Longtemps taboues, les violences faites aux hommes dans leur couple sont aujourd’hui mieux connues. Mais les stéréotypes de genre sont tenaces. Être un homme victime dans son couple est encore difficilement acceptable au regard des critères de masculinité.
Didier* est grand, musclé, viril. Il dégage une puissance physique peu commune. Pas étonnant, c’est un sportif d’élite. Assis dans son salon, une main caressant le chat qui est venu se blottir contre lui, il raconte son histoire le regard déterminé. C’est sans larme ni trémolo dans la voix qu’il livre les détails de sa vie conjugale devenue un enfer quelques mois après la naissance de son fils. Il a décidé de témoigner parce que pour lui, les violences faites aux hommes dans le milieu conjugal sont encore taboues.
J’ai pris des coups de poing, des gifles, des coups de pieds. Mais ma blessure est surtout psychologique. Didier
« D’abord j’ai eu droit à des commentaires sur ma façon d’être, des critiques permanentes. Elle est devenue condescendante, il n’y avait plus de respect, seulement du dénigrement. Nos disputes étaient parfois violentes, j’ai pris des coups de poing, des gifles, des coups de pieds. Je ne pouvais pas répliquer, j’avais peur d’être accusé ou de lui faire mal. Pour moi c’était rien, je suis costaud. Ma blessure est surtout psychologique. »
Franck* lui aussi a décidé de témoigner. Employé de banque, proche de la cinquantaine, Franck a été victime de violence de la part de son ex-conjointe. Il utilise le passé mais pour lui c’est toujours dur d’en parler. Il ne veut pas qu’on puisse le reconnaître. Il est sorti du silence mais son entourage ne sait pas ce qu’il a vécu.
AUDIO: « Je n’en parlerai jamais. » Franck
Des statistiques qui parlent d’elles-mêmes
Franck et Didier ne sont pas des cas uniques. A Genève, une victime de violence conjugale sur six est un homme. Une large minorité au regard du nombre de femmes dans la même situation. La part d’hommes se déclarant victimes dans leur couple atteint environ 15 à 20 % des cas recensés.
400 hommes ont fait appel à un service d’aide aux victimes pour 2426 femmes.
« Cette proportion s’est stabilisée ces dernières années » affirme Colette Fry, directrice du Bureau de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BPEV) à Genève. « Quand les services d’aide aux victimes ont commencé à comptabiliser les hommes victimes dans les statistiques, il y a environ 25 ans, la proportion était d’environ 5% d’hommes victimes et 95% de femmes » précise-t-elle. Non pas qu’il y ait plus d’hommes victimes aujourd’hui, simplement qu’avant, beaucoup d’entre eux échappaient au radar.
La mesure des violences dans le couple est par nature compliquée. A Genève, les données sont produites sur la base des personnes ayant sollicité une ou plusieurs des quatorze institutions qui forment l’Observatoire des violences domestiques. Parmi elles, on trouve des organes officiels comme la Police ou le Centre LAVI Genève, et plusieurs associations d’aide aux victimes et auteurs de violences.
Depuis 1993, la Loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI) offre un soutien par le biais de centres situés dans chaque canton. Au centre LAVI Genève, Dario Giacomini explique que les violences faites aux hommes dans leur couple ont longtemps été niées. L’éveil des consciences est très récent, y compris chez les victimes.
VIDÉO: « On n’imaginait pas que des hommes puissent être victimes. » Dario Giacomini
L’engrenage de la violence
Que l’on soit homme ou femme victime, la violence conjugale n’est pas présente de manière linéaire. Schématiquement, une période de tension dégénère en crise, l’orage une fois passé, la crise fait place un moment de justification qui précède une période dite de lune de miel. Ces quatre moments de la violence conjugale fonctionnent comme un cycle. Au fil du temps, les crises peuvent être de plus en plus rapprochées. Dans certains cas, les périodes de calme disparaissent.
