Textes Quentin Dousse
Illustrations Guillaume Weber
La question agace les milieux militaires autant qu’elle intrigue la population: les Romands et l’armée suisse ont-ils entériné un mariage de raison? Les époques, les réformes et les chefs se sont succédé. Jamais pourtant, l’armée ne s’est départie des interrogations entourant sa minorité francophone.
Le Romand et l’armée, c’est l’histoire d’une relation entre deux partenaires particuliers. Le premier s’efforce de servir le second sans que celui-ci ne redouble d’effort pour lui ouvrir les bras. Les témoignages recueillis auprès d’acteurs de tous horizons l’ont démontré: de gré ou de force, c’est un mariage de raison qui s’est imposé. Les partisans s’en contentent, les dissidents s’en accommodent. Pour la paix des ménages et du pays.
A cette relation ambigüe naît cette question piquante et… une réponse pleine de nuance. Longtemps déclinant (en raison de la concurrence du service civil notamment), l’intérêt des jeunes Romands pour l’uniforme semble retrouver quelques couleurs. Voire légèrement gagner du terrain à en croire les derniers chiffres de conscription.
18%
soit la part des francophones
au sein des effectifs réels
de l’armée en 2016
(sur 131’000 hommes)
Si tous les «Welsches» ne font pas preuve d’assiduité envers leur armée, l’inverse est également vrai. L’égard porté à la minorité romande est souvent discuté. Au centre du débat, la gestion du plurilinguisme dans un univers germanophone. Et selon certaines voix, ce n’est pas la nouvelle réforme DEVA – avec une réduction des effectifs à 100’000 hommes dès 2018 – qui renforcera la cause francophone. Immersion dans la Schweizer Armee sous l’angle romand.
Premier critère pour évaluer l’attachement des Romands à leur armée, les statistiques de conscription recensées dans les six centres de recrutement. Ces chiffres doivent toutefois être analysés en tenant compte du récent virage entrepris par l’armée.
Les explications d’Alexandre Vautravers, professeur et expert militaire. «En 2010, il a été décidé de durcir les critères de sélection et les exigences au recrutement, souligne le rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. L’objectif était clair: s’éviter des problèmes de santé, et donc des frais médicaux, en amenant un maximum de jeunes au terme de leur école de recrues. Pour y parvenir, les médecins militaires ont adopté des consignes plus strictes, quitte à faire des déçus.»
Conséquence de ce renforcement: les taux d’inaptitude ont grimpé dans toutes les régions du pays. Depuis le pic enregistré en 2014 (26,4% en moyenne nationale), une sensible baisse a pu être constatée au cours de ces deux dernières années. Au recensement 2016, les inaptes représentaient 21,6% des quelque 38’000 conscrits évalués.
Un phénomène à l’accent francophone
Dans les six cantons romands, cette évolution s’est reproduite dans des proportions autrement plus importantes. En l’espace de trois ans, l’inaptitude au service a augmenté de neuf points pour atteindre 30,8% en 2014. L’an dernier, ils étaient encore 26,75% des Romands à être exemptés du service. Soit un chiffre de cinq points supérieur à la moyenne nationale. Le désintérêt plus marqué de ce côté-ci de la Sarine ne tient donc pas du mythe. «Le facteur culturel peut en partie l’expliquer, estime Amanda Gavilanes, du Groupe pour une Suisse sans armée. Chez nous, l’armée n’est plus forcément considérée comme indispensable. Contrairement à d’autres cantons alémaniques plus conservateurs.»
Comparaison des taux d’inaptitude enregistrés en 2011 et 2016
Suivant le mouvement national, le rejet de l’uniforme semble également s’atténuer en Suisse romande (–4% sur les deux dernières années). Si elle reste à confirmer, cette tendance réjouit Alexandre Beau, commandant du centre de recrutement à Lausanne. «Depuis mon arrivée en 2013, l’aptitude au service n’a cessé d’augmenter. La quasi-totalité des jeunes que je reçois fait preuve de motivation. J’ai aussi le sentiment que les personnes opposées au système sont moins nombreuses.»
La dissimulation, une réalité romande?
