier.21» sur Instagram.
Il s’agit avant tout d’une activité-passion pour Simone (@everydayscrunchie sur Instagram), créatrice de scrunchies pour les cheveux (chouchou ou élastiques, en français) depuis septembre 2019, parle même d’une forme de méditation lorsqu’elle crée. Simone est passée de la vente sur Instagram à la création d’un site internet en octobre 2020. Elle concède toutefois qu’elle ajouterait son activité sur son Curriculum Vitae car cela «montre une certaine polyvalence et des compétences».
Surtout des femmes…et des jeunes mamans
De nombreuses jeunes mamans se lancent sur Instagram. Une véritable niche dans l’univers des «small business», où le hashtag #mompreneur (contraction de mum et entrepreneur en anglais) compte plus de 10 millions de publications sur Instagram. Anne Jourdain, sociologue à l’Université Paris-Dauphine, s’est penchée sur la question des créatrices et artisanes françaises qui vendent en ligne, en particulier celles qui vendent sur les réseaux sociaux. Avec ses recherches, elle a dressé un portrait de ces femmes qui se reconvertissent après une grossesse.
Audio: La sociologue Anne Jourdain dresse le portrait de ces femmes qui vendent sur les réseaux sociaux
Reema Hug, consultante juridique à son compte, ajoute qu’en Suisse, il est parfois compliqué de rejoindre le monde du travail après un congé maternité. Selon la consultante, les femmes ont souvent l’envie de réintégrer le monde du travail après un congé maternité. Ce qui n’est pas toujours approuvé par les employeurs: «Les licenciements abusifs, c’est une réalité que beaucoup de femmes vivent.»
Anne Jourdain, parle plutôt d’une forme d’émancipation pour les femmes. Elle émet toutefois quelques réserves quant au succès de ces «mompreneurs», et de manière plus générale des petits créateurs sur les réseaux sociaux. D’après ses recherches, seulement 1% des vendeuses françaises du site Etsy.com réussissent à tirer de leur activité un salaire minimum chaque mois: «Il n’y a jamais émancipation totale, parfois on s’émancipe d’un côté, on s’aliène de l’autre. C’est ce qui se joue chez les « mompreneurs », elles se libèrent de certains aspects, pour rester dans un cadre traditionnel de domesticité».
Vidéo: Charlotte sur le futur de son activité
Charlotte fait de la «Fiber Art» (art de la fibre en français) depuis début 2020. Cette maman d’une petite fille de 2 ans est consciente que le succès n’est pas toujours évident sur les réseaux sociaux: «la concurrence est là, maintenant il y a 50 créatrices pour une même forme d’art». L’un des buts pour Charlotte est de tirer un revenu de son activité car «vivre du salaire uniquement de mon conjoint est compliqué en Suisse». Cette vaudoise souhaite avant tout donner un exemple à sa fille pour plus tard: «je n’ai pas envie qu’elle s’enferme dans un schéma qui ne lui convient pas».
Je n’achète pas quelque chose qui a traversé toute la planète et qui a été créé dans des conditions louches Clara, 26 ans, doctorante en histoire de l'art
Du côté des consommateurs, acheter directement sur Instagram ou TikTok est une expérience positive. Clara, 25 ans, n’avait pas nécessairement envie d’acheter sur les réseaux sociaux. Lors du premier confinement en Suisse dû à au Covid-19, l’algorithme de son compte Instagram a commencé à lui montrer des petites boutiques suisses. Finalement, elle contacte une marque de vêtements tessinoise: «il y avait quelque chose d’original, de différent». Cette doctorante en Histoire de l’art à l’Université de Neuchâtel, apprécie avoir un échange personnalisé avec les créateurs mais aussi soutenir le côté «local». «Je n’achète pas quelque chose qui a traversé toute la planète et qui a été créé dans des conditions bizarres» nous dit-elle. Un aspect que confirme Fabrice Plomb: «Les gens recherchent ce type de produits, la question de la traçabilité est importante aujourd’hui».
Des créateurs vont dans le sens de l’éco-responsabilité. Simone (@everydayscrunchie) ne crée pas d’élastiques en avance «je ne veux pas gaspiller du tissu», nous dit-elle. La jeune femme imagine tout d’abord un modèle, en fait la publicité sur ses réseaux sociaux et coud ensuite selon la demande. A une autre échelle, Mickaël Carvahllo a aussi voulu aller dans ce sens à une autre échelle. Il a compris le potentiel des plateformes comme Etsy. C’est pourquoi, il a créé son site tatoutici.ch en août 2020, pour mettre en avant les créateurs suisses et ce «côté local». Il a repris les codes de la plateforme d’Etsy en les appliquant au marché suisse. Aujourd’hui, plus de 90 entreprises suisses sont présentes sur sa plateforme. Des petites, mais aussi des plus grandes. Il en a vu certaines évoluer et grandir: «certaines ont réussi à s’affranchir et faire vivre leur économie locale». Malgré les complications que peuvent parfois générer cette activité, cette nouvelle forme d’entreprenariat semble donc bien partie pour rester.
Texte et multimédia Lauriane Chautems
Photos Instagram, TikTok