Le cas de Thomas
Thomas* a hésité avant d’accepter de témoigner. Au moment où il accepte de nous parler, il n’est pas sûr de vouloir que ses propos soient relatés, même sous couvert de l’anonymat. C’est que la douleur est encore vive, presque palpable. Thomas dégage beaucoup de fragilité. En racontant son histoire, il a la voix qui tremble. Ses yeux rougissent, quand il évoque les moments les plus douloureux qu’il a vécu dans son ménage.
« Ma femme n’a jamais porté la main sur moi. » déclare-t-il d’emblée. Mais pour décrire son calvaire, ses mots ne sont pas moins durs: « mensonges, menaces, humiliation, perversion, peur, impasse, prison. » Séparé, père de deux enfants, il ne cache rien: « Je suis toujours attiré par les femmes mais j’en ai extrêmement peur. Je ne sais pas si je pourrai vivre à nouveau en couple, je suis traumatisé. » Si Thomas n’a pas subi de violences physiques, il n’en est pas moins blessé dans sa virilité.
En tant qu’homme, j’ai vécu ça
comme une humiliation totale.
Je suis en reconstruction complète. Thomas
Thomas n’a pu entamer cette reconstruction qu’à partir du moment où il a pu se considérer lui-même comme une victime. « Un soir, j’étais dans ma voiture, je devais rentrer chez moi, je n’osais pas. Je ne savais pas à qui parler, même dans ma famille. Je me sentais totalement isolé. » Il a pris alors contact avec l’association Pharos où il a trouvé une oreille attentive et une structure d’aide.
Pharos est une association genevoise spécifiquement dédiée aux hommes victimes dans leur couple. L’association accompagne ces hommes dont la plupart ont sombré dans l’isolement témoigne Serge Guinot, fondateur et directeur de Pharos.
AUDIO: « Ceux qui ne sont pas isolés sont de l’ordre de l’exception » Serge Guinot
Sortir de l’isolement, se reconnaître victime
La majorité des victimes de violence dans le couple ont ainsi tendance à sombrer dans l’isolement. C’est un fait autant pour les hommes que pour les femmes. Par le biais de son association, Serge Guinot accompagne les hommes qui le contactent ou sont dirigés vers lui par d’autres structures spécialisées dans les violences domestiques. Il les accompagne tant dans la gestion de crise que pour les aider à sortir de leur isolement, à se reconnaître comme victimes. Un travail qui peut prendre beaucoup de temps.
Certaines victimes ont besoin de quitter leur foyer devenu « le pire des endroits » comme le dit Franck. Mais en Suisse romande, les structures d’hébergement pour les hommes sont rares. Le foyer le Pertuis a la particularité de recevoir aussi bien hommes, femmes ou enfants, auteurs ou victimes de violence. Le foyer offre un hébergement en pension complète pour un mois et des éducateurs offrent un encadrement.
Marc Richard est éducateur spécialisé au foyer le Pertuis. Il y travaille depuis sept ans et a rencontré plusieurs hommes victimes de violence conjugale. « Ce n’est simple pour un homme de dire qu’il est victime de violence de la part de sa femme. Quand quelqu’un arrive au foyer, on propose d’avoir des entretiens. On va discuter avec eux la façon dont ils appréhendent la situation, essayer de travailler sur ce positionnement de victime, et de pouvoir sortir de ça. »
« Sortir de ça ». Pour y parvenir, certains choisissent de parler à des professionnels, des thérapeutes, des éducateurs. Probablement que certains réussissent à demander de l’aide à des amis ou de la famille. Et il y a ceux qui utilisent leur créativité. C’est le cas du réalisateur genevois Frédéric Baillif. Lui aussi a subi des actes violents de la part d’une ex-compagne. C’était il y a presque 20 ans. De cette expérience, il a décidé de faire un film: « Boys don’t cry ».
VIDÉO: « Faire un film a été une démarche thérapeutique. » Frédéric Baillif
Déconstruire les stéréotypes
Pour Serge Guinot, peu d’études ont été réalisées pour savoir comment aider spécifiquement. les hommes victimes dans leur couple. « Il y a encore tout un travail à faire sur comment on comprend la situation des hommes victimes, comment on les aborde, et comment on les accompagne. » Et d’ajouter: « Les hommes sont visibles dans les statistiques, mais les mentalités ont du retard. Il est encore aujourd’hui plus difficile pour un homme de se déclarer victime. Hommes et femmes ressentent la honte et la culpabilité, mais c’est leur manière de les vivre qui diffère. »
L’homme se sent coupable de ne pas avoir réussi à être un homme, de ne pas avoir su gérer la situation. Serge Guinot
Mais se reconnaître comme victime n’est pas tout, il faut aussi être reconnu comme telle. Un statut qui là-aussi se heurte aux critères de genre qui ont tendance à enfermer les hommes dans le rôle du bourreau et la femme dans celui de victime.
L’image d’une masculinité ancrée dans la virilité, la force et une certaine forme de rudesse serait-elle un handicap pour les hommes victimes de violence dans leur couple ? Pour la chroniqueuse et militante féministe Coline de Senarclens, « le combat féministe qui souhaite déconstruire les stéréotypes va plutôt dans le sens de permettre à des hommes qui subissent des violences de s’exposer sans se faire moquer ou sans être stigmatisés et en étant toujours pris au sérieux. »
La lutte pour les droits des femmes est-elle pour autant l’alliée des hommes victimes de violence ? Pour Colette Fry « parler de violences faites aux hommes est utile pour permettre aux hommes victimes de se sentir reconnus et pouvoir ainsi dénoncer avec moins de craintes les violences subies. Néanmoins, il ne faut pas que cette information serve à cacher ou minimiser les violences faites aux femmes, qui restent, comme le montrent les statistiques, les victimes les plus nombreuses. »
Sur ce point, Coline de Senarclens ajoute que « nous avons toutes les difficultés du monde à faire valoir qu’il existe des violences faites aux femmes et qu’il faut mettre des moyens en place pour lutter contre ces violences. En lissant le débat, on risque de le dépolitiser. »
Le débat résonne dans l’actualité. Le mouvement #metoo a donné une dimension nouvelle aux violences subies par les femmes. Mais le marasme médiatique a ses effets pervers, certains n’hésitent pas à parler de « guerre des sexes ». D’autres mesurent les rapports de force qui sont engagés dans la recomposition des rapports de genre. C’est le cas de l’auteure française Olivia Gazalé.
Dans son ouvrage « Le mythe de la virilité », Olivia Gazalé affirme que la domination de la femme par l’homme est en fait un piège pour les deux sexes. L’auteure décrit comment en construisant ce modèle, l’homme s’est lui-même enfermé dans une virilité qui est devenue son fardeau.
L’homme s’est ainsi condamné à réprimer ses émotions, à taire ses faiblesse et à se montrer fort, voire héroïque face à l’adversité. Et si aujourd’hui la masculinité se réinvente, l’homme sortira-t-il libéré de ce fardeau originel ?
Peut-être que Didier, Thomas, Franck et Frédéric, ont dû repenser leur virilité. Ils ont en tout cas trouvé le courage d’en parler. Ces hommes, comme beaucoup d’autres victimes de violence conjugale, ont pu entamer un travail de reconstruction et dans certains cas tourner la page. Si la plupart ne montrent pas leurs visages, leurs traits se dessinent au fil des récits. De chaque histoire découle une meilleure connaissance des mécanismes de la violence, donc des moyens de les prévenir.
*noms d’emprunt
Texte et médias: David Nicole
Liens et documents utiles
Ce bureau de l’Etat de Genève offre notamment sur son site internet des liens vers toutes les institutions, associations ou foyers spécialisés dans les violences domestiques à l’échelle cantonale et nationale. On y trouve également un portail statistique pour le canton de Genève.
La violence domestique en Suisse
Analyses effectuées dans le cadre du sondage de victimisation en Suisse 2011. Martin Killias, Silvia Staubli, Lorenz Biberstein, Matthias Bänziger.
Violence conjugale, le choix des possibles – Brochure conçue et éditée par Solidarités Femmes et le centre LAVI Genève