Si les chiffres de conscription offre un aperçu de la situation, ils ne disent pas tout de la motivation réelle des Romands. Les témoignages recueillis tout au long de l’enquête l’ont prouvé: une part de recrues réticentes n’a pu échapper à ses obligations militaires. Et ce malgré moult tentatives de dissimulation sur sa personne, un stratagème souvent entendu mais difficilement quantifiable. Ivar est, lui, parvenu à ses fins. Lors de son recrutement fin 2013, ce Fribourgeois n’a pas hésité à user des «grands moyens» pour éviter l’école de recrue.
Ivar: «C’est passé comme une lettre à la poste» (VIDÉO)
De son côté, l’armée ne se dit pas préoccupée par ces cas de dissimulation. «C’est un phénomène isolé, assure le commandant Beau. Et les rares cas vus à Lausanne se diluent facilement dans le système.» Rencontré à la Pontaise, le médecin-chef Jean-Pierre Pfammatter consentait davantage à l’existence de ce phénomène en Suisse romande. «Il y a toujours des personnes réticentes et parfois, c’est vrai, on distingue une mauvaise volonté évidente. Mais je n’ai pas l’impression qu’il y en a plus qu’auparavant.»
*prénom d’emprunt
Julien*: «Ça reste les deux pires mois de ma vie…» (AUDIO)
Le plurilinguisme, die letzte Priorität
Si le cas de Julien* n’est pas représentatif d’une majorité, il interroge sur les efforts entrepris par la Grande muette pour intégrer ses minorités. Et selon Bernhard Altermatt, l’armée «pourrait en faire beaucoup plus au niveau du plurilinguisme afin d’éviter certaines situations de minorisation». L’historien et politologue s’appuie sur un projet national de recherche qu’il a mené sur la question.
L'armée pourrait en faire beaucoup plus au niveau du plurilinguisme afin d'éviter certaines situation de minorisation Bernhard Altermatt, historien et politologue fribourgeois
Les problèmes liés à la langue, le capitaine Bastien Wanner a pu les résoudre en s’appuyant sur les compétences au sein de ses compagnies alémaniques. Le Genevois parle néanmoins d’une situation insatisfaisante en relevant un aspect problématique, la traduction des règlements.
L’avis de Bastien Wanner, capitaine romand (AUDIO)
«On a de quoi se faire beaucoup de soucis…»
S’il est un homme qui tient à la représentation romande au sein des forces armées, c’est bien Denis Froidevaux. Ce Jurassien de 56 ans porte le grade de brigadier après avoir gravi tous les échelons du système de milice. Il est aujourd’hui président de la Société suisse des officiers. Interview.
Quel est votre regard sur la politique linguistique de l’armée?
Je constate une «épuration» qui représente une réelle préoccupation pour les minorités de ce pays. Vouloir instituer l’allemand comme seule langue officielle est une erreur fondamentale. Si on veut garder une armée de milice, cela passe par la mixité des langues. Et dans certaines armes, les militaires de carrière romands ont simplement disparu.
La Suisse romande a-t-elle été dévaluée au sein de l’armée?
Elle n’a effectivement plus sa place d’antan et j’estime qu’on a atteint la limite inférieure. Les Romands devront refaire leur place, avec pour enjeu principal de retrouver un nombre acceptable de cadres francophones.
Comment s’annonce l’avenir, dicté par la réforme DEVA notamment?
On a de quoi se faire beaucoup de soucis… Avec la prochaine réduction des effectifs, les miliciens romands auront plus de mal encore à servir dans leur langue, leur région. Le cas du Valais est significatif. Cette nouvelle donne péjore les taux d’aptitude au service et nuit forcément à l’attractivité de l’armée d’une manière générale.
«Rompez, il n’y a rien à voir!»
Commentaire. L’armée suisse ne fait pas exception à la règle: sa communication, elle la contrôle, la verrouille même lorsque les questions sont jugées dérangeantes. Elle agit, finalement, comme toute autre entreprise. La visite d’un journaliste est encadrée par le commandant et une porte-parole. L’accès aux recrues est limité. Et lorsqu’un conscrit porte un jugement négatif dans une interview, il nous est indiqué plus tard que celui-ci a finalement préféré se rétracter. Imparable. Même en cure d’amaigrissement, l’armée n’est donc pas près de céder ses garde-fous de la pensée militaire. La quelconque remise en question, elle, attendra la prochaine guerre.
Quentin Dousse – avril 2017