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L’illettrisme, une réalité sociale négligée

Près de 800’000 personnes, soit 16% des 16 à 65 ans, ne maîtrisent pas bien l’écriture et la lecture en Suisse. Connu depuis de nombreuses années, le phénomène de l’illettrisme est un handicap quotidien peu accompagné. Il vient d’ailleurs seulement de faire son entrée dans la législation fédérale.

« Dès que je devais écrire un texte en français, je demandais l’aide de ma mère. Que ce soit une lettre de motivation, une déclaration d’impôt ou un document administratif », confie Nicolas Godel. Lire était également un problème pendant de longues années pour le menuisier de 23 ans. « Enfant, je regardais seulement les images des bandes dessinées. Je ne lisais pas les bulles. Aujourd’hui, je lis les journaux, mais je n’arrive pas à me lancer dans un livre. Je préfère regarder un film d’action. Et quand je lis à voix haute, c’est assez saccadé. »

Personne illettrée ou à faible littératie: adulte qui a été scolarisé, mais qui ne maîtrise pas les compétences de base (lecture, écriture et calcul).

Personne analphabète: adulte qui n’a pas ou presque pas été scolarisé et n’a jamais appris à lire, à écrire ou à compter.

En 2014, le Lausannois a toutefois pris le taureau par les cornes et s’est inscrit aux cours de l’Association Lire et Ecrire. Elève studieux, le jeune homme a bien progressé. « A force de faire cinquante fois la même faute, on apprend », plaisante-t-il.

S’il est conscient de ses difficultés en français, Nicolas Godel ne se voit cependant pas comme une personne illettrée. Un terme trop stigmatisant. « Nous utilisons le terme d’illettrisme principalement dans le cadre du lobbyisme ou avec des partenaires. Avec les personnes concernées, nous ne l’employons pas », explique Danièle Golay, responsable de la section Lausanne et région de l’Association Lire et Ecrire.

Vie quotidienne ardue

Outre les problèmes mentionnés par Nicolas Godel, les personnes à faible littératie doivent surmonter bien d’autres obstacles au quotidien. Elles sont parfois dans l’incapacité de voter, de comprendre la notice d’un médicament ou encore d’accompagner la scolarité de leurs enfants.

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Autre souci: l’avènement du numérique. « Il y a moins d’interlocuteurs physiques et plus d’interlocuteurs écran », souligne Danièle Golay. Et de citer notamment les guichets virtuels des administrations sur internet ou encore les bornes à billets.

Augmentation des exigences

Problématique au quotidien, l’illettrisme est encore plus handicapant dans la vie professionnelle. « Les personnes touchées sont dans une position fragile, car elles dépendent fortement de leur emploi actuel », indique Danièle Golay. « Si elles devaient se retrouver au chômage, elles seraient confrontées dans leur recherche de travail à leurs difficultés vis-à-vis de l’écriture et auraient du mal à retrouver un emploi. »

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Et la situation n’est pas en passe de s’améliorer. « Les exigences augmentent dans de plus en plus de métiers », poursuit la responsable. « Dans les milieux hospitaliers, par exemple, les aides-soignantes doivent depuis plusieurs années être capables de lire ou d’écrire un rapport simple sur un patient et de suivre des formations. Les transporteurs et nettoyeurs doivent eux savoir lire des prescriptions et des informations sur des produits dangereux. Des tests à l’écrit sont aussi souvent demandés à l’embauche. »

Technicienne dans un laboratoire vétérinaire de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Aïcha Lecoeur confirme cette évolution. « Avant, quand un animal se bagarrait, je devais simplement cocher une case et indiquer la date. Maintenant, je dois écrire une note sur l’ordinateur. C’est pour ça que j’ai décidé de suivre des cours. »

Aïcha Lecoeur n’est pas la seule à se sentir dépassée dans sa vie professionnelle. Une étude de la Fédération suisse Lire et Ecrire démontre que 62% de leurs participants estiment ne pas avoir les compétences suffisantes pour exercer leur emploi. Un chiffre en forte croissance depuis quelques années.

Chômage de longue durée

L’augmentation des exigences a également été observée par les offices régionaux de placement. Avec cette conséquence que les personnes illettrées restent plus longtemps au chômage. « Elles mettent bien plus que les six à huit mois de moyenne pour retrouver un emploi. Donc elles passent dans le chômage de longue durée, qui est à plus de douze mois. Et elles risquent même d’arriver sur une fin de droit », explique Hugues Sautière, directeur adjoint du Service de l’emploi du canton de Fribourg.

L’illettrisme pousse-t-il hors du marché du travail ? « Je ne pense pas que ce soit une volonté des acteurs, mais c’est un dommage collatéral. Comme le marché évolue, les employeurs ont besoin d’adapter leurs moyens de travail et les profils à engager. Il y a par conséquent un risque d’écartement de ces personnes », reconnaît Hugues Sautière.

Une analyse étayée par une étude de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Publiée en 2007, cette dernière montre que les personnes à faible littératie ont deux fois plus de risques de se retrouver sans emploi. Le phénomène entraîne ainsi un surcroit de dépenses dans l’assurance chômage, de même qu’un manque à gagner pour les personnes illettrées et le fisc. Au total, les auteurs de l’étude estiment que l’illettrisme coûte 1,316 milliards de francs.

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Associations en première ligne

Malgré ce coût élevé, peu de mesures sont entreprises pour résoudre le problème. Ce sont principalement des organisations qui s’y attaquent en proposant des cours spécialisés, avec cet obstacle supplémentaire que le matériel scolaire pour adultes en difficulté est rare.

« Nous devons souvent créer nos propres méthodes et nos propres exercices adaptés à nos apprenants, car chaque personne nécessite une prise en charge personnalisée », déplore Laurence Chavan, formatrice de l’Association Lire et Ecrire. « Heureusement, nous échangeons beaucoup entre collègues. »

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Les associations ne parviennent cependant pas à répondre à toutes les demandes. « Un cours par semaine, ce n’est pas suffisant. J’aimerais bien venir plus souvent. Mais ce n’est pas possible », se désole Aïcha Lecoeur.

Le directeur adjoint de l’enseignement postobligatoire du canton de Vaud, Jean-Pierre Baer, confirme la tendance, notamment chez les futurs apprentis. « Environ 200 personnes sont bloquées chaque année. Elles ne peuvent pas commencer une formation certifiante, parce qu’elles n’ont pas les compétences de base nécessaires. »

Au niveau cantonal, des efforts sont également faits. L’office de placement fribourgeois a, par exemple, mis en place plusieurs actions. Ses employés ont dû suivre une formation pour mieux détecter l’illettrisme chez les chômeurs. Et des cours sont proposées aux personnes à faible littératie.

Confédération à la traîne

Du côté de la Confédération, la situation est en revanche peu brillante. La dernière enquête de l’OFS sur le sujet a été réalisée en 2003. Un manque d’intérêt ? Emmanuel von Erlach de l’OFS assure que c’est dû à la difficulté et au coût élevé d’une récolte de données dans le domaine. Et de préciser que « comme la grande partie de la population reste assez stable (ainsi que son niveau de littératie), des études sont menées à des intervalles assez larges ».

La question reste toutefois pertinente. Ce n’est qu’avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la formation continue (LFCo), en janvier de cette année, qu’une base légale a été établie pour nommer les compétences de base – lecture, écriture, expression orale, mathématiques et informatique élémentaires – et encourager leur acquisition et leur maintien.

Un financement de 25,7 millions a également été débloqué pour combattre le phénomène. Quinze millions sont destinés aux cantons et les 10,7 millions restants à des organisations actives au niveau national dans le domaine.

Une partie de ces fonds a déjà été utilisée pour une campagne nationale de sensibilisation. Lancée par la Fédération suisse Lire et Ecrire et la Conférence intercantonale de la formation continue début septembre, l’opération « Simplement mieux ! » s’adresse aux personnes illettrées et les invite à suivre des cours pour se défaire de leurs handicaps. Le reste de l’argent servira principalement à renforcer les cours déjà existants.

VIDÉO – Des spots pour encourager les personnes illettrées à suivre des cours

Financement insuffisant

Les fonds débloqués ne représentent toutefois qu’un millième de l’enveloppe totale prévue pour la formation, la recherche et l’innovation. Une réalité qui suscite une pluie de critique. « L’engagement de la Confédération, tout comme les moyens alloués pour combattre l’illettrisme, est insuffisant », assène Mathias Reynard, conseiller national et vice-président de la Fédération suisse Lire et Ecrire. Pour le Valaisan, le seul point positif est de réunir tous les acteurs du domaine et d’éviter les projets à double.

Jean-Pierre Baer concède également que les montants engagés ne sont pas suffisants et que toutes les demandes ne pourront pas être comblées immédiatement : « Après quinze ans d’attente pour qu’une loi existe, il faudra encore attendre quelques années pour pouvoir améliorer les choses. »

Même Theres Kuratli, responsable de projet sur la LFCo au Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI), reconnaît que « ce chiffre peut paraître ridicule. Allouer 25 millions pour un problème qui touche environ 16% de la population, c’est pas grand-chose. »

Outre les maigres financements, le secrétaire général de la Fédération suisse Lire et Ecrire, Christian Maag, critique la clé de répartition de l’argent. « On voit vraiment où sont les priorités. Elles sont dans les universités et les écoles pour les personnes déjà bien formées. »

Avec cette loi, la Confédération continue par ailleurs de refuser un défi de taille : le recensement des illettrés. Elle a rejeté le projet de Lire et Ecrire de réaliser un centre d’expertise et de recherche sur le sujet. Or, « les chiffres que nous avons sont trop vieux. Il faut absolument avoir plus d’informations sur le public cible », martèle Christian Maag.

Plus que de résoudre l’illettrisme, la nouvelle loi semble ainsi avoir des buts plus modestes. L’objectif des quatre prochaines années est surtout d’« avoir une vue d’ensemble de la situation et de déterminer comment procéder par la suite », concède Theres Kuratli. Une tâche qui s’avère ardue, car « certains cantons ignorent jusqu’à l’existence de ce problème. »

Delphine Gasche